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Introduction : Spatialité et production du savoir

2/ Insaisissables routes du savoir

2.2/ La centralité bagdadienne d’après Ibn al-Qifṭī

Quand Bagdad a-t-elle cessé d’être un pôle hégémonique dans les circulations des savants islamiques ? La réponse à cette question suppose de prendre temporairement un peu de recul avec la Bagdad du IVe/Xe siècle et d’élargir le cadre de notre réflexion, tant du point de vue géographique que chronologique.

Le vaste dictionnaire de savants rationnels composé au VIIe/XIIIe par Ibn al-Qifṭī constitue ici une ressource particulièrement précieuse, car il permet d’embrasser une vaste période à partir d’un matériau relativement homogène. Nous laissons ici volontairement de côté d’autres sources qui nous semblent moins adaptées à cette démarche. Les ʿUyūn al-anbāʾ d’Ibn Abī Uṣaybīʿa présentent par exemple l’inconvénient d’être centrés sur la médecine en particulier, et d’offrir un aperçu moins fidèle à la diversité des savoirs alors cultivés. Nous écartons également le Fihrist d’Ibn al-Nadīm, à la fois parce qu’il est moins riche – la septième maqāla, qui nous intéresserait ici, ne compte que 136 notices d’auteurs d’époque islamique – et parce que la nature de sa composition est en contradiction avec l’objet de notre enquête : d’une part étant achevé en 377/987, il empêche de replacer les évolutions du IVe/Xe siècle dans un contexte plus large, et d’autre part, sa focalisation sur l’Irak en fait un outil inadéquat pour rendre compte du poids relatif de Bagdad dans les circulations savantes à l’échelle du Dār al-Islām.

Ibn al-Qifṭī n’est pas pour autant un informateur idéal. Écrivant tardivement par rapport à la période qui est au cœur de notre enquête, le savant alépin est contraint de puiser dans des sources antérieures qui viennent nourrir son travail de compilation et d’agencement, mais qui transmettent à son œuvre leurs propres limitations et leurs propres biais. Nous savons par exemple que ses connaissances relatives à al-Andalus lui viennent essentiellement d’Ibn Ǧulǧul (m. ap. 384/994). Quant à l’Irak, il bénéficie comme nous allons le voir d’une place de choix, qui s’explique notamment par sa forte dépendance vis-à-vis des notices d’Ibn al-Nadīm (m. 385/995) 390. Il tire également beaucoup d’informations d’al-Muḥassin al-Ṣābiʾ (m. 401/1010) et de son fils Hilāl b. al-Muḥassin (m. 448/1056). Tous deux appartiennent à une grande famille de savants – al-Muḥassin est l’arrière-arrière-petit-fils de Ṯābit b. Qurra (m. 288/901) – mais aussi d’administrateurs bagdadiens – Hilāl fait l’essentiel de sa carrière à la chancellerie bouyide à l’époque de Ṣamṣām Dawla puis de Bahāʾ al-Dawla – , ce qui en fait des observateurs particulièrement avisés de la vie culturelle irakienne. Cette surreprésentation de sources bagdadiennes va cependant se révéler un atout pour notre enquête : si nous voyons la place de Bagdad décliner pendant la période d’activité d’Ibn al-Nadīm et d’al-Ṣābiʾ, nous aurons l’indice qu’il s’agit là d’une véritable évolution, et non d’un simple effet de source.

Les données tirées d’Ibn al-Qifṭī et le traitement que nous en faisons ne peuvent donc en aucun cas être considérés comme une série de « photographies » du paysage savant de l’Orient médiéval. Nous avons affaire au contraire à la représentation que pouvait avoir de l’ancien monde savant un lettré du VIIe/XIIIe siècle, avec tous les filtres de subjectivité et d’interprétation qui se sont nécessairement glissés entre lui et son objet. Il faut de plus garder à l’esprit le principe de sélection qui préside à la composition d’un tel ouvrage. Il s’agit pour Ibn al-Qifṭī de conserver la mémoire des savants les plus célèbres et les plus doués de leur génération, ou du moins au sujet desquels existent des anecdotes divertissantes. Notre auteur ne prétend aucunement à l’exhaustivité et il est évidemment impossible de savoir combien de savants anonymes vient occulter la mémoire d’un savant célèbre. Les chiffres que nous tirons d’Ibn al-Qifṭī doivent donc être interprétés en terme de tendance plutôt qu’en valeur absolue. Malgré toutes ces réserves relatives à l’imperfection et à la

partialité de ces données, celles-ci présentent l’avantage d’être relativement homogènes et de se prêter à un certain nombre de calculs.

Si un dictionnaire aussi riche que celui d’Ibn al-Qifṭī est systématiquement mobilisé dès qu’il s’agit de rechercher les détails biographiques des philosophes, médecins, astronomes ou mathématiciens médiévaux, il est plus rarement mis à contribution dans une perspective statistique. Françoise Micheau a été l’une des premières à en dépouiller systématiquement les notices et à les mettre en série391. Multipliant les angles d’approche, elle déconstruit le « prisme » à travers lequel Ibn al-Qifṭī perçoit les hommes de science, en étudiant leur répartition selon des critères chronologiques, géographiques, disciplinaires et religieux, et en les croisant. Elle a ainsi notamment pu faire apparaître la forte concentration de savants autour de la figure de ʿAḍud al-Dawla, une spécificité alors largement méconnue et peu étudiée 392. Elle a par ailleurs proposé une représentation cartographique de la localisation des hommes de sciences de l’Islam médiéval entre les IIe/VIIIe et

IXe/XVe siècles, suggérant la progressive perte de centralité bagdadienne393.

Françoise Micheau a ainsi avancé une série de remarques sur l’évolution du poids relatif des différentes régions du Dār al-Islām dans le monde savant, et nous souhaitons ici prolonger cette enquête en nous concentrant sur la place de l’Irak en général et de Bagdad en particulier. Afin de suivre les variations de l’attractivité irakienne sur un temps long, nous prenons ici en considération une vaste période, comprise entre 150/767, soit les premières années suivant la fondation de Bagdad, et 525/1131. Dans le but d’affiner notre perception de la chronologie selon laquelle évoluent les circulations savantes, nous avons découpé ces presque quatre siècles en intervalles de vingt-cinq ans,

391 Ibid., p. 81-106.

392 Ibid., p. 94.

393 Françoise Micheau, Paul Benoit, « L’intermédiaire arabe ? », dans Michel Serres (éd.), Éléments d’histoire des sciences, p. 158-159. Il s’agit d’une série de quatre cartes, donnant respectivement une image de la répartition des hommes de science aux IIe/VIIIe-IIIe/IXe siècles, IVe/Xe-Ve/XIe siècles, VIe/XIIe-VIIe/XIIIe siècles et VIIIe/XIVe-IXe/XVe

siècles. Elles ont été réalisées à partir des données du Dictionary of Scientific Biographies et de l’Encyclopédie de l’Islam. Si la perte de centralité de Bagdad dans les réseaux savants y apparaît nettement, le fait que les IVe/Xe et

Ve/XIe siècles soient traités ensemble sur une même carte rend difficile de déterminer à quel moment se situe le point de bascule. C’est ce à quoi nous souhaitons contribuer ici.

parmi lesquels nous avons réparti les 206 savants que recense Ibn al-Qifṭī 394, et nous avons croisé ces données avec les lieux d’exercice de ces savants 395.