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alg´ebrique d’une courbe g´eom´etrique deviendrait un objet d’´etude pour lui- mˆeme, ind´ependamment d’un contexte g´eom´etrique.

Nous consid´erons au contraire que le texte cart´esien pr´esente un ´etat ant´erieur d’un tel processus qui ne montre pas l’objet « courbe alg´ebrique » mais la gen`ese de cet objet, o`u s’entrelacent probl`eme g´eom´etrique et m´ethode arithm´etico-alg´ebrique. Les ´el´ements de la m´ethode cart´esienne des normales rendus artificiellement d´esassortis `a cette derni`ere par une interpr´etation seulement alg´ebrique ne seraient ainsi que les vestiges d’une composante g´eom´etrique classique d’origine.

5.1

Une pr´esentation modernisante

5.1.1

Description de la m´ethode

Soit une courbe Γ dont on connaˆıt l’´equation P(x, y) en coordonn´ees rec- tangulaires relativement `a un axe Ax. On se propose de d´eterminer en un point C de la courbe d’abscisse AM = x et d’ordonn´ee CM = y la normale `a cette courbe, c’est-`a-dire la droite perpendiculaire `a la tangente.

Si P est le point d’intersection de cette droite avec l’axe des x, le cercle de centre P qui passe par C sera tangent `a la courbe. Il admettra en effet au point C une tangente commune avec la courbe Γ.

Si P est seulement voisin de ce point, le cercle coupera la courbe Γ en un second point C′ qui se rapprochera ind´efiniment du point C, lorsque le point

P se rapprochera ind´efiniment du pied de la normale. On obtiendra ainsi le point cherch´e lorsque les deux points C et C′ concideront.

Posons CP = s et AP = v. Dans le rep`ere orthogonal d’axe Ax, le cercle de centre P qui passe par le point C admet pour ´equation

s2 = y2+ (v − x)2. (5.1) ´

Eliminant y — ou x — entre l’´equation P(x, y) = 0 de la courbe alg´ebrique et l’´equation (5.1) du cercle, on obtient une ´equation polynomiale Q(x) = 0, en g´en´eral de degr´e 2n du fait des termes carr´es en x et y dans l’´equation du cercle, dont les racines donnent les abscisses des points d’intersection de la courbe et du cercle. Le cercle est tangent `a la courbe si et seulement si le polynˆome Q(x) poss`ede une racine double e qui est ´egale `a l’abscisse x du point C.

150 CHAPITRE 5. LA M ´ETHODE DES NORMALES DE DESCARTES

On peut ´ecrire alors une ´equation `a coefficients ind´etermin´es de la forme

a0+ a1x+ ... + a2n−1x2n−1+ x2n= (x − α)2(b0+ b1x+ ... + b2n−3x2n−3+ x2n−2).

(5.2) a0, ..., a2n−1 sont les coefficients du polynˆome r´esultant Q(x). Ils d´ependent

d’une part des coefficients de l’´equation de la courbe qui sont connus, d’autre part, de s et v qui sont inconnues. α est l’abscisse du point C. b0, ..., b2n−3

sont inconnues.

On d´eduit ainsi de l’ensemble des identit´es ´etablies pour chacun des coef- ficients un syst`eme lin´eaire de 2n ´equations `a 2n inconnues en employant la m´ethode des coefficients ind´etermin´es. En ´eliminant successivement les 2n−2 coefficients ind´etermin´es b0, ..., b2n−3 ainsi que s, on parvient finalement `a

une ´equation en v et x qui permet de d´eterminer v.

Pour donner une id´ee d’un tel syst`eme, arrˆetons-nous aux cubiques8, c’est-

`a-dire `a l’ordre 3 pour l’´equation P(x, y) = 0 et donc en g´en´eral au degr´e 6 pour le polynˆome r´esultant Q(x).

On obtient ainsi dans le cas g´en´eral d’une cubique d’´equation

ax3+ bx2y+ cxy2+ dy3 + ex2+ f xy + gy2+ hx + ky + l = 0 (5.3)

un polynˆome r´esultant

Q(x) = [ax3+ cx(s2− (v − x)2) + ex2+ g(s2− (v − x)2) + hx + l]2 − (s2− (v − x)2)[bx2+ d(s2 − (v − x)2) + f x + k]2 (5.4)

dont les coefficients sont donn´es apr`es d´eveloppement par les expressions

8On peut trouver une pr´esentation g´en´erale `a l’ordre n avec des formules de sommation

5.1. UNE PR ´ESENTATION MODERNISANTE 151

suivantes divis´ees par (a − b)2+ (c − 1)2 pour obtenir un polynˆome unitaire9 :

                                                           a0 = l2+ (2gl − k2)s2+ (−2dk + g2)s4− d2s6+ (4dk − 2g2)s2v2 +3d2s4v2+ (−2gl + k2)v2− 3d2s2v4+ (−2dk + g2)v4+ d2v6 a1 = 2hl + (2cl − 2fk + 2gh)s2+ (2cg − 2df)s4+ (4g2− 8dk)s2v −6d2s4v+ (4gl − 2k2)v + (−4cg + 4df)s2v2+ (−2cl + 2fk − 2gh)v2 +(12d2)s2v3+ (8dk − 4g2)v3+ (2cg − 2df)v4− 6d2v5 a2 = (2el − 2gl + h2+ k2) + (−2bk + 2ch + 4dk + 2eg − f2− 2g2)s2 +(−2bd + c2+ 3d2)s4+ (8cg − 8df)s2v+ (4cl − 4fk + 4gh)v +(4bd − 2c2− 18d2)s2v2 + (2bk − 2ch − 12dk − 2eg + f2+ 6g2)v2 +(−8cg + 8df)v3+ (−2bd + c2+ 15d2)v4

a3 = (2al − 2cl + 2fk + 2eh − 2gh) + (2ag − 2bf + 2ce − 4cg + 4df)s2

+(−8bd + 4c2+ 12d2)s2v+ (−4bk + 8dk + 4eg − 2f2− 4g2)v

+(−2ag + 2bf − 2ce + 12cg + 4ch − 12df)v2+ (8bd − 4c2− 20d2)v3

a4 = (2ah + 2bk − 2ch − 2dk + e2− 2eg + f2+ g2)

+(2ac − b2+ 4bd − 2c2− 3d2)s2+ (4ag − 4bf + 4ce − 8cg + 8df)v

+(−2ac + b2+ bc2− 12bd + 15d2)v2

a5 = (2ae − 2ag + 2bf − 2ce + 2cg − 2df)

+(4ac − 2b2 + 8bd − 4c2− 6d2)v

(5.5) D’autre part, `a partir de l’identit´e alg´ebrique

Q(x) = a0+ a1x+ a2x2+ a3x3+ a4x4+ a5x5+ x6 (5.6)

= (x − α)2(b0+ b1x+ b2x2+ b3x3+ x4) (5.7)

on obtient le syst`eme suivant :                α2b0 = a0 −2αb0+ α2b1 = a1 b0− 2αb1+ α2b2 = a2 b1− 2αb2+ α2b3 = a3 b2− 2αb3+ α2 = a4 b3− 2α = a5 (5.8)

La comparaison des expressions des coefficients a0, ... a5 du polynˆome

r´esultant Q(x) et du syst`eme (5.8) obtenu en usant de la m´ethode des co- efficients ind´etermin´es, qui exprime le fait que ce polynˆome Q(x) admet α

9On conservera n´eanmoins les mˆemes notations a

i pour ne pas alourdir une formule

152 CHAPITRE 5. LA M ´ETHODE DES NORMALES DE DESCARTES

comme racine double, montre clairement que l’´elimination successive des co- efficients b0, ..., b3 est simple et qu’elle peut mˆeme ˆetre donn´ee par un al-

gorithme10. Au contraire la d´etermination de s et v est difficile et ne va

pas de soi comme la donation d’un algorithme pour ces calculs `a la v´erit´e impraticables dans le cas g´en´eral.

5.1.2

Les difficult´es d’une interpr´etation modernisante

Une interpr´etation modernisante qui situe d’embl´ee la m´ethode des nor- males dans la G´eom´etrie alg´ebrique de la fin du dix-septi`eme si`ecle achoppe sur un premier obstacle de taille qui, du reste, a d´ej`a ´et´e relev´e par l’his- toriographie : les difficult´es d’application d’une telle m´ethode `a une courbe alg´ebrique quelconque dont l’´equation pr´esente des puissances de x ou y impaires apparaˆıssent insurmontables en g´en´eral. D’ailleurs, mˆeme dans le cas d’´equations plus simples comme celle du folium, qui est donn´ee par x3 + y3 = nxy, dont Descartes propose `a ses adversaires de d´eterminer la

tangente11, la complication est r´eelle du fait de la seule pr´esence de puis-

sances impaires des variables. Bien sˆur, c’est le choix de toucher la courbe par un cercle et non par une droite, qui conduit en g´en´eral `a l’´el´evation au carr´e des termes qui composent l’´equation qui est `a l’origine d’une telle difficult´e.

Les tenants de l’interpr´etation modernisante que nous avons cit´ee pr´esentent deux arguments qui sont corr´el´es et qu’on illustrera par deux citations emprunt´ees `a Tannery et Duhamel qui nous paraissent typiques : le premier porte sur la difficult´e d’application de la m´ethode, le second sur le concept de tangente `a l’œuvre dans celle-ci.

Tannery ´ecrit ainsi :

J’ai `a peine besoin de faire remarquer que sa m´ethode analy- tique [la m´ethode des normales de Descartes] aurait ´et´e tr`es sim-

10Nous reviendrons en d´etail sur cette question. Cf. infra [section 5.5, 174].

11Cf. la lettre de Descartes `a Mersenne de janvier 1638 : [Descartes(1964-1974), I, p. 490-

491]. On trouve la r´eponse de Fermat dans un ´ecrit de 1638 annex´e `a une lettre `a Mersenne de juin-juillet 1638. Cf. [Fermat(1638b), p. 156-157 (resp. p 327-328)]. Il n’est pas anodin que Descartes propose dans une autre lettre `a Mersenne du 23 aoˆut 1638 pour tromper Roberval l’´equation x3+ 3xy2= nx2− ny2 sans mentionner qu’il s’agit de l’´equation du

mˆeme folium ou galand rapport´ee `a un autre rep`ere apr`es un changement de coordonn´ees. Cf. [Descartes(1964-1974), II, p. 316-317, 336 et ´eclaircissement p. 342]. Dans ce cas, en effet, on peut appliquer la m´ethode en ´eliminant y2et obtenir ainsi sans ´el´evation du degr´e

5.1. UNE PR ´ESENTATION MODERNISANTE 153

plifi´ee si, au lieu de couper par un cercle `a ´el´ements arbitraires la courbe `a laquelle il est propos´e de mener une tangente, il l’eˆut coup´ee par une droite passant par les mˆemes points d’intersec- tion, c’est-`a-dire s’il eut cherch´e directement12, par son analyse,

la tangente et non la normale.13

Duhamel ´ecrit ainsi :

On voit que ce principe tr`es simple sur lequel est fond´ee la m´ethode peut s’´enoncer ainsi : une ligne quelconque variable qui coupe une courbe donn´ee en un point fixe et en un second point qui se rapproche ind´efiniment du premier, devient tangente `a cette courbe quand les deux points d’intersection co¨ıncident.14

Ainsi, si l’on s’accorde `a penser que Descartes dispose du concept de tangente ´evoqu´e par Duhamel dans sa m´ethode des normales, qu’il entend appliquer sa m´ethode `a une courbe alg´ebrique quelconque, on ne peut que se demander pourquoi il n’a pas choisi directement la droite tangente et non le cercle tangent. Car Descartes pouvait-il ignorer la complication de sa m´ethode, du moins ainsi entendue ? Cela paraˆıt difficile. Mais s’il la vante tant par ailleurs, n’est-ce pas qu’il entendait l’appliquer d’une autre fa¸con. A nouveau, une fois une telle interpr´etation accord´ee, on peut apporter deux r´eponses15 : soit Descartes a ignor´e une telle simplification de sa m´ethode,

soit il ne s’agit de la part de Descartes que d’un choix philosophique ou bien rh´etorique, donc extrins`eque aux math´ematiques, puisqu’il ne peut ˆetre jus- tifi´e — au contraire il est mˆeme d´eni´e — par des consid´erations alg´ebriques. Il nous semble que de telles r´eponses devraient conduire `a discuter les postulats interpr´etatifs pr´ec´edents et `a poser les deux questions suivantes : Descartes entendait-il appliquer sa m´ethode de cette mani`ere `a une courbe alg´ebrique quelconque ? Disposait-il v´eritablement dans la G´eom´etrie de 1637 d’un nouveau concept de tangente relativement aux G´eom`etres Grecs ? Ces

12C’est moi qui souligne. 13Cf. [Tannery(1899), p. 336].

14Cf. [Duhamel(1864), p. 285]. Cette interpr´etation de la tangente remonte `a Lagrange.

Cf. [Lagrange(prairial an V, 1797), p. 117]. Cf. ´egalement sur cette question des tangentes la conf´erence de Massimo Galuzzi [Galuzzi(2006)] ainsi que la conf´erence de Roshdi Ra- shed [Rashed(2006)] qui rapproche la conception de la tangente d’Apollonius de celle qu’on attribue aux math´ematiciens du dix-septi`eme si`ecle, qui consiste `a regarder la tangente comme une s´ecante en un point double `a la courbe.

15Pour une autre interpr´etation, on peut consulter l’article de Massimo Galuzzi.

154 CHAPITRE 5. LA M ´ETHODE DES NORMALES DE DESCARTES

deux questions aboutissent `a une troisi`eme qui serait : La m´ethode des nor- males de Descartes dans la G´eom´etrie de 1637 ne rel`eve-t-elle que de la G´eom´etrie Alg´ebrique ou ´egalement de la G´eom´etrie classique ?