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b. Diffusion et appropriation du concept : un succès rhétorique universel

politique des débats

I.2. b. Diffusion et appropriation du concept : un succès rhétorique universel

À la suite de la publication du rapport « Brundltand », la CMED sollicite la tenue d’une nouvelle grande conférence internationale pour débattre sur cette nouvelle prénotion de développement durable, et la sortir du seul cercle scientifique et onusien. Le troisième « Sommet de la Terre » à Rio de Janeiro en 1992, nommé officiellement « UN Conference on Environment and Development », assoit ainsi politiquement et aux yeux du monde la prénotion de développement durable, comme la solution aux problématiques environnementales et aux crises socio-économiques du monde contemporain. Cette rencontre internationale lance par ailleurs les débats sur la concrétisation des objectifs du développement

durable. Comme une légitimation officielle des travaux réalisés lors des dix précédentes années et des

réflexions portées par le milieu scientifique, la conférence de Rio est l’occasion pour les grandes nations du monde – y compris la France – de mettre en place les premiers traités internationaux sur l’environnement et les premières actions en faveur d’un développement durable. L’appropriation de cette prénotion se traduit donc dans un premier temps par une forme d’institutionnalisation du sujet, en établissant des politiques internationales conçues comme des espaces de débats (Vivien, 2015a). C’est notamment dans ce contexte que le GIEC a publié ses premiers rapports sur les changements climatiques mondiaux, participant à l’établissement de ces débats internationaux.

Lors de la décennie suivante, ce mouvement d’institutionnalisation portée à l’échelle étatique débouche sur un nouveau « Sommet de la Terre » censé tirer le bilan des grandes politiques environnementales internationales. Cette conférence menée en 2002 est couramment appelée « Rio+10 », et plus officiellement nommée « World Summit on Sustainable Development », et se déroule à

Figure 18 - (a) François Mitterrand à la tribune de la conférence de Rio (UN Photo, juin 1992). (b) Entretien entre Mme Brundtland et François Mitterand (Présidence de la République - Service photographique, août 1987).

Johannesburg en Afrique du Sud. Les politiques engagées à Rio en 1992 sont alors un constat d’échec, comme l’exprime très clairement Franck-Dominique Vivien :

« […] l’érosion de la biodiversité se poursuit et s’accélère même, le changement climatique aussi les

émissions de gaz à effet de serre qui ne font qu’augmenter, le protocole de Kyoto adopté en 1997 n’est toujours pas mis en œuvre. » (Vivien, 2015a).

Ce bilan assez désastreux des engagements pris par les grandes nations en 1992 illustre les nombreuses réserves sous-jacentes aux discours officiels, principalement concernant les actions à lancer pour un développement durable qui pourraient remettre en cause certaines logiques économiques et politiques traditionnelles. Cette conférence de Johannesburg met alors en lumière un nouveau groupe d’acteurs plus actifs : les grandes entreprises12. Dans un contexte de mondialisation des échanges principalement favorisé par le développement de ces multinationales, ces grandes entreprises se retrouvent dans une situation idéale pour répondre aux enjeux d’un développement durable. Elles sont alors poussées sur le devant la scène internationale par les gouvernements eux-mêmes, et invitées à proposer des actions concrètes plus efficaces que les engagements de 1992. Dans le langage technocratique onusien, on appelle cela des initiatives de « type 2 » (Ibid., 2015a) : au lieu de s’accorder sur des traités internationaux, les États nouent des partenariats publics/privés13. Ainsi, la posture des acteurs privés vis-à-vis du développement durable évolue vers une plus grande appropriation, une implication plus marquée où chaque entreprise définit elle-même ses propres objectifs et priorités. La démarche et l’acceptation d’un développement durable ne se traduisent plus dans une logique descendante où les gouvernements sont en position hiérarchique dominante, mais elles se concrétisent selon des choix dictés par le secteur privé, à l’image des nouveaux rapports de force qui émergent dans un contexte de mondialisation. Cette « privatisation » du développement durable a commencé à s’installer avant la conférence de Johannesburg, en juillet 2000, avec une initiative lancée par l’ONU : le Pacte Mondial14. Ce programme vise à inciter les entreprises à s’engager encore plus, autour de dix grands principes relatifs aux droits de l’homme, aux normes du travail, à l’environnement ou encore à la lutte contre la corruption. Le concept de RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises) est ainsi utilisé pour pousser les entreprises à assumer les principes d’un développement durable, à leur échelle. Suite à l’émergence scientifique de la prénotion de développement

durable au cours des années 1970 et 1980, et à son institutionnalisation dans les années 1990, on assiste

12 Dans un souci de clarification du discours, nous continuerons à nous appuyer sur la synthèse de Franck-Dominique Vivien (2015a) qui parle en ces termes pour qualifier les grandes multinationales privées qui participent dès 2002 aux grands « Sommets de la Terre ».

13 D’abord mis en place par au Royaume-Uni au début des années 1990 avec les « Private Finance Initiative », le principe du partenariat public-privé s’est rapidement démocratisé en France.

donc à une nouvelle dimension « managériale » (Ibid., 2015a) promue par le positionnement des grandes entreprises privées dans les années 2000.

En témoigne l’origine de la représentation consacrée des trois sphères ou trois piliers du développement

durable, qui fut une conceptualisation imaginée par un cabinet de conseil privé (Diemer, 2015c). En

effet, suite au rapport « Brundtland » de 1987 qui a scellé la prénotion de sustainable development et a esquissé les bases de la représentation tripartite connue de tous, un cabinet de conseil et think thank londonien, fondé par un certain John Elkington15, a cherché à conceptualiser de manière plus didactique cette pensée complexe et médiatiser le développement durable auprès des entreprises et d’un public non averti. Enthousiasmé par le rapport « World Conservation Strategy » de l’IUCN qui, le premier, symbolise graphiquement une interdépendance des objectifs de protection de l’environnement au sein de la biosphère (IUCN, 1980, p. 3 ; Elkington, 1997a, p. 10), Elkington imagine alors en 1994 le concept de « triple bottom line » (Elkington, 2018) qui s’illustre sous la forme de trois lignes interdépendantes : l’économie, le social et l’environnement16. À la suite de plusieurs années de réflexions sur l’interdépendance des trois piliers (Elkington, 1997b), émerge à la fin des années 1990 la fameuse représentation en trois sphères indissociables (Elkington, 1997c).

15 L’entrepreneur et conseiller en entreprise John Elkington est reconnu comme le père du principe de responsabilité environnementale des entreprises. Il a fondé en 1983 le cabinet John Elkington Associates qui sera renommé SustainAbility en 1987.

16 Selon la traduction de l’expression « triple bottom line », l’économie, l’environnement et le social peuvent être qualifiés littéralement de bilans ou de résultats.

Figure 19 - (a) Symbole du "World Conservation Strategy", extrait de l’ouvrage (UICN, UNEP, WWF, 1980, p.3). (b) Étapes de création des 3 piliers, extrait de l'ouvrage "Cannibals with forks" (Elkington, 1997a, p.73-74). (c) Représentation canonique tripartite issue des réflexions d'Elkington (HG, 2019).

L’objectif affiché comme prioritaire et idéalisé est donc le « sustainable », tout en considérant que des phases de transition sont possibles (Diemer, 2015c) : à la jonction d’un résultat économique et social se trouve l’équitable (« equitable »), entre un résultat environnemental et économique se trouve le viable « viable », et entre le social et l’environnement se trouve le supportable « bearable »17. Suite à la large diffusion de cette représentation depuis le début des années 2000, la majorité des acteurs publics raisonnent sur la base du concept d’Elkington, en s’appuyant sur cette rhétorique tripartite issue du management des entreprises (Ibid., 2015c).

Depuis les dix dernières années, on assiste à une intégration de plus en plus forte de la prénotion de

sustainable development dans les modèles économiques. Au regard de l’implication des grandes

entreprises depuis le début des années 2000, cette évolution ne semble pas surprenante. Le dernier « Sommet de la Terre » nommé « Rio +20 », et qui a eu lieu en 2012 au Brésil, fut marqué par cette nouvelle composante. Loin de chercher à tirer un énième bilan, cette grande conférence a surtout cherché à rappeler les idées principales défendues depuis 1972 par les Nations Unies. Ainsi, la déclaration adoptée au terme de cette rencontre, intitulée « The future we want » (United Nations, 2012), rappelle certains éléments du rapport « Brundtland » (priorité à la lutte contre la pauvreté, nécessité d’une mobilisation entre acteurs privés et publics, etc.) mais promeut surtout une nouveauté : l’économie verte. Cette injonction est formulée concrètement pour la première fois dans cette déclaration, même si elle a pu déjà transparaître depuis 1987. Nous verrons par la suite que cette assimilation des grands principes du sustainable development dans l’économie traditionnelle participe des principales critiques faites à cette prénotion (y compris de critiques faites par Elkington lui-même) :

« Mais est-ce que cette économie verte est une traduction plus concrète du développement durable ?

Ou est-ce plutôt une manière de marginaliser la problématique du développement durable et de la traduire dans des termes économiques plus traditionnels : la croissance avant tout, et une croissance avec des caractéristiques particulière, pour essayer de la verdir. » (Vivien, 2015a).

Cette étape récente dans l’appropriation et la diffusion du sustainable development est ainsi marquée par un mouvement d’assimilation de la prénotion et de ses principes premiers dans un contexte économique de globalisation et de financiarisation. La structure économique influencée par un capitalisme financier reste en effet un rouage puissant dans le fonctionnement de nos sociétés, y compris au regard du concept d’interdépendance en trois sphères d’Elkington.

17 Il adaptera par la suite cette conceptualisation à la gestion propre des entreprises, en parlant plutôt de « profit » que d’économie, de « people » plutôt que de social, et de « planet » plutôt sur d’environnement.

| Les trois postures relatives au développement durable |

Si l’on considère les étapes d’appropriation précédentes au regard des grandes conférences internationales et de certaines études largement médiatisées, cela ne signifie pas pour autant que l’on dépeint une représentation fidèle de la réalité des courants de pensée relatifs au sustainable development depuis le début des années 1970. En revanche, cela nous permet de simplifier ces paradigmes dans un souci de clarification des débats liés au sujet, au risque d’occulter certaines postures intermédiaires pertinentes qui mériteraient d’être étudiées, mais qui ne relèvent pas de l’objectif de cette thèse. On peut toutefois rappeler que le sujet du sustainable development, et plus encore les questions environnementales, sont appropriés et portés aussi en parallèle par la société civile, et ce depuis de nombreuses années. Sans parler des nombreuses associations non gouvernementales qui soutiennent une meilleure protection de l’environnement, dont certaines existent depuis plus d’un demi-siècle18. L’impact paradigmatique du sustainable development est aujourd’hui complètement ancré dans les consciences occidentales.

Considérant ces différents courants de pensée relatifs au sustainable development, et en regard de la situation économique actuelle de disparition de l’État-providence, de globalisation de nos sociétés, et de financiarisation du capitalisme, nous faisons le choix de distinguer trois postures principales :

- L’écologie profonde ou « deep ecology »19, qui s’appuie sur le concept de durabilité forte : cette posture se traduit souvent par une forme de militantisme écologique, qui souhaite un changement total de nos modèles de sociétés, en particulier de la sphère économique. Les mouvements que l’on nomme altermondialistes, et anti-capitalistes, peuvent être entendus dans cette posture.

- Le réformisme économique et social, qui tend vers l’évolution profonde des logiques capitalistes actuelles notamment en prônant une régulation plus stricte de l’État. Le discours initial porté par Gro Harlem Brundltand à la fin des années 1980 s’inscrit dans cette posture réformiste.

- La régulation par le marché, qui s’appuie sur le concept de durabilité faible et qui se rapproche le plus des logiques économiques existantes. Le concept de croissance verte peut s’entendre dans cette posture.

18La World Wildlife Fund (WWF) depuis 1961, et GreenPeace depuis 1971 par exemple.

Si le bien fondé des valeurs défendues par une écologie profonde est certain, la posture radicale de

tabula rasa que cela sous-entend peut sembler utopiste. Il peut en effet sembler plus rationnel de

tendre vers une évolution vertueuse des systèmes et fonctionnements qui régissent nos sociétés sur le plan politique, social et économique. Une position réformiste qui permettrait de juguler les effets pernicieux et profondément néfastes d’une simple régulation par le marché. Il apparaît de plus en plus en clair que cette dernière posture, bien qu’elle soit portée directement et indirectement par de nombreux États, soit in fine profondément destructrice pour l’environnement dans lequel nous vivons. Si cette simplification des postures relatives au développement durable peut être réductrice - les relations entre chaque mouvement étant beaucoup plus complexes dans la réalité - elle permet néanmoins de poser le cadre des différentes appropriations du développement durable depuis les années 1980. Elle nous permettra par la suite de mieux saisir l’influence de ce paradigme dans les différentes approches de la ville durable.

En conclusion, on peut constater que l’acception du développement durable a toujours été très influencée par le contexte économique, politique et social. Constatation est faite que cette prénotion est un construit socio-politique et culturel, qui s’appuie sur des principes et des systèmes de valeurs qui sont adaptés selon les contextes sociétaux : le développement durable n’a pas été abordé et diffusé de la même manière selon les époques, et n’a pas été approprié de façon univoque partout dans le monde. Sa définition et ses modèles de mise en application ont évolué à travers le temps, et chaque nouvelle décennie a offert sa propre interprétation de la prénotion. En outre, l’actualité toujours prégnante du sujet, au regard des préjudices écologiques en cours et de l’urgence climatique, nous laisse à penser que l’acception du développement durable et de sa mise en œuvre continuera d’évoluer. Si l’on s’appuie sur la définition que fait le CNRTL d’un courant idéologique, on peut observer que le développement

durable est, en effet, un ensemble plus ou moins cohérent d’idées, de doctrines philosophiques,

politiques, économiques, et sociales, propres à notre époque et à nombres de nos sociétés contemporaines, et qui cherche à orienter l'action. Donc, comme l’affirme Lévy (2010, p. 1), et contrairement aux présupposés induits par le greenwashing ambiant, « Il ne faut […] pas confondre

préoccupation environnementale et développement durable ».

D’aucuns prétendent que cette prénotion, largement critiquée et dont l’usage est considéré comme désuet, est sans doute vouée à être remplacée comme elle a elle-même remplacé l’écodéveloppement (Vivien, 2015b). Dans la section suivante, nous allons donc tenter d’analyser la portée idéologique des courants de pensée qui revendiquent leur différence par rapport au développement durable, et nous verrons comment la prégnance de la question économique est devenue centrale au cœur des débats sur la durabilité.