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L’affrontement des universels : philosophie contre grammaire

2/ Les falāsifa de Bagdad et l’invention d’une identité collective

2.4/ Al-Rāzī, ou l’honneur d’être philosophe

2.4.3/ L’affrontement des universels : philosophie contre grammaire

Le cas d’al-Fārābī et de ses disciples a montré que l’autonomisation de la falsafa et la création d’une identité collective pour ses praticiens passait notamment par l’établissement d’une distinction nette entre la philosophie et d’autres disciplines. Al-Rāzī adopte quant à lui une démarche similaire. Si l’on ne retrouve évidemment pas chez lui de prise de distance avec la médecine, qu’il veille à associer étroitement à sa pratique philosophique, il vise à demi-mots les mutakallimūn dans sa Sīra falsafiyya. Il est en effet probable que ce soit eux qu’ils désigne comme « professionnels de la spéculation et du raisonnement logique 501 ». Surtout, une section de sa Médecine spirituelle débouche sur une réflexion visant à distinguer savoir philosophique et savoir linguistique.

Dans le chapitre cinq, il en vient en effet à critiquer un groupe de gens faisant preuve de « raffinement » (ẓarf) et de « culture » (adab) qui, « dans leur ignorance et leur frivolité, estiment que la science et la sagesse ne sont rien de plus que la grammaire (naḥū), la poésie (šiʿr), le beau langage (faṣāḥa) et l’éloquence (balāġa), et ils ignorent que les sages (ḥukamāʾ) ne comptent rien de cela comme de la sagesse (ḥikma) ni celui qui est compétent en celles-ci comme un sage (ḥakīm)502. » Cette évocation le conduit à rapporter une anecdote qui met aux prises l’un de ses maîtres bagdadiens avec un homme imbu de ses connaissances linguistiques, et qui mérite d’être analysée de plus près.

500 Ibid., tr. P. Kraus, p. 334.

501 Ibid., tr. P. Kraus, p. 322. Voir aussi n. 3 p. 322.

J’ai vu un certain jour un de ceux qui étalent leur érudition dans l’école d’un de nos // [101] shaykhs, à Bagdad (ʿind baʿḍ mašāyiḫi-nā bi-Madīnat al-Salām). Ce shaykh possédait, outre de la philosophie (falsafa), une bonne dose de connaissance en grammaire (naḥū), en langue (luġa) et en poésie (ṣiʿr). <Notre homme> lui tenait tête et citait des vers, tout en faisant le fier, en le prenant de haut, avec une arrogance exagérée. Il louait avec emphase les gens de son art (ahl ṣināʿati-hi), en rejetant les autres. Le shaykh, devant tout cela, le supportait car il savait l’ignorance (ǧahl) et la vanité (ʿuǧb) de l’autre, et me souriait. Jusqu’au moment où l’autre dit : « Ceci, par Allah, c’est de la science (hāḏā wa-llāhi al-ʿilm), et le reste est du vent ! (wa-mā sawā-hu rīḥ) » Le shaykh lui dit alors : « Mon jeune ami, c’est là la science de qui n’a pas de science (ʿilm man lā ʿilm la-hu), et ce dont se réjouit qui n’a pas d’intellect ! » Puis il se tourna vers moi et me dit : « Interroge notre jeune homme sur quelque chose parmi les principes des sciences nécessaires (mabādiʾ al-ʿulūm al-iḍṭirāriyya), car il est de ceux qui sont d’opinion que quiconque est expert en langue (man mahira fī al-luġa) peut répondre à tout ce qu’on lui demande503.

Al-Rāzī s’exécute aussitôt, et tend un piège au jeune homme en lui demandant si les sciences sont nécessaires (iḍṭirāriyya) – c’est-à-dire reposant sur faits naturels, qui se vérifient systématiquement indépendamment de leur contexte d’observation – ou conventionnelles (iṣṭilāḥiyya) – c’est-à-dire qui ont été établies par les hommes et sont admises par convention. L’homme répond tout d’abord que toutes les sciences sont conventionnelles, mais al-Rāzī lui donne aussitôt des exemples de sciences qui ne correspondent pas à cette définition, comme l’astronomie. Son interlocuteur se ravise alors, et soutient que toutes les sciences sont nécessaires. Al-Rāzī lui oppose alors le cas de la grammaire, dont les règles sont purement conventionnelles504. Il expose ainsi l’incohérence des propos de son adversaire, et le shaykh ne manque pas de savourer la position ridicule dans laquelle al-Rāzī a acculé cet homme : « Je ne parle pas de la honte, de l’embarras extrême et du chagrin qui le saisissaient. Le shaykh se mit à rire et lui dit : « Mon jeune ami (ya-bnī), goûte la

503 Ibid., tr. R. Brague, p. 100-101.

saveur de la science qui est véritablement une science ! (ḏūq ṭaʿm al-ʿīlm allaḏī huwwa ʿālā al-ḥaqīqa ʿilm) 505»

Ce qui se joue ici, c’est l’opposition radicale entre deux formes de savoir, entre la science et la non-science. Ici se dégage une claire hiérarchie entre les disciplines. Il y a une différence de nature entre la philosophie et la connaissance de la langue : l’une permet d’émettre des discours qui portent sur le monde tel qu’il est, décrivant des régularités physiques incontestables, tandis que l’autre repose sur de simples conventions, aussi fragiles et éphémère que les êtres humains qui les établissent. Pour Elamrani-Jamal, l’identification de cette différence d’objet d’une science à l’autre n’implique pas qu’il y ait chez al-Rāzī de volonté de défendre la supériorité de l’une par rapport à l’autre506. Il nous semble toutefois que l’un n’empêche pas l’autre, et que l’un des objectifs de ce passage demeure d’affirmer la supériorité des sciences rationnelles en général, et de la philosophie en particulier.

Certes, il n’y a ici aucune véritable attaque portée contre les sciences grammaticales en tant que telles. Al-Rāzī déclare même explicitement, peu après, qu’il vise ceux qui croient que la science se résume à la connaissance de la langue, mais qu’il ne considère pas pour autant que ces sciences constituent en elles-mêmes un objet illégitime de connaissance. Elles doivent simplement être complétées par d’autres disciplines. À cet égard, le šayḫ est lui-même présenté comme un modèle d’ouverture disciplinaire, puisqu’en plus d’être philosophe, il a des connaissances en grammaire, en langue et en poésie. Nous retrouvons là la tonalité des débats que nous avons rencontrés précédemment entre philosophie et grammaire, et qui aboutissent avant tout au constat que les deux disciplines poursuivent des objectifs distincts, et tiennent sur le monde des discours qui appartiennent à des plans nettement distincts, qui ne se recoupent en principe jamais. C’est quand la confusion s’introduit et que le grammairien se met à faire état de prétentions dans le domaine du philosophe, à empiéter sur son territoire, que la discorde survient.

Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de hiérarchie entre ces disciplines, et la supériorité des sciences rationnelles sur les sciences linguistiques ne semble pas faire de doute pour al-Rāzī, précisément en raison de la portée universelle du discours porté par les premières. Toute la

505 Ibid., tr. R. Brague, p. 103.

mise en scène visant à tourner en ridicule le jeune homme présumant trop de son savoir est ainsi l’occasion de dénigrer le savoir dont il s’enorgueillit et de renforcer chez le lecteur l’idée d’une supériorité de la philosophie sur la grammaire : al-Rāzī lui tend un piège, le šayḫ sourit en voyant sa naïveté et sa vanité, il l’humilie en opposant « la science de celui qui n’a pas de science » à « la saveur de la science qui est véritablement une science. » Il y a donc bien là chez al-Rāzī la volonté de plaider en faveur des sciences rationnelles et de les faire apparaître comme surplombant tout les domaines du savoir.

Le cadre dans lequel est située cette anecdote mérite également d’être examiné. En évoquant l’un de ses « shaykhs bagdadiens », al-Rāzī suggère que l’échange qu’il rapporte s’est déroulé à Bagdad, sans doute dans le maǧlis du šayḫ en question. Il est certainement possible de considérer que les circonstances du récit ne jouent ici qu’un rôle limité, tant la scène peut donner l’impression d’avoir été forgée de toute pièce par le philosophe pour les besoins de sa démonstration. L’anonymat des deux autres personnes impliquées, la prétention caricaturale du jeune homme – il se dit prêt à répondre à n’importe quelle question grâce à ses seules connaissances linguistiques – , le retournement de situation final, tout laisse à penser que nous avons affaire à une fable plutôt qu’au récit d’une expérience vécue.

Pour autant, ce jugement appelle deux nuances. D’une part, même si le récit est ici stylisé, il est tout à fait plausible qu’une discussion de ce type se soit déroulée à Bagdad. Bien que le détail de la vie d’al-Rāzī soit parfois obscur, nous savons qu’il est arrivé à Bagdad alors qu’il était âgé d’une trentaine d’années, soit vers 282/895, y prenant bientôt la tête de l’hôpital, et qu’il en serait reparti après la mort d’al-Muktafī en 294/907. Il est donc envisageable que al-Rāzī, se trouvant à Bagdad au tournant du IVe/Xe siècle, ait gardé le souvenir des vifs débats qui s’y tenaient alors autour des mérites respectifs des différentes sciences, et s’en soit inspiré ici pour rapporter cet échange.

En outre, au-delà de la question de la vraisemblance et de l’authenticité d’une telle scène, c’est le choix de la situer à Bagdad qui doit ici nous arrêter. Al-Rāzī aurait très bien pu reproduire cet échange dans un espace indéfini sans que cela enlève quoi que ce soit à sa démonstration. En réalité, ce n’est pas la première fois que Bagdad apparaît en toile de fond de ce traité adressé au gouverneur de Rayy. À en croire la préface, ce sont même les milieux lettrés bagdadiens qui seraient indirectement

à l’origine de cet ouvrage : c’est parce que l’émir a eu vent d’un traité composé par al-Rāzī à la demande de certains de ses « frères » de la Ville de la Paix qu’il a demandé à son protégé d’en composer un semblable pour lui, sous une forme abrégée et concise507. En exigeant la rédaction de ce nouveau traité, c’est donc un savoir qui a d’abord circulé à Bagdad que se réapproprie l’émir. Dans le cas de l’échange entre le šayḫ et le jeune grammairien, la mention de Bagdad fonctionne peut-être d’abord comme un argument d’autorité, comme si le fait que la scène s’y déroule donnait davantage de poids aux vérités qui y sont énoncées. Quel cadre plus prestigieux que la ville-monde, le cœur du monde savant et politique en ce début de IVe/Xe siècle, pour établir la distinction entre la vraie science et sa contrefaçon, entre les discours qui disent la vérité du monde et ceux qui ne parlent que des hommes ? C’est donc aussi en ce sens qu’il nous faut concevoir les effets du « lieu de savoir » qu’est Bagdad, et du « modèle bagdadien » auquel il a donné naissance. La capitale abbasside fonctionne comme une référence, comme une instance de validation qui vient sanctionner la qualité et la portée du savoir qui y est élaboré.

2.4.4/ Élie de Nisibe et la réinterprétation de l’opposition entre l’universel