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La prise de conscience de l’empreinte des activités humaines

Introduction. Des enjeux croisés entre urbanisation et environnement

I.1. La prise de conscience de l’empreinte des activités humaines

Dans ce chapitre, nous aborderons dans un premier temps l’évolution du rapport entre les sociétés humaines et la nature, depuis l’approche des naturalistes du XVIIème siècle jusqu’au biocentrisme contemporain. Cette approche historique repositionnant les courants idéologiques dominants apportera de nombreux éléments de compréhension sur l’émergence de sujets majeurs comme l’écologie, l’environnementalisme, l’écodéveloppement, etc. Nous verrons dans un second temps quelles ont été les premières observations des effets néfastes des activités humaines industrielles sur la biosphère. Nous verrons en quoi elles ont servi d’élément déclencheur concernant la protection de l’environnement, et ce dès le début du XXème siècle. Dans la continuité de ces observations, nous étudierons ensuite dans quel contexte est née la prise de conscience de la finitude écologique planétaire, et comment sont apparues en parallèle (seconde moitié du XXème siècle) les premières critiques scientifiques sur les modèles de développement contemporains. Enfin, nous nous attacherons à décrire l’internationalisation des débats autour des questions de sociétés – en partie relatives au développement et à l’environnement – avec la création d’organismes intergouvernementaux après-guerre, qui joueront un rôle prépondérant dans l’émergence du

développement durable et de la ville durable.

Si les constats sur l’impact environnemental des sociétés modernes, ainsi que du rôle et de la responsabilité des êtres humains concernant les problématiques écologiques, ont émergé tout au long du XXème siècle, l’intronisation du développement durable et de la ville durable est assez récente. C’est au cours des années 1970 qu’apparaissent les premiers discours scientifiques et politiques sur l’état de l’environnement à l’échelle internationale. A posteriori, on assiste à une prise de conscience généralisée au sein de la communauté internationale et de la société civile dans les années 1990, avec l’apparition du développement durable comme élément fédérateur autour des questions environnementales. Si ces deux grandes périodes contemporaines sont marquantes dans l’histoire des prénotions que nous étudions, elles s’inscrivent dans un contexte de réflexions et de courants de pensée plus large et plus ancien. Le développement durable et la ville durable sont intimement liés à des questionnements plus profonds, sur la relation entre société et nature, sur notre rapport au monde. Parler de développement et de ville durable, c’est donc parler de la position et du rôle de l’être humain sur la planète, et ainsi de la représentation que chacun se fait de la nature. Elle est entendue ici comme le monde biophysique au sein duquel nous vivons (Lévy, Lussault, 2013, p. 708), comme la biosphère à l’échelle planétaire. Elle a longtemps eu tendance à s’observer comme un élément extérieur à la société. Aujourd’hui, les notions de nature comme d’environnement relèvent d’une construction sociale qui vise à intégrer les évènements et les éléments biophysiques dans le fonctionnement de nos

sociétés, selon une réflexion logique. Selon Vivien (2015c), ces notions traduisent le risque contemporain d’entretenir avec la biosphère « un rapport uniquement instrumental, un rapport uniquement de

modalité de production avec la nature ». Il insiste sur le fait que la biosphère offre bien plus de que des

services, et rappelle même que la notion de nature est l’apanage des sociétés occidentales alors que beaucoup de peuples ne parlent pas de nature, mais « […] ont plein d’autres relations […] avec ce qu’on

appelle les non-humains ». Plus récemment le terme d’écologie est devenu politique et s’est installé dans

les réflexions de la société civile, bien qu’à l’origine il relève d’une approche scientifique hors du débat public. Ces trois termes sont aujourd’hui difficiles à cerner et peuvent se définir de multiples manières. Nous utiliserons la notion de nature dans un premier temps pour énoncer la découverte de la complexité de la biosphère et de ses interactions par les êtres humains. Au sujet des préoccupations plus récentes relatives à l’empreinte humaine sur le système Terre, nous parlerons d’environnement pour exprimer globalement les relations entre société et biosphère, et d’écologie dans des cas plus spécifiques.

L’injonction au durable, née dans les années 1980 et institutionnalisée dans les années 1990, est issue d’un choix de traduction controversé, à partir de l’expression anglo-saxonne « sustainable development », certains préférant la traduction littérale de soutenable.

On peut en effet questionner la traduction française du sustainable development en développement durable. Comme le fait remarquer Franck-Dominique Vivien (2010), et à juste titre, le terme « durable » existe en anglais et se rapproche plutôt de la notion de résistance1, pourtant ce n’est pas celui qui a été retenu. De même le terme français de durable se traduirait plutôt en anglais par « lasting » ou «

long-term ». En effet, la traduction française qui a été consacrée depuis la fin des années 1980 a tendance à

focaliser l’attention sur la durée, la temporalité, alors que la problématique induite par le sustainable

development est bien plus large. Elle renvoie aussi à questionner l’équilibre du système, à travers la

capacité de nos sociétés à mieux répartir les « richesses dans le temps et dans l’espace » (Ibid., 2010), mais aussi à trouver un mode de développement socialement acceptable. La notion de durable pourrait avoir tendance à défendre le maintien dans le temps d’une croissance économique malgré les contraintes écologiques, tandis que la notion de soutenable semblerait plutôt soutenir une pondération de la croissance selon les contraintes écologiques. Partant de ces considérations, et au regard des enjeux portés par le sustainable development, il semblerait plus pertinent de parler de

développement soutenable. Cependant, nous continuerons à utiliser volontairement la traduction

consacrée de développement durable dans ce travail. L’objectif est ici d’observer la prise en compte des

1 C’est d’ailleurs John Elkington, père de la représentions schématique en trois piliers, qui parle de « sustain ability » en deux mots distincts, pour bien mettre en avant l’idée d’une capacité à résister.

questions environnementales en France à travers un projet socio-politique et culturel spécifique : le

développement durable et son application territorialisée la ville durable.

Si la notion reste encore aujourd’hui sujette à querelle en étant laissée à la libre interprétation de chacun, c’est justement parce qu’elle questionne la condition humaine. Longtemps perçus sous un angle très anthropocentré2, vus comme l’être humain face à une nature fournissant des ressources, l’impact et le rôle de la condition humaine sont devenus au cours du XXème siècle des sujets bien plus biocentrés3 : les sociétés humaines sont alors perçues comme un fragment de la vie sur Terre (biosphère), fonctionnant en interdépendance au sein de multiples systèmes et à différentes échelles (biocénose et biotope au sein d’écosystèmes, au sein de biorégions, au cœur d’une biosphère, etc.). Depuis la fin du XXème siècle, des réflexions plus mesurées, tentant de considérer la culture des sociétés humaines et ses modèles économiques au sein de la biosphère ont émergé4. À l’image de l’essor de certaines disciplines comme celle de la dynamique des systèmes (systémique), on intègre la notion de complexité dans l’approche écologique (Diemer, 2015a).

S’il est vrai que toute espèce vivante a un impact sur son environnement, l’humain reste l’espèce qui a l’empreinte la plus considérable et aux conséquences les plus graves. Ainsi, c’est le début de l’agriculture qui marque les premières grandes transformations de la Terre, par les êtres humains et pour les êtres humains. Mais ce n’est véritablement qu’avec l’industrialisation occidentale du milieu du XIXème siècle, que l’on prend conscience de l’impact des activités humaines sur l’environnement. Si le sustainable development et les sustainable cities apparaissent respectivement en 1980 et 1994, il est nécessaire de considérer l’émergence antérieure de notions comme l’écologie (1866), l’environnement (début XXème), et l’écodéveloppement (1972). On parle aujourd’hui plus aisément de transition – qu’elle soit écologique, énergétique, solidaire, ou climatique – ou bien de résilience, ou encore de croissance verte, toutefois il faut garder à l’esprit que tous ces concepts ne se valent pas, et que les confusions sont fréquentes sur ces sujets.

2 L’objet de cette introduction n’étant pas d’apporter un travail historique exhaustif sur les représentations de la nature par l’humain, nous n’irons pas jusqu’à évoquer les siècles précédents qui conservaient une approche très religieuse de la vision du monde et du rôle de l’humain au sein de ce monde.

3 La théorie du biocentrisme, antagoniste à celle d’anthropocentrisme, a été diffusée en France à la fin des années 1990 par Catherine Larrère, professeure de philosophie émérite de l’université Paris I-Panthéon Sorbonne. Dans son ouvrage « Du bon usage de la nature », paru en 1997, elle va plus loin en défendant un usage « écocentré ».

4 À l’image de René Passet, en 1979, avec son ouvrage phare « L’économique et le vivant », qui va chercher à intégrer le concept de biosphère dans les sciences économiques. Il initie alors l’écologie dite politique.

I.1. a. L’homme et la nature : une certaine histoire de l’écologie

L’approche du développement durable est née des préoccupations accrues vis-à-vis des impacts néfastes des activités humaines sur l’environnement naturel ; en somme, des êtres humains sur leur milieu de vie. L’écologie, science qui a émergé au XIXème siècle et qui étudie les relations et interactions entre les êtres vivants, dont l’humain, et leur milieu de vie (CNRTL, 1994a), a donc initié les considérations sources du développement durable.

S’il paraît aujourd’hui indiscutable que l’homme a un impact sur son environnement, et qu’il est de son devoir de protéger et de tenir compte des écosystèmes vivants et plus généralement de la planète, cela n’a pas toujours été un constat reconnu. Pour cela, il suffit d’observer l’évolution des perceptions de la nature par les sociétés humaines, en particulier les sociétés occidentales. Ces évolutions ont été synthétisées dans la figure suivante.

En effet, nos sociétés ont presque toujours distingué l’homme de la nature, comme deux entités différentes, parfois même opposées. Au cours des XVIIème et XVIIIème siècles, la nature est déjà observée de manière détachée, à l’aune de ses ressources et comme un instrument. Des courants de pensée comme le Rationalisme de Descartes positionnent l’homme en situation de domination vis-à-vis de la nature. C’est aussi l’époque des Naturalistes, des premiers géographes-explorateurs comme Humboldt, qui réalisent de nombreux inventaires de la nature. Ces travaux de classification cherchent à apporter une valeur scientifique dans l’observation des milieux naturels, mais restent in fine une simple redécouverte très cartésienne des savoirs ancestraux liés à la nature. Le tournant important dans ces théorisations de la nature, ce sont les travaux de Charles Darwin avec sa fameuse théorie de

l’évolution. En effet, dans son ouvrage « L’origine des espèces » de 1859, Darwin propose une lecture totalement différente de l’histoire de l’humanité, en dehors du récit traditionnel de la Création Divine. Cela aboutit à une vision radicalement différente du monde et de l’environnement, en appuyant l’impermanence des choses et la perpétuelle évolution des espèces.

C’est au milieu du XIXème siècle que le terme d’écologie fut inventé par le biologiste et philosophe Ernst Hæckel (1866), en étant désigné par le terme allemand « ökologie » (du grec « oikos » qui désigne l’habitat, et « logo » la science, le discours). Cette science prend ses racines dans l’approche Naturaliste. Cette volonté de comprendre le fonctionnement de la nature trouve ses fondements dans le hiatus entre souhait pieux de protection des milieux, et intention de mieux exploiter les ressources disponibles. En France, le mouvement écologiste entendu au sens d’Hæckel est principalement porté par les écrits d’Élisée Reclus au début du XXème siècle (Reclus, Giblin, 1998), et de Paul Vidal de la Blache à la fin du XIXème siècle (Vidal De La Blache, Vidal De La Blache, 2016). De la fin du XIXème siècle, jusqu’à la Première Guerre Mondiale, la nature est alors perçue comme vitale pour l’homme, comme un vivier de ressources nécessaires à l’humanité. Et assez paradoxalement, on assiste à de vastes mouvements protectionnistes et conversationnistes, notamment aux États-Unis avec la création de grands parcs nationaux protégés, en réponse à la déforestation massive du territoire. Par ailleurs, de nouvelles découvertes permettent d’observer la très récente histoire de l’humanité au regard de celle de Terre. Dans la continuité des travaux de Darwin, on commence à repositionner l’évolution humaine au sein des longues formations géologiques et biologiques. Ainsi, Arthur Holmes (1913) est le premier géologue à dater et représenter graphiquement l’échelle des temps géologiques. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, on découvre que la Terre s’est formée il y a près de 4,5 milliards d’années, que les débuts de la vie sur Terre datent d’il y a 2,1 milliards d’années5, et que les premiers représentants du genre homo seraient apparus il y a 2 ou 4 millions d’années. C’est cette première esquisse qui est à la source de la représentation, bien connue aujourd’hui, de la place de l’humanité dans l’horloge des temps géologiques. Si l’âge de la Terre est transposé sur douze heures, les premières traces de vie surviennent les 5 dernières heures, et les premiers êtres humains (homo) n’apparaissent que dans les deux dernières secondes. Malgré ces avancées scientifiques majeures qui amènent à observer la très récente apparition des êtres humains dans une nature plus complexe qu’on ne l’aurait pensé, les sociétés industrialisées du XXème siècle sont quand même dans un anthropocentrisme marqué.

C’est finalement assez récemment qu’une représentation différente de la nature s’est construite, en considérant que l’homme fait partie intégrante de la nature, mais qu’il n’y est qu’un élément parmi d’autres. Ainsi, la pensée scientifique écologiste s’ancre en réponse à l’opposition nature/homme, et

l’on considère la biosphère comme le milieu de vie de tous les êtres humains. Si cette acception peut tendre elle aussi vers un certain extrême, un biocentrisme souvent critiqué qui ne considère pas assez la culture des sociétés humaines, la nature reste aujourd’hui encore souvent considérée comme un stock de services et de ressources utiles à l’économie et à la croissance. Pour le géographe et urbaniste Jacques Lévy, la « conscience écologique » dans le débat public actuel (2010, p. 1) peut s’observer de façon rudimentaire à travers trois grands paradigmes :

- Le paradigme agro-industriel : qui défend une vision anthropocentrée de la nature, et une approche capitaliste traditionnelle. Selon Lévy, la nature est vue ici comme un « objet-support », « un ensemble de ressources disponibles ».

- Le paradigme néo-naturaliste : qui défend une vision biocentrée de la nature, et une approche anticapitaliste hétérodoxe. Selon Lévy, la nature est considérée ici comme un « acteur » en soi, vue hors des sociétés humaines, et qui « recèle des valeurs intrinsèques et […] des droits ».

- Le paradigme post-matérialiste : qui défend une intégration de la nature dans la société, et une approche de développement durable institutionnelle. D’après Lévy, la nature est observée ici comme une « composante de la société », et se traduit comme « un patrimoine », « un bien public ». On a alors plutôt tendance à la qualifier sous un terme, certes confus, mais plus fédérateur politiquement et culturellement : l’environnement.

Sur ces trois représentations schématiques de la relation entre nature et société humaine, deux se réclame d’une « conscience écologique » : les paradigmes néo-naturaliste et post-matérialiste. Considérons bien entendu que ces grandes catégories poursuivent un objectif de simplification des courants de pensée, « […] au risque, comme toujours en pareil cas, d’éliminer des nuances et des positions intermédiaires qui mériteraient

d’être analysées. » (Ibid., 2010, p. 2). Si les distinctions faites sur les thématiques du « type de développement »,

ou encore des « acteurs dominants », sont très critiquables et peu pertinentes6, la proposition faite par Lévy de simplification des représentations de la nature conserve un intérêt didactique. Notons que l’approche néo-naturaliste reste une posture relativement dissidente en Europe et en France. Nos sociétés occidentales ont tendance aujourd’hui dans les discours à prôner un développement durable

post-matérialiste, et dans l’action à conserver une logique de croissance agro-industrielle.

6Nous aborderons plus en détail, dans le chapitre II, les approches alternatives et les liens complexes qu’entretiennent ces différentes représentations de la relation nature/société humaine, notamment la tendance à une assimilation du paradigme port-matérialiste par le paradigme agro-industriel.