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Introduction. Évolution des pratiques et ville durable

II.2. a. Les différentes acceptions du projet urbain

La notion de projet urbain est au cœur de la discipline urbanistique. Pouvant désigner à la fois une opération d’aménagement en territoire urbain voire même rural, ou la traduction territorialisée d’une politique de planification, le projet urbain est pluriel et multiscalaire.

Terme grandement polysémique, et bien entendu porteur de nombreux débats, la notion de projet urbain est apparue en Italie dans les années 1960 (Ingallina, 2010), portée par toute une génération d’architectes-urbanistes. En effet, selon Gilles Novarina et Gabriella Trotta-Brambilla (2018), le projet urbain trouve en partie ses origines dans la discipline typo-morphologique, développée par des architectes-urbanistes en Italie au début des années 1960. Cette discipline s’appuie sur des références théoriques, des analyses urbaines, des projets, des plans et des réalisations, à l’instar des grands modèles d’urbanisme. La diffusion de la typo-morphologie survient en France à partir des années 1980, et a évolué vers une discipline nouvelle, celle du projet urbain. Au début des années 1980, le courant du projet urbain émerge dans un contexte socio-politique que l’on pourrait qualifier de « fin de l’État-providence », et qui voit l’essor progressif d’une pensée nouvelle centrée autour de la régulation des enjeux par le marché, y compris en ce qui concerne l’urbanisme. Le projet urbain a d’abord reflété une logique de composition urbaine stricto-sensu, en réaction à la pratique planificatrice technocratique, à l’instar des travaux de Mangin et Panerai (Mangin, Panerai, 1999). Ces derniers défendent un urbanisme stratégique, qui doit s’appliquer à structurer précisément les espaces publics et les réseaux viaires, pour anticiper et encadrer les découpages fonciers. En cela, ils se positionnent différemment des défenseurs d’une totale maîtrise de la collectivité publique sur son développement urbain et immobilier. Cette opposition s’observe à travers l’utilisation de la procédure de ZAC, qui est devenue récurrente avec le courant du projet urbain.

Le début des années 1980 témoigne d’une période de cadrage et de définition du milieu professionnel de l’aménagement et de la construction (Biau, 2018). Tout un système d’acteurs est défini : catégorisation des professions, relations contractuelles, cadrage juridique, caractérisation des processus de production. Dans la production de projets urbains, on assiste alors à l’arrivée de grands opérateurs privés et de nouveaux modèles de gouvernance locale, mais aussi à la multiplication des décideurs et des investisseurs qui induit une plus grande complexité dans le projet. Si les acteurs privés vont prendre une plus grande place dans l’aménagement opérationnel qu’auparavant, cela reste encore très relatif en comparaison des contextes étrangers. La SEM à la française reste toujours l’aménageur privilégié des opérations d’urbanisme. Par ailleurs, toute la commande publique est réglementée et encadrée. En 1985, la loi MOP relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses

rapports avec la maîtrise d'œuvre privée2, donne naissance aux notions de maîtrise d’œuvre et de maîtrise d’ouvrage. Comme l’exprime Biau (Ibid., 2018), les outils relatifs à la prise de décision dans les projets se multiplient et se complexifient : « ratios et tableaux de bord se sophistiquent ». C’est au même moment que la profession d’urbaniste libéral s’organise et se développe, encore une fois sous l’impulsion de la SFU, autour de structures comme des bureaux d’études ou des cabinets de consultants. Le métier se construit alors sur un système de valeurs défendues et définies, notamment avec l’élaboration de la première déontologie des urbanistes en 1977, et la création de l’Office Professionnel de Qualification des Urbanistes dans les années 1980. À l’échelle européenne, la profession se structure aussi à cette époque, avec le Conseil Européen des Urbanistes en 1985 et la Charte Européenne des Urbanistes en 1988.

Depuis, la notion et la pratique du projet urbain ont grandement évolués, et il apparaît de plus en plus complexe de cadrer et de clarifier cet objet. Lévy et Lussault (2013), définissent le projet urbain comme « une procédure pragmatique et contextuelle de fabrication intentionnelle de l’urbain, différente de la planification classique ». Cette définition, bien qu’elle semble réductrice, a le mérite d’ouvrir le débat sur

une interrelation souvent conflictuelle entre les notions de planification et de projet urbain. La logique de projet urbain est aujourd’hui confuse en étant utilisée dans des contextes territoriaux très variables : du simple programme d’opération pour la conception de quelques bâtiments, à la planification stratégique d’une agglomération. Selon Ingallina (2010), « le projet urbain est aujourd’hui

intrinsèque à la planification territoriale ». En effet, bien que ces deux approches soient distinctes, la

pratique planificatrice ne peut être dissociée de l’action du projet urbain : « l’action territorialisée du projet

est nécessairement guidée par une orientation planifiée en amont ». La planification traduite à travers des plans

stratégiques demeure inévitable et conserve une nécessité juridique et opérationnelle (Damon, Paquot, 2014), en revanche le projet urbain est devenu une procédure d’action systématique dans toute approche d’urbanisme. Il permet une pratique de l’urbanisme et de l’architecture sans « pesanteurs

technocratiques, avec une place renouvelée pour les professionnels de la ville, en lien avec les habitants » (Ibid., 2014).

En outre, depuis la loi « Solidarité et Renouvellement Urbain » du 13 décembre 2000, la pratique planificatrice a largement évolué en France, permettant une approche plus souple et ouverte. Jusqu’alors la planification traditionnelle était dictée par la puissance publique dans une approche relativement fonctionnaliste et technocratique (Ingallina, 2010). La loi SRU s’est inscrite dans une démarche décentralisatrice, en renforçant le rôle des intercommunalités et en remettant en cause les outils de planification désuets avec l’apparition du Plan Local d’Urbanisme, et du Schéma de Cohérence Territoriale (en remplacement du POS et des Schémas Directeurs). Elle instaure, en accompagnement du PLU, l’élaboration d’un Projet d'Aménagement et de Développement Durable

(PADD). Comme son nom l’indique, ce document définit les grandes orientations communales en matière d’aménagement et de développement durable, et se présente comme un guide politique et stratégique. L’évolution législative de la loi SRU a permis de simplifier les procédures, d’assurer une meilleure adaptation des documents de planification, mais aussi d’introduire des outils contractuels nouveaux. Cette évolution est suivie depuis plus d’une dizaine d’années par l’entrée en jeu d’autres parties prenantes dans les démarches d’aménagement opérationnel, avec l’intégration des notions de participation, de concertation voire même de co-production. Ces grandes mutations, initiées depuis les lois de décentralisation de 1982-1983, tendent à croiser l’action de planification avec l’action de projet urbain, en offrant aux collectivités locales des outils d’aménageur du territoire, et favorisant l’émergence de nouvelles approches de participation et de concertation citoyenne. Pour Ingallina (Ibid., 2010), le projet urbain dépasse donc le statut « d’objet » (projet de composition urbaine), pour devenir un processus de « fabrication de la ville » alliant de nombreux acteurs du territoire.

Le terme « projet urbain » est devenu récurrent depuis quelques années, aussi bien dans les politiques urbaines de marketing territorial que dans les politiques de gestion urbaine avec ce qu’on appelle les projets de ville. Le contexte français des grandes villes et des métropoles laisse voir une dynamique concurrentielle fondée sur l’attractivité territoriale. Cette situation favorise évidemment l’usage outrancier du terme « projet urbain », qui accentue la large confusion sur la notion au cœur même des discours des élus, architectes et/ou urbanistes. Si certains ont pu souhaiter « cadrer le concept contre ces

dérives et cette inflation de la notion », comme Christian Devillers (1994), il semble aujourd’hui plus

pertinent d’acter son caractère polysémique en considérant le projet urbain comme un processus territorial transversal. Comme le questionne Patrizia Ingallina (2010), « du projet "urbain" au projet "de

territoire", y a-t-il vraiment lieu de chercher la distinction ? ». Il apparaît clair que le projet urbain touche

aujourd’hui à toutes les échelles d’action, et qu’il n’est pas forcément souhaitable de restreindre son usage.

Pour Ingallina, le projet urbain sur le plan théorique s’articule autour de trois ambitions : le temps, la multidisciplinarité, et la participation. L’approche temporelle du projet urbain est un élément clé de compréhension des transformations urbaines. Tout projet urbain, s’il veut assurer une évolution durable, doit s’inscrire dans la durée. De plus, il touche à des compétences diverses pour tenter de fonctionner dans la « réalité complexe » de la ville. Les limites qui subsistent entre la planification et le projet urbain tendent à s’effacer, et l’urbanisme de projet s’oriente de plus en plus vers un « urbanisme

négocié ». Enfin, le projet urbain ne peut plus être l’apanage des seuls concepteurs (architectes,

urbanistes, etc.), mais se doit d’ouvrir le « débat et l’échange avec la population ». En ce sens, le projet urbain tend à devenir tout autant une « démarche méthodologique » qu’une « action concrète ».

Dans le prolongement de sa définition théorique de la notion, elle affirme que la figure actuelle du projet urbain peut s’observer selon trois postures distinctes mais complémentaires : une figure politique, une figure économique et financière, une figure architecturale et urbanistique. Dans un premier temps, la posture politique du projet urbain semble marquée par l’évolution de la position des élus dans la gouvernance et la gestion de la ville. À ce titre, Ingallina parle d’un « maire-manager qui

gère sa ville comme une entreprise ». En effet, la logique urbaine est grandement influencée par la

dynamique de l’emploi, et les grandes entreprises sont devenues des acteurs essentiels de la croissance économique, et in-fine du développement urbain. En allant encore plus loin, il est même possible d’observer que les modèles de fonctionnement d’entreprise son aujourd’hui appliqués dans les logiques de gestion urbaine. L’autre point important à noter sur la figure politique du projet urbain, c’est la question de temporalité de la vie municipale. Les rythmes d’élections n’ont pas du tout la même échelle temporelle que les stratégies territoriales de projet urbain. Ainsi, Ingallina insiste sur le fait que même si un projet urbain est affiché politiquement comme un objet partagé, œuvrant pour le bien commun, il reste néanmoins et de manière contradictoire « un acte de négociation […] et de

légitimation » du statut de l’élu vis-à-vis de ses électeurs. Enfin, le pouvoir politique légitime le projet

urbain, ce que ne peut pas faire seul l’architecte et/ou l’urbaniste. L’ambition et l’engagement politique des élus est un prérequis indispensable et central à la réussite d’un projet urbain. Dans un second temps, il apparaît que la posture économique et financière des projets urbains légitime « une

démarche concurrentielle des villes et métropoles qui cherchent à s’affirmer ». Selon Ingallina, les projets urbains

considèrent l’attractivité commerciale des surfaces créées comme principale variable d’entrée (à destination des promoteurs, investisseurs, commerçants, etc.). Pour Philippe Genestier (1993), architecte-urbaniste en chef de l'État, le projet urbain est « une démarche opérationnelle ayant pour objet la

ville qui répond à une logique de marché ». En effet, les valorisations foncière et immobilière du projet

restent des éléments cruciaux pour sa bonne mise en œuvre opérationnelle. Le risque pointé par Ingallina ici est d’oublier « l’usager du projet urbain » pour en faire un simple « client ». Si cette critique n’est pas recevable dans de nombreux projets, elle reste un point de vigilance nécessaire et pertinent. Enfin, la posture architecturale et urbanistique du projet urbain relève plus de la position des architectes et/ou urbanistes qui tendent à associer de manière trop réductrice la notion de projet urbain à celle de forme urbaine, une simple approche typo-morphologique. Cette approche spatiale tend à faire du projet urbain un « outil d’organisation de la forme urbaine par l’imposition de règles

d’ordonnancement spatiales ». En cela, il peut paraître dangereux de ne considérer qu’une approche

formelle, qui cherche à articuler la forme et la norme dans le projet urbain. Par ailleurs, on peut considérer que la position d’autorité de l’architecte-urbaniste tend à se réduire de plus en plus, notamment vis à vis des changements de gouvernance dans le projet urbain. Se restreindre à considérer la seule posture typo-morphologique, c’est risquer de faire de l’architecte-urbaniste un « simple maillon de la chaîne de production de l’espace », au milieu des nombreux acteurs et professionnels de l’aménagement émergents. Entre les figures politique, économique et financière, architecturale et urbanistique du projet urbain, il est nécessaire de considérer que ce dernier « relève d’une portée globale,