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1/ La genèse d’un vocabulaire ambigu

1.3/ Le siècle de l’« humanisme arabe »

1.2.3.1/ Une périodisation floue

La notion d’« humanisme » a ceci de commun avec celle de « Renaissance » qu’elle induit des problèmes de périodisation, en donnant à l’« âge bouyide » une coloration spécifique qui ne nous paraît pas être si tranchée que cela, et à laquelle les justifications apportées semblent fragiles. Pour Mohammed Arkoun, « l’humanisme arabe » renvoie clairement à la seconde moitié du IVe/Xe siècle. Il évoque ainsi souvent la « génération de Miskawayh, c’est-à-dire, en gros, […] les années 340-400 » de l’Hégire, qu’il qualifie de période « particulièrement féconde du IVe siècle95, » et parle ailleurs de la « génération intellectuelle de Miskawayh 96. » Il tient en effet ce lettré pour un exemple représentatif des « aspirations, [des] goûts, [des] préoccupations de toute la génération entrée en pleine activité entre 350-400 [de l’Hégire] 97 ».

Comme dans le cas de la « Renaissance de l’Islam », cette façon de faire coïncider l’arrivée des Bouyides, l’activité de la « génération » de Miskawayh – qui est aussi celle d’al-Tawḥīdī – et l’essor d’une attitude qualifiée d’« humaniste » nous semble mériter d’être interrogée, et suppose en réalité une réflexion plus générale sur la périodisation, comme l’a déjà suggéré Françoise Micheau98. Au premier abord, Mohammed Arkoun semble prendre en charge cette question. Il consacre la dernière partie du chapitre 4, intitulée « De la cité grecque à la cité musulmane : essai d’explication sociologique », à une riche analyse visant à « définir les conditions économiques et socio-politiques

95 Mohammed Arkoun, L’Humanisme arabe au IVe/Xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, p. 186.

96 Ibid., p. 79.

97 Ibid., p. 365.

98 Françoise Micheau a ainsi signalé que, « à partir d’une réflexion sur l’humanisme au IVe/Xe siècle qui situe dans le temps certaines productions de la pensée arabe, le risque existe de glisser à un discours sur l’humanisme du

IVe/Xe siècle qui considérerait implicitement ce siècle comme ayant une unité, un « esprit » (Zeitgeist) à l’origine des diverses formes d’organisation sociale et d’expression culturelle. » (Savoir médical et société dans le Proche-Orient médiéval, p. 62). Elle souligne ensuite la nécessité d’interroger la pertinence du découpage en siècles pour l’histoire des sociétés et l’histoire des sciences (Ibid., p. 64).

qui, dans la cité-État gérée par les Bûyides, ont favorisé la résurgence et le succès de la sagesse inaugurée dans l’antique cité grecque, cultivée et remaniée par la tradition hellénistique 99. » Cela passe par la réalisation d’une vaste synthèse des grandes évolutions urbaines, politiques, économiques, sociales, religieuses et enfin culturelles qui traversent le IVe/Xe siècle. Arrivé à ce dernier point, il pose la question, centrale à nos yeux, des « traits distinctifs de l’activité culturelle dans la société būyide. L’important est ici de déterminer ce qui, dans le domaine proprement culturel, a changé ou évolué par rapport à la situation léguée par les générations antérieures 100. » Il s’agit bien là de dégager la spécificité de l’époque bouyide sur le plan culturel, et par conséquent de justifier que l’arrivée du premier émir daylamite à Bagdad soit tenue pour une inflexion chronologique importante. Or, les réponses apportées par Arkoun ne nous semblent par réellement plaider en faveur de cette périodisation, et vont plutôt dans le sens de l’homogénéité de l’ensemble du IVe/Xe siècle à cet égard.

C’est ce que suggère tout d’abord la manière dont il illustre cette question : « Comment expliquer, en particulier, ce retour en force de la falsafa et des mouvements apparentés – šīʿisme et muʿtazilisme – après une réaction orthodoxe qui, en 279[/892], est allée jusqu’à interdire la lecture des ouvrages de philosophie et de logique, la vente d’ouvrage de kalâm, les réunions publiques des astrologues 101? » Le fait de choisir cet exemple, qui est par ailleurs très isolé dans l’histoire intellectuelle abbasside, et correspond à la configuration la plus défavorable des rapports entre pouvoir et savoir rationnel, laisse penser que c’est justement à partir de la fin du IIIe/IXe siècle que la situation commence à s’inverser. En passant en revue les trois points sur lesquels s’arrête ensuite Arkoun, nous voyons qu’ils font moins ressortir la spécificité de l’époque bouyide que celle du IVe/Xe

siècle tout entier.

Il commence par évoquer ce qu’il appelle la « redistribution du savoir », affirmant que la période féconde du IVe/Xe siècle correspond aux années 340/950-400/1010, sans pour autant le justifier. Il s’appuie sur Ibn al-Nadīm, dont le Fihrist fait apparaître « d’une part le degré de

99 Mohammed Arkoun, L’Humanisme arabe au IVe/Xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, p. 161.

100 Ibid., p. 184.

101 Ibid., p. 184-185. Nous revenons plus loin sur l’épisode auquel fait allusion Mohammed Arkoun, qui se situe à la toute fin du règne d’al-Muʿtamid, en 279/892, et qui est rapporté par Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, vol. 12, p. 305.

spécialisation atteint dans les différentes disciplines, d’autre part la montée des sciences rationnelles ou étrangères face aux sciences traditionnelles ou islamiques […]102. » Dans la mesure où la rédaction du Fihrist s’achève en 377/988, et ne se limite pas aucunement aux œuvres composées au cours des trente années précédentes, le catalogue d’Ibn al-Nadīm reflète une situation correspondant au IVe/Xe

siècle dans sa globalité, et non pas seulement à sa seconde moitié. De la même manière, Mohammed Arkoun examine brièvement les classifications des sciences composées par al-Ḫwārizmī (m. 387/997) et par al-Tawḥīdī103, mais celles-ci appartiennent à un genre qui traverse lui aussi l’ensemble du IVe/Xe

siècle, comme l’illustre par exemple l’Iḥṣāʾ al-ʿulūm d’al-Fārābī.

La deuxième caractéristique de la période bouyide, pour Mohammed Arkoun, réside dans l’atmosphère de « libre confrontation doctrinale ». Pour lui, « l’une des plus frappantes caractéristiques de la culture sous les Būyides, c’est qu’aucune des tendances qui, depuis l’avènement de l’Islam, se sont développées dans une atmosphère de rude compétition, ne l’a emporté sur les autres de manière décisive. Au contraire, toutes connaissent un plein épanouissement grâce à la conjonction d’une tension socio-politique permanente et d’une étonnante liberté de pensée 104. » Il estime que ces différentes tendances sont illustrées « par des œuvres militantes, des bilans engagés et des manuels qui consacrent une maturité et un clivage tout à la fois 105. » Il fait ici référence à des ouvrages d’al-Kulaynī (m. 329/941), d’Abū al-Faraǧ al-Iṣfahānī (m. 356/967), d’al-Fārābī (m. 339/950), d’al-Masʿūdī (m. 355-356/966-967), ainsi qu’au corpus dit « ǧābirien » (antérieur à 330/942), c’est-à-dire relevant essentiellement de la première moitié du IVe/Xe siècle. Il y aurait donc pour lui une opposition entre la première moitié de ce siècle, qui voit la composition de ces différents « manifestes », et sa seconde moitié, durant laquelle « toutes ces orientations trouvent des continuateurs de talent qui travaillent sous l’emprise croissante de la raison et de la nécessité d’édifier 106 ». La distinction ici posée nous semble discutable, et nous estimons délicat de définir l’œuvre d’al-Fārābī ou d’al-Masʿūdī comme moins placée « sous l’emprise de la raison » que celle des

102 Mohammed Arkoun, L’Humanisme arabe au IVe/Xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, p. 186.

103 Sur cette épître, voir Marc Bergé, « Épître sur les sciences (Risāla fī al-ʿulūm) d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī », p. 241-277, 279-283, 285-298, 300.

104 Mohammed Arkoun, L’Humanisme arabe au IVe/Xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, p. 189.

105 Ibid., p. 189.

auteurs des décennies suivantes. Il y a ici une ambiguïté sur le sens exact attribué à la « raison », et l’opposition entre ces deux périodes nous paraît ici quelque peu forcée.

Le dernier élément déterminant correspond à la « diffusion de la falsafa ». Mohammed Arkoun vise ici en particulier le rôle de la falsafa dans l’adab, qualifié de « fécondant et stimulant107, » et présenté comme « caractéristique de la culture sous les Bûyides 108. » D’après lui, la spécificité de l’époque bouyide tient à ce que « la falsafa n’est plus une activité marginale réservée à quelques grands esprits isolés et exceptionnels 109. » D’une part, la pensée grecque « semble avoir connu une vogue plus étendue qu’au temps de son grand départ sous Maʾmûn110, » grâce à l’enseignement de Yaḥyā b. ʿAdī (m. 364/974), d’Abū Sulaymān al-Siǧistānī (m. v. 391/1000) et des Frères de la Pureté ; d’autre part, falsafa, adab et sciences religieuses s’influencent mutuellement, ce qui renforce le rayonnement des « sciences étrangères » dans la production intellectuelle en général 111. Pour illustrer cette idée, Mohammed Arkoun mentionne des ouvrages de Miskawayh – le Tahḏīb al-aḫlāq, les Hawāmil wa-l-Šawāmil – , d’al-ʿĀmirī – Kitāb al-saʿāda wa-l-isʿād – , d’al-Tawḥīdī – les Muqābasāt – et d’al-Siǧistānī – le Ṣiwān al-ḥikma, qui ont à ses yeux « le mérite de mettre à la portée d’un public élargi, des conceptions et même une attitude d’esprit jusque-là réservées à des spécialistes112 ». Peut-on cependant véritablement voir dans de tels ouvrages, demeurent extrêmement techniques, plein de sous-entendus et d’allusions, des ouvrages plus « accessibles » à un « public élargi » ? En quoi les débats mis par écrit dans les Muqābasāt, par exemple, sont-ils plus accessibles que celui dans lequel s’est déroulée, par exemple, la controverse entre al-Sīrāfī et Ibn Yūnus ? Il s’agit dans les deux cas de discussions qui prennent place dans un maǧlis qui convoque une « élite » de lettrés, membres privilégiés d’un maǧlis difficilement accessible. Il semble plus juste de considérer que les frontières entre les différentes disciplines tendent à s’assouplir, notamment sous l’effet des nouvelles structures de pouvoir qui se mettent en place, et qu’il y a une plus grande diffusion de thématiques et de réflexions qui trouvent leur origine dans les sciences étrangères. Mais ça ne suffit pas de notre point 107 Ibid., p. 191. 108 Ibid., p. 191. 109 Ibid., p. 191. 110 Ibid., p. 192. 111 Ibid., p. 192. 112 Ibid., p. 192.

de vue à voir une rupture nette marquée par l’arrivée des Bouyides. C’est le prolongement d’un mouvement bien antérieur, initié avec le mouvement de traduction, de diffusion du savoir « étranger » au sein de cercles de plus en plus larges, sans toutefois jamais atteindre un public de masse.