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Le développement durable comme construit socio-politique et culturel

politique des débats

I.2. Le développement durable comme construit socio-politique et culturel

Ce chapitre a pour objet de comprendre comment cette prénotion de développement durable s’est imposée universellement comme un nouveau paradigme. Nous observerons dans un premier temps les grandes étapes de diffusion et d’appropriation de ce succès rhétorique universel. Nous observerons aussi comment ce cadrage a été depuis longtemps critiqué pour son positionnement imprécis, notamment sur les notions utilisées (développement, besoins…), et comment l’approche canonique du développement durable a largement évolué depuis les années 1990. Enfin, nous constaterons le potentiel remplacement de la prénotion par d’autres concepts plus en vogue, qui mettent en avant la volonté d’un changement plus rapide.

Lorsqu’on parle de développement durable, le rapport « Brundtland » est souvent cité comme l’origine de cette ambition, comme l’œuvre fondatrice qui a posé les bases d’un nouveau modèle de société. L’intérêt de ce chapitre est bien de déconstruire cette vision trop réductrice, et de rappeler que la définition donnée en 1987 n’est qu’une étape – majeure, il est vrai – dans les réflexions apportée sur le développement durable1. L’apparition et l’évolution de cette prénotion peuvent s’observer par le prisme des grandes conférences internationales survenues depuis le début des années 1970, mais aussi à travers un certain nombre de publications fondatrices, scientifiques et institutionnelles, qui ont participé à la réflexion sur le sujet. Il est impossible, sans doute même improductif, de chercher à définir rigoureusement le statut du

développement durable, tant il est revêt un caractère polysémique et dépend des valeurs de chacun : pour

certains un concept ou un courant idéologique, pour d’autres une théorie économique, pour d’autres encore un modèle politique. En cela, le développement durable est un construit social, politique, mais aussi culturel. Par ailleurs, il est de coutume de s’appuyer sur la définition du rapport dit « Brundtland », et sur la représentation tripartite (environnement, économie, social), pour préciser la prénotion du

développement durable. Paradoxalement, la notion de développement qui a toujours été un élément

fédérateur, reste le « talon d’Achille » du développement durable. De plus, la notion de la durabilité apparaît de plus en plus obsolète au vu de l’urgence des problématiques environnementales. Ce chapitre sera ainsi l’occasion d’observer plus en détail les faiblesses qui ont pu fragiliser la prénotion, et la pluralité des écoles de pensées autour de l’émergence de nouveaux termes devenus incontournables.

1 Comme le souligne Franck-Dominique Vivien (2010) dans son approche des « antécédents conceptuels du développement durable ».

I.2. a. De l’« ecodevelopment » au « sustainable development »

La genèse du développement durable prend racine, nous l’avons vu, dans un contexte de réflexions internationales sur les modèles de développement des sociétés modernes, qui s’établit au cours des années 1960. Le lien entre pauvreté et pollution est déjà tissé par le rapport « de Founex », et la nécessité de repenser les logiques de développement, notamment pour les pays dits « du Sud », commence à être abordée dans les échanges internationaux, comme dans le rapport « Meadows ». Parallèlement à la publication du rapport « Meadows », s’est tenue en 1972 la toute première Conférence des Nations Unies sur l’Environnement, à Stockholm en Suède, nommée officiellement « United Nations Summit on the Human Environment ». On parlera aussi du tout premier « Sommet de la

Terre » pour qualifier cette rencontre intergouvernementale, puisqu’elle initiera une série de grandes

conférences internationales tous les dix ans entre les grandes nations du monde. Ce sommet de Stockholm est un premier jalon notable dans l’établissement du développement durable.

Les échanges lors de cette conférence font rapidement ressortir un clivage entre les pays développés (dits « pays du Nord », principalement représentés par l’OCDE), et les pays en voie de développement (qu’on appelait par opposition les « pays du Sud », ou du « tiers-monde »). Selon Franck-Dominique Vivien (2015a), d’un côté les nations puissantes et déjà développées économiquement souhaitent mettre la priorité sur la prise en compte de l’environnement et la réduction des impacts néfastes de leur propre développement, et de l’autre les pays en voie de développement souhaitent en priorité mettre l’accent

Figure 15 - (a) "This little boy didn't care the demonstrations", conférence de Stockholm (Keystone Picture USA, 1972). (b) Indira Gandhi s'adressant à la conférence de Stockholm (UN Photo/Yutaka Nagata, 1972).

sur leur développement économique dans un objectif crucial de réduction de la pauvreté2. Globalement, la conférence de Stockholm témoigne d’un constat d’échec, puisque la communauté internationale n’arrive pas à s’entendre sur les actions prioritaires à mettre en œuvre, et qu’aucun réel consensus n’est trouvé concernant les grandes problématiques écologiques contemporaines.

Pourtant, la répercussion sur le long terme de ce premier « Sommet de la Terre » n’est pas négligeable. Ces échanges, bien qu’infructueux sur un possible accord politique international autour de la question environnementale, ont permis d’ouvrir le débat et de mettre en lumière certaines réflexions cruciales jusque-là omises par les nations développées les plus puissantes. En particulier la question de la voie de développement à choisir pour les pays en situation de pauvreté. Le lien entre développement et environnement est alors établi et reconnu à l’échelle internationale. Par ailleurs, cette conférence permet d’initier la prénotion de développement durable, en introduisant celle d’écodéveloppement (« ecodevelopment »). C’est Maurice Strong, alors secrétaire général de la Conférence des Nations unies sur l’Environnement, qui favorise officieusement son utilisation dans les débats au cours de la conférence (Ibid., 2015a). Cette prénotion construite au cours des travaux préparatoires à la conférence entre 1970 et 1972, est utilisée dans les discours politiques et parfois même scientifiques jusqu’à la fin des années 1980. Plus concrètement, la première « Déclaration de la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement » (U.N.E.P., 1972) est énoncée en conclusion de cette conférence, portant sur 26 principes fondamentaux qui établissent la responsabilité de l’être humain est des États sur l’environnement. Cette déclaration va instituer la création du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE, ou UNEP en anglais), qui est implanté à Nairobi au Kenya3. Cette structure devient une des organisations intergouvernementales les plus influentes sur les questions environnementales, le PNUE est notamment à l’origine de la création du GIEC en 1988. De façon anecdotique, on peut mentionner qu’un second sommet se tiendra, 10 ans plus tard en 1982, à Nairobi justement. Intitulé « Stockholm +10 », il aura l’objectif de tirer un bilan de la conférence de Stockholm et des actions mises en place depuis. Cette conférence n’est aujourd’hui même plus considérée comme un « Sommet de la Terre » officiellement, tellement elle fut un échec. Dans un contexte géopolitique très tendu, dû à la période de guerre froide, la conférence de Nairobi a subi un désintérêt total de la part des grandes nations du monde4.

2 En témoigne le discours d’Indira Gandhi, alors Premier ministre de l’Inde, à la tribune de la conférence, qui délivrera une allocution devenue célèbre en appuyant l’hypothèse que la pauvreté est le pire des pollueurs, et que la réduction de la pauvreté doit être de fait une priorité pour l’Inde et les nations sous-développées (Vivien, 2015a).

3 Localisation notable puisque c’est le premier pays en développement qui accueillera une organisation dépendante de l’ONU. Le lien entre développement et environnement est ainsi volontairement mis en avant.

4 Pour exemple, le président des États-Unis de l’époque, Ronald Reagan, a préféré envoyer sa propre fille comme représentante de la délégation américaine.

Tout au long des années 1970, cette prénotion d’écodéveloppement va s’ancrer dans les discours et se populariser. En 1974, suite à un colloque des Nations Unies dans la ville de Cocoyoc au Mexique, intitulé « L’utilisation des ressources : stratégies pour l'environnement et le développement », une déclaration est énoncée condamnant l’ordre politique et économique international organisé entre les pays dits « du

Nord » et ceux dits « du Sud »5. Ce texte encadré par le PNUD et considéré comme fondateur en écologie politique, propose un rééquilibre économique et politique à l’international, mais aussi au sein des nations en elle-même pour mieux répartir les ressources. Publiée dans la continuité de la conférence de Stockholm, et dans un contexte de crise pétrolière, cette déclaration assoit et précise un peu plus l’écodéveloppement, en lui attribuant une caractéristique endogène6. Ce postulat sera par la suite appuyé dans le rapport intitulé « What now ? » (« Que faire ? ») de la fondation Dag Hammarskjöld (1975), qui y ajoutera la nécessité de soumettre cet écodéveloppement endogène à la logique des besoins de la population plus qu’à celle de la production. L’apport du colloque de Cocoyoc et du rapport de la fondation Dag Hammarskjöld sur la nécessité de repenser un nouvel ordre international participera sans doute du remplacement de l’idée d’un écodéveloppement à terme, au profit d’un modèle qui ne s’appuie pas sur des remises en cause politique et économique aussi profondes.

À ces différents textes popularisés internationalement, et qui auront construit petit à petit la prénotion d’écodéveloppement, viendra s’ajouter in fine la théorisation d’Ignacy Sachs (1978). En outre de commencer à esquisser une vision tripolaire de l’écodéveloppement7, et par la même de participer à l’émergence du développement durable, Sachs va définir trois principes fondamentaux qui reprennent les postulats construits depuis 1972 (Berr, 2015) :

- La « self-reliance » ou confiance en soi, qui défend la nécessité d’un modèle de développement propre à chaque pays, avec une réelle autonomie de décision. L’idée est ici d’éviter de réutiliser les modèles occidentaux aux effets pernicieux bien connus.

- La prise en charge équitable des besoins essentiels de chacun, à la fois matériels et immatériels. - La prudence écologique, qui recherche un développement en harmonie avec la nature.

5 Déclaration de Cocoyoc (UNEP-UNCTAD, 1974), adoptée par les participants au « Symposium sur les modèles d'utilisation des ressources : stratégies pour l'environnement et le développement » organisé par le PNUD et la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement), à Cocoyoc Morelos, Mexique.

6 Comme l’expliquera plus tard Ignacy Sachs (1980, p. 11) : « ce texte insiste sur la nécessité d’aider les populations à s’éduquer et à s’organiser en vue d’une mise en valeur des ressources spécifiques de chaque écosystème pour la satisfaction de leurs besoins fondamentaux ».

7 Selon Sachs (2008, p. 252) : « Les objectifs du développement sont toujours sociaux, il existe une conditionnalité environnementale qu’il faut respecter, et enfin pour que les choses se fassent, il faut que les solutions envisagées soient économiquement viables ».

Ainsi, cette prénotion d’écodéveloppement connaîtra une très large popularisation et médiatisation tout au long des années 1970 jusqu’au début des années 1980, en particulier en Europe. Selon Eric Berr (Ibid., 2015), ce terme finira par être remplacé par le développement durable principalement parce qu’il aura tendance à bousculer trop sérieusement les modèles de développement orthodoxes.

Le terme de « sustainable development » est apparu pour la première fois en 1980 dans le rapport intitulé « World Conservation Strategy : Living Resource Conservation for Sustainable Development » issu de la collaboration entre l’UICN, la WWF, et le PNUE (1980). Cependant, sa traduction française et sa première définition ont été faites seulement en 1987, dans le rapport « Our Common Future » de la CMED (Commission Mondiale pour l’Environnement et le Développement) (1987), autrement appelé le rapport « Brundtland » du nom de la présidente de cette commission : Gro Harlem Brundtland, alors Premier ministre de la Norvège. Cette commission est mise en place sous l’égide de l’ONU dès 1983. Le document définit le développement durable ainsi :

« Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans

compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. » (World Commission

on Environment and Development, 1987, p. 43)8.

Cette acception est devenue la référence commune, y compris dans les travaux académiques ; elle est considérée comme la définition canonique du développement durable. En outre, dès 1987, la traduction française officielle de la prénotion est « développement durable ». Nous verrons par la suite pourquoi il a été préféré la notion de durable plutôt que soutenable, et en quoi ce choix est source de critiques pertinentes9.

8 Traduction de l’anglais : « Sustainable development is development that meets the needs of the present without compromising the ability of future generations to meet their own needs. » (World Commission on Environment and Development, 1987, p. 43).

9 Voir chapitre 3.

Figure 16 - (a) Couverture de l’ouvrage "World Conservation Strategy" (UICN, WWF, PNUE, 1980). (b) Couverture de l'ouvrage "Our Common Future" (WCED, 1987).

Le rapport « Brundtland » esquisse les bases rhétoriques de l’approche consensuelle du développement

durable, autour de problématiques environnementales, économiques et sociales. Il est important de

noter que ce document fondateur donne quand même la priorité à la croissance économique, de l’aveu même de Mme Gro Harlem Brundtland dans l’avant-propos :

« Aujourd’hui, ce dont nous avons besoin, c’est une nouvelle ère de croissance économique, une

croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement durable » (World

Commission on Environment and Development, 1987, p. 14).

En outre, le rapport Brundtland fixe trois grands principes pour un développement durable : éviter la dissociation des réflexions sur le développement et sur l’environnement, favoriser le principe d’équité intragénérationnelle10, et le principe d’équité intergénérationnelle11. Il est donc proposé ici de trouver un équilibre entre tous les hommes de tous les pays à l’intérieur d’une même génération, tout en créant un lien entre chaque génération sur un temps long qui passe par la qualité de l’environnement. Le rapport « Brundtland » énonce le postulat que c’est à travers la prise en compte de l’environnement que le développement devient durable.

Depuis sa publication, ce texte majeur a fait l’objet de nombreuses critiques, et continue d’en recevoir aujourd’hui. Un des principaux reproches qui lui est fait repose sur la confusion dans le texte entre les notions de développement et de croissance. Par ailleurs, cette remarque sur le manque de rigueur théorique dans l’utilisation des notions se retrouve sur beaucoup d’autres sujets. Enfin, certains scientifiques comme Herman Daly (fondateur du concept d’économie écologique, proche des réflexions de décroissance de Georgescu-Roegen) accusent la CMED de ne pas prendre parti dans le rapport sur le degré d’implication nécessaire, pour une durabilité faible ou une durabilité forte (Figuiere, 2015). Comme l’explique Catherine Figuière (Ibid., 2015), c’est justement ce manque de cadrage théorique rigoureux qui permet au rapport « Brundtland » de se diffuser de manière aussi large, et à la prénotion de développement durable d’être appropriée par tous, selon le système de valeurs propre à chaque individu. Cette observation est aussi faite par Jacques Lévy, qui va plus loin en considérant ce cadrage générique comme un acte délibéré dans le rapport, pour permettre l’ouverture des débats sur le sujet :

10 « Une coopération plus étroite entre les pays en développement et entre des pays ayant atteint différents niveaux de développement économique et social » (World Commission on Environment and Development, 1987, p. 11).

11« Le développement durable, c’est s’efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures » (Ibid., 1987, p. 40).

« Le paradigme du développement durable, tel qu’il est défini dans le rapport Brundtland (1987)

doit d’abord être compris comme un cadre de débats dont seuls les principes généraux sont explicités. […] Il contient donc une composante procédurale essentielle qui est indissociable du projet qu’il inclut : permettre l’appropriation par tous les acteurs, à toutes les échelles, d’un questionnement mondial sur le problème du développement. » (Lévy, 2010, p. 1).

En cela, la prénotion s’érige désormais en paradigme, et marque de son empreinte la majorité des travaux et des discours relatifs à la durabilité, délibérément ou inconsciemment (Figuiere, Rocca, 2008, p. 3). Comme nous l’avons dans le chapitre précédent, avant la conférence de Rio de 1992 le

développement durable se structurait autour de notions : l’environnement et le développement. Suite à

cette conférence, on assiste à une fragmentation du développement en deux autres notions : le social et l’économique, comme le soulignent Sébastien et Brodhag (2004, p. 4) dans le schéma ci-dessous. Dans le chapitre suivant, nous verrons comment la représentation d’un développement durable tripartite, sans hiérarchie marquée entre les sphères environnementale, économique et sociale, s’est imposée comme la vision conventionnelle majoritairement reconnue.