• Aucun résultat trouvé

II - Acquisitions foncières et restructurations agraires :

enjeux autour de la définition d’un phénomène

A - Une première phase de recherche destinée à définir le phénomène :

« the making sense phase »

« Land grabbing », « accaparements fonciers », « appropriations foncières », « acquisitions foncières à grande échelle », « investissement foncier », « enclosure », « ruée vers la terre », de nombreux termes sont utilisés depuis 2007 pour décrire l’intérêt actuel pour le foncier agricole exprimé par un grand nombre d’investisseurs. Cette multiplicité de termes afin de décrire un même

Mathieu Boche –Thèse Université Paris Sud, UMR Art ’Dev – CIRAD – 2014 42 phénomène traduit l’existence de plusieurs visions concernant les causes, l’ampleur, les caractéristiques, les trajectoires et conséquences de ce phénomène.

Concomitamment au grand nombre de projets annoncés d’acquisitions foncières on a vu émerger une littérature très abondante sur la question. Comme le déclare Oya (2013) « le volume de la littérature sur le « land grab » est tout à fait remarquable, considérant la nature évolutive du phénomène et le peu de recul disponible sur ces questions ». Initialement lancé par les travaux de l’ONG Grain (2013) et la révélation par le Financial Times du projet de la société Sud-Coréenne Daewoo à Madagascar (Jung-a et al. 2008), la littérature sur les acquisitions foncières n’a fait que croître jusqu’à maintenant. Certains auteurs parlent même d’un « literature rush » (ruée sur les publications) en parallèle de la ruée sur les terres (Oya 2013). L’implication du secteur académique, de la société civile, des activistes, des médias, des organisations internationales et des agences de coopérations et de financement internationales explique l’ampleur de cette littérature et ses caractéristiques. En effet, la littérature traitant de ces questions en tant qu’objet d’étude est constituée d’articles publiés dans des revues scientifiques mais également d’un grand nombre de travaux de la littérature grise (rapports de recherche, études de cas). Cette course à la publication a bien entendu été marquée par une évolution des questions traitées, des thématiques, des concepts mais également des zones géographiques étudiées. Les auteurs identifient deux périodes dans l’analyse du phénomène (Oya 2013). La première période de publication (2007-2012) a surtout été marquée par la domination des questions « qui, où, quand et combien ». En revanche, la seconde marque le début d’une tentative d’intégration des questionnements liés au phénomène à des débats théoriques plus globaux (cf. chapitre 2 sur le cadre théorique).

1) La définition par la quantification

Au cours de l’histoire récente de ces projets, le débat s’est essentiellement centré en premier lieu sur les questions de quantification et de définition du phénomène. Plusieurs auteurs ont tenté de regrouper les informations disponibles sur les projets d’acquisitions foncières à grande échelle et d’apporter une estimation de l’ampleur du phénomène au niveau mondial et/ou régional (Deininger et Byerlee 2011, Land Matrix 2011, Schoneveld 2011, Anseeuw et al. 2012). La plupart de ces recherches se sont fondées sur les informations mises à dispositions par deux initiatives principales qui sont celle de Grain (2013) et de la Land Matrix (2011). Bien qu’ayant permis de réelles avancées dans la compréhension et l’analyse du phénomène, les résultats des tentatives de quantification utilisant ces informations ont été critiqués (Edelman 2013, Oya 2013, Scoones et al. 2013). Autant les chercheurs

Mathieu Boche –Thèse Université Paris Sud, UMR Art ’Dev – CIRAD – 2014 43 qui critiquent ces résultats que ceux qui tentent de réaliser ces quantifications, identifient plusieurs difficultés majeures, dans ce type d’exercice.

La première difficulté provient de la définition même de « l’accaparement des terres ». Les premières tentatives de quantification ont regroupé des acquisitions foncières ayant des objectifs très variés allant de l’activité minière à l’agriculture, l’activité forestière, le développement de l’industrie, en passant par le tourisme et les projets de conservation des zones naturelles (Anseeuw et al. 2012). Certains auteurs critiquent ce type de regroupement et plaident pour une analyse séparée des différents secteurs d’activité et une concentration des analyses sur les acquisitions par des entreprises pour l’établissement de structures de production agricoles (Akram-Lodhi 2012). La surface minimum, les modalités d’accès au foncier (achat, location, concessions) et la nationalité des investisseurs (internationaux ou domestiques) sont autant d’aspects caractéristiques des acquisitions foncières qui font également débat et qui influent la quantification finale du phénomène.

La seconde difficulté inhérente au travail de quantification intervient en raison de problèmes liés à la mesure du phénomène. La très faible documentation et l’incohérence des sources mais également les biais dans la définition de ce qui est réellement mesuré constituent autant de limites dont il est important de tenir compte lors de la réalisation d’une quantification de ces acquisitions massives de terres (Chouquer 2012, Anseeuw et al. 2013). Les projets d’exploitation forestière sont particulièrement concernés par ce biais. En effet, chaque « bloc d’exploitation » de plusieurs milliers d’hectares est souvent considéré comme un projet individuel alors qu’il s’agit en réalité de la même entreprise qui contrôle les différents blocs et les exploite comme une seule concession. La troisième difficulté liée à la collecte d’informations réside dans la capacité à refléter les dynamiques temporelles de ces projets d’acquisitions foncières (Deininger et Byerlee 2011). Enfin, une quatrième difficulté est liée aux biais créés par la disponibilité des informations, les sources utilisées et la fiabilité des données.

Il est intéressant de noter, qu’il n’existe toujours pas de consensus sur cette question de la quantification. En raison de toutes ces difficultés les chiffres globaux sont régulièrement revus à la baisse, alimentant ainsi continuellement le débat sur l’existence réelle du phénomène. Néanmoins, de plus en plus d’auteurs soutiennent l’idée que la question de l’ampleur doit être laissée au second plan pour se focaliser sur la question des implications de cet intérêt pour les terres agricoles sans considération de surface et de nationalité des investisseurs (Edelman et al. 2013).

Mathieu Boche –Thèse Université Paris Sud, UMR Art ’Dev – CIRAD – 2014 44

2) Déterminants du phénomène

La seconde thématique traitée de manière prépondérante dans la première vague de publications est celle des déterminants des acquisitions foncières. Cotula et al. (2010) ont été les premiers à décrire les liens entre l’intérêt des investisseurs étrangers et la hausse des prix alimentaires, le développement des marchés d’agrocarburants, et du carbone. A la suite de ce travail, une première distinction a été faite entre ce qui s’avère avoir été le déclencheur de ces acquisitions, c’est-à-dire l’envolée des prix des denrées alimentaires en 2007-2008 (Daniel et Mittal 2009, Centre d'Analyse Stratégique 2010, Cotula et al. 2010), et les déterminants majoritairement liés à l’augmentation de la populations mondiale et à la consommation alimentaire et énergétique (Anseeuw et al. 2012).

Le premier déterminant mis en avant est la volonté de s’impliquer dans la production alimentaire. Les productions alimentaires sont d’ailleurs présentées comme le principal objectif des acquisitions foncières à grande échelle (Anseeuw et al. 2012). Selon ces analyses à l’échelle globale, l’augmentation des prix des denrées alimentaires a fait prendre conscience aux autorités de certains pays de leur dépendance envers le marché mondial pour leur alimentation (Von Braun et Meinzen-Dick 2009, Borras et Franco 2010). Ce serait dans cette optique de diminution de dépendance envers les importations alimentaires que certains pays riches avec une population importante mais relativement peu de ressources naturelles ont tenté de sécuriser des terres pour mettre en place des projets de production agricole à grande échelle. C’est notamment le cas des pays du Golf (Woertz 2013). Cette description initiale du phénomène a produit une image d’investissements organisés uniquement par des autorités gouvernementales de certains pays. Cette vision erronée a été corrigée par différentes études insistant sur l’implication d’acteurs privés issus du secteur agricole (Robertson et Pinstrup-Andersen 2010) mais également par des acteurs issus d’autres secteurs comme celui de la finance (Anseeuw et al. 2011).

La production d’agrocarburants est également présentée comme un facteur majeur dans le développement de ces projets (Land Matrix Partnership 2013). Certaines études se sont même exclusivement intéressées à ce type de projet (Borras et al. 2010, Nhantumbo et Salomão 2010, White et Dasgupta 2010). Les politiques publiques de l’Union européenne et des Etats-Unis en matière d’énergies renouvelables ont clairement amplifié l’intérêt d’investisseurs et d’entrepreneurs (Franco et al. 2010, Cotula 2012) dans le contexte de forte hausse et d’instabilité du prix du pétrole à la fin des années 2000 (Comité Technique Foncier et Développement 2010). La Directive Européenne 2003/30/CE visant à promouvoir l'utilisation de biocarburants ou autres carburants renouvelables dans les transports fixait un objectif d’incorporation de 5,75% de biocarburants dans tous les carburants et

Mathieu Boche –Thèse Université Paris Sud, UMR Art ’Dev – CIRAD – 2014 45 diesel utilisés pour le transport au 31 Décembre 2010. La Directive Européenne 2009/28/CE (RED) sur l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables fixait, quant à elle, un objectif de 20% des énergies totales consommées issues de sources renouvelables (et au moins 10% pour le secteur des transports) à l’horizon 2020. Ces objectifs mettaient donc les agrocarburants au centre de la stratégie énergétique européenne. Les entreprises européennes ont répondu à cette incitation, à savoir la garantie d’un accès au marché européen, en investissant massivement dans la production d’agrocarburants en Europe, mais également en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud.

L’importance de la production d’agrocarburants comme déterminant des acquisitions foncières à grande échelle fait consensus dans la littérature (Borras et al. 2010), néanmoins certains auteurs mettent en évidence la difficulté à séparer nettement les rôles de la production alimentaires et des agrocarburants. C’est alors qu’a émergé le concept de « flex crop » afin d’analyser les déterminants des acquisitions foncières (Anseeuw et al. 2012, Borras et al. 2012). Ces analyses mettent en avant le fait que les investisseurs recherchent plutôt le caractère adaptatif de certaines cultures (soja, huile de palme, maïs et canne à sucre) et donc la possibilité de revendre les productions sur les marchés alimentaires ou énergétiques en fonction de la demande la plus intéressante.

L’orientation finale de la production (alimentaire ou énergétique) ne constitue pas l’unique déterminant de la ruée vers les terres agricoles identifié dans la littérature (Zoomers 2010). Parmi les autres déterminants, l’accès à des ressources naturelles comme l’eau (Woodhouse 2012, Adamczewski et al. 2013, Rulli et al. 2013), le développement des marchés de séquestration du carbone, de conservation de la biodiversité et des mécanismes de paiements pour services environnementaux regroupés sous le terme de « green grabbing » (Fairhead et al. 2012), ainsi que l’industrialisation et les activités minières (Levien 2013) ont été identifiés comme des éléments ayant permis d’expliquer la vague d’acquisition foncière récente.

B - Une concentration du débat sur les processus de mise en place des

Outline

Documents relatifs