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La pratique du projet urbain : un renouveau opérationnel

Introduction. Évolution des pratiques et ville durable

II.2. La pratique du projet urbain : un renouveau opérationnel

Dans ce chapitre, nous allons aborder le courant urbanistique opérationnel qui est apparu au cours des années 1980, et qui marque encore profondément la pratique contemporaine : le projet urbain. Si la période d’après-guerre fut marquée par le passage du plan d’urbanisme à la pratique opérationnelle, avec notamment l’émergence de figures professionnelles importantes comme l’aménageur ou le promoteur-constructeur, les années 1980 vont aller encore plus loin dans la démarche opérationnelle, en réutilisant les outils mis en place. Dans un premier temps, nous allons cadrer historiquement l’apparition de ce mouvement, et définir les multiples acceptions et utilisations qu’il en fait aujourd’hui. Le hiatus entre l’approche théorique et politique d’un côté, et la fabrique opérationnelle du projet urbain de l’autre nous permettra ensuite de faire la transition avec la situation contemporaine. Les grandes composantes du projet urbain seront ainsi présentées : les caractéristiques générales, les modèles d’organisation, le système d’acteurs et le cadre opérationnel. Aujourd’hui l’urbanisme est affaire de projet, l’action de se projeter est intrinsèque à l’action d’aménager. Pour comprendre la place prépondérante que prend le projet dans le champ de l’urbanisme, il est nécessaire de s’imprégner du contexte sociétal qui s’est établi depuis l’époque moderne. Dans notre société, on touche à la fin de l’ère de la modernité, voire même de la post-modernité. On est passé dans ce que certains appellent l’hyper-modernité (Ascher, 2005). L’époque moderne s’est fondée sur la capacité d’émancipation des individus et de réponses aux problèmes grâce au progrès scientifique et technique, en conservant ainsi une grande confiance en l’avenir. Le plan d’urbanisme définit alors un cadre intangible et rassurant. Aujourd’hui, le rapport au temps est plus complexe, on se projette avec beaucoup moins de certitudes au regard des problèmes environnementaux et des changements climatiques. Par ailleurs, nous avons vu que l’’arrivée de la prénotion de développement durable implique de nouveaux principes de précaution : faire aujourd’hui ce qu’on ne regretta pas demain. Ainsi, l’hyper-modernité dépeint une société humaine constituée de projets multiples et complexes, qui doivent être flexibles et évolutifs pour s’adapter aux possibles changements. Le projet est devenu la norme.

« Si le XXème siècle est celui de la planification, le XXIème siècle est indéniablement celui du projet

urbain » (Ingallina, 2010).

Qu’il soit politique, de société, de recherche, de territoire ou projet urbain, la notion de projet concerne toutes les disciplines et reflète ce nouveau rapport au temps. Selon J.C. Vilatte (2006), enseignant-chercheur sur les dispositifs de médiation des savoirs et de la culture, le projet est devenu une condition nécessaire. En s’inscrivant dans la continuité de la théorie existentialiste de Jean-Paul

Sartre, qui considère que « l’homme se définit par son projet », J.C. Vilatte estime que le projet est une nouvelle valeur intrinsèque à notre société contemporaine, et tend à se définir comme un modèle d’action.

Sans s’opposer à ces considérations, le psychosociologue Claude Coquelle estime que la pratique permanente du projet aujourd’hui est une erreur et représente même un danger : « le projet en se

présentant comme une sorte de cadre, de planification de l'action enferme l'individu dans la construction d'objectifs et l'empêche de saisir les opportunités, d'agir ou plutôt de réagir selon le contexte, de s'adapter au circonstanciel »

(Coquelle, 1993). Sans réfuter la nécessité existentielle du projet, il oppose ainsi deux conceptions du projet. La première, la conception la plus répandue et qu’il critique, tend à exiger de l’individu qu’il dispose une représentation claire de son « avenir désiré », et qu’il détermine son action présente par rapport à cette représentation. A contrario, il propose une conception alternative du projet, conçu comme « une action présente, une expérience située, souple et plurielle ».

L’étude diachronique1 de la notion de projet est très intéressante pour observer l’évolution des représentations sociétales du projet à travers le temps, mais aussi pour saisir les nuances actuelles qui définissent cette notion. Ainsi, le projet entendu aujourd’hui comme un modèle d’action, n’existait pas dans la Grèce Antique. D’après J.C. Vilatte, aucun équivalent au terme de projet n’a été découvert sur cette période, mais seulement une dichotomie entre « le choix moral – proairesis » et « le choix lié à un

but déterminé – boulèsis ». L’inexistence d’une conception du projet se prolonge durant l’époque

médiévale, où « la pensée de cette société traditionnelle est fondée sur le temps agraire ». Ce n’est qu’à la Renaissance qu’émerge réellement la notion de projet, appuyée par les grands travaux des ingénieurs et architectes. Selon le psychosociologue Jean-Pierre Boutinet (2015), dès lors que les penseurs de la Renaissance ont cherché à diminuer la part d’improvisation de leurs réalisations techniques, l’approche conceptuelle par le projet est apparue. Boutinet démontre qu’au cours du XVème siècle, le terme « pourjet » devient récurrent pour signifier l’utilisation de plans et de dessins dans l’aménagement de l’espace. Cette première forme étymologique du terme est issue du verbe latin « projicio » qui signifie projeter, jeter en avant. Il est alors édifiant de constater que la notion même de projet puise ses sources aux origines des premiers travaux architecturaux. Ainsi, le dessin et le plan anticipateur avant la réalisation se transforment peu à peu en projet. J.C. Vilatte parle de la naissance d’un « idéal architectural qui tente de concilier la volonté et la raison ». La notion de projet soutient de fait la fin de l’obscurantisme religieux. En effet, la victoire de la raison sur la foi dans les nouvelles sociétés humaines est largement renforcée au XVIIIème siècle avec la philosophie des Lumières, appuyée par la séparation de plus en plus marquée entre la science et le dogme religieux. Selon J.C. Vilatte, « la

notion de projet est alors utilisée dans les théorisations du nouveau pouvoir de l’Homme ». Par la suite, les grands

penseurs du XIXème et du XXème siècle viendront asseoir cette hégémonie du projet dans la condition humaine et sociétale, comme Heidegger ou Jean-Paul Sartre.

Désormais établi comme un élément intangible de nos sociétés « hyper-modernes » (Ascher, 2005), le temps du projet et sa gouvernance deviennent indispensables à toute réflexion sur l’aménagement du territoire. Si l’approche par le projet a pris autant d’importance dans la théorie et la pratique urbanistique, il est nécessaire de définir ce qui est entendu par projet urbain.