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L’expression des lignes du probl`eme et la question des

2.3 La solution cart´esienne

2.3.2 L’expression des lignes du probl`eme et la question des

Descartes montre que chacun des segments CD, CF et CH peut s’exprimer sous la forme ±αy ± βx ± γ, o`u α, β et γ sont connues. Il nous suffira de d´ecrire le calcul de CF pour en d´eduire facilement les deux autres.

Voici ce qu’´ecrit Descartes :

Apr´es cela pource que les lignes AB, AD, EF sont donn´ees par position, la distance qui est entre les points A & E est aussy donn´ee, & si on la nomme k, on aura EB esgal a k + x ; mais ce seroit k − x, si le point B tomboit entre E & A ; −k + x, si E tomboit entre A & B. Et pource que les angles du triangle ESB sont tous donn´es, la proportion de BE a BS est aussy donn´ee, & ie la pose comme z `a d, si bien que BS est dk+dx

z , & la toute

CS est zy+dk+dxz , mais ce seroit zy−dk−dxz , si le point S tomboit entre B & C ; & ce seroit −zy+dk+dxz , si C tomboit entre B & S. De plus, les trois angles du triangle FSC sont donn´es, & en suite la proportion de CS `a CF, qui soit comme de z `a e, & la toute CF sera ezy+dek+dexzz .14

Si nous avons cit´e in extenso le calcul cart´esien, c’est qu’il nous paraˆıt po- ser de nombreuses questions, en particulier celle des signes. Suivons `a pr´esent pas `a pas les calculs.

Tout d’abord, Descartes reformule la condition g´eom´etrique classique ´enon¸cant que les trois droites AB, AD et EF sont donn´ees de position, en ´ecrivant que l’abscisse du point E d’intersection de la troisi`eme droite EF avec l’axe des abscisses AB est donn´ee et pos´ee ´egale `a k.

Remarquons que pour nous, de fa¸con moderne, l’abscisse du point E et l’abscisse du point C, avec la position choisie par Descartes, sont de signes oppos´es car ils sont situ´es de part et d’autre du point A. Au contraire, pour Descartes qui ne consid`ere pas les coordonn´ees n´egatives, il n’en est rien. Les lettres ne d´esignent en effet pour lui que des quantit´es positives puisqu’elles d´esignent des segments15. En cons´equence, il lui faudra discuter la question

14Cf. [Descartes(1637c), p. 383-384].

15On touche ici `a une difficult´e d’interpr´etation. On a trois possibilit´es pour interpr´eter

les lettres employ´ees par Descartes : elles peuvent renvoyer `a la figure — le segment —, `a la grandeur — la longueur — ou `a la mesure — la mesure de la longueur, une unit´e ayant ´et´e fix´ee —. Nous consid´ererons qu’elles renvoient au segment. Cela signifie, d’une part,

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des signes `a affecter aux lettres qui repr´esentent les segments selon leurs positions respectives les uns par rapport aux autres, comme nous le verrons dans la suite.

Ainsi, selon la position du point C relativement aux points E et A, connais- sant AE = k, on peut d´eduire trois expressions possibles pour EB :

EB=    k+ x, k− x, x− k. (2.14)

Il importe de remarquer que Descartes est ambigu sur les raisons qui pourraient justifier ces trois positions diff´erentes. On peut les compter au nombre de deux types : des changements de position des droites EF ou AD16,

un changement de la position du point C postul´ee dans l’analyse17. Mais une

diff´erence essentielle et remarquable existe entre ces deux types de change- ment de position. Dans le premier cas, du fait du changement de configu- ration, le changement de l’´equation finale s’accompagne du changement de la courbe g´eom´etrique solution, tandis que dans le second cas, il se peut — car la solution est form´ee d’un syst`eme de deux coniques — que bien que l’´equation finale du lieu soit modifi´ee, la courbe solution ne le soit pas.

Ainsi, si le premier type de changement de position renvoie `a une re- cherche de g´en´eralit´e dans le traitement du probl`eme, visant `a consid´erer l’ensemble des positions possibles des droites AD, EF et GH, le second au contraire renvoie `a la correspondance entre une courbe g´eom´etrique et une famille d’´equations alg´ebriques, exprimant chacune un arc de cette courbe g´eom´etrique, d´etermin´e par la position arbitraire du point C postul´ee au d´ebut de l’analyse. Du point de vue de l’identification cart´esienne recherch´ee entre courbe et ´equation, si tant est que Descartes vise une th´eorie des courbes alg´ebriques dans la G´eom´etrie, une telle ambiguit´e nous paraˆıt t´emoigner des difficult´es math´ematiques inh´erentes `a un tel projet.

En effet, d’une part, l’interpr´etation de l’´equation alg´ebrique obtenue `a l’issue de l’analyse n’est pas univoque, d’autre part, mˆeme si l’on imagine qu’une unit´e n’a pas `a ˆetre n´ecessairement sp´ecifi´ee, d’autre part, que des changements d’unit´e ne modifient pas la signification des lettres. Pour une discussion sur ce sujet, cf. [Panza(2005), p. 24 et 31-33] et [Jullien(1996), p. 98].

16Par exemple, si la droite EF est plac´ee comme la droite GH, on obtiendra l’expression

k− x. Du reste, afin de traiter ´egalement ce second cas, Descartes choisit dans sa figure EF et GH de part et d’autre de AD qui fournit l’origine du rep`ere.

17Par exemple, si le point C est suppos´e dans l’angle dDAE, on pourra obtenir les deux

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que Descartes ne suppose pas ici un changement de position des droites du probl`eme mais ne fait que consid´erer l’exemple d’une configuration parmi d’autres, il n’empˆeche que la multiplicit´e des ´equations obtenues auxquelles r´epondent des arcs de la courbe solution complique grandement l’identifi- cation entre courbe(s) et ´equation(s) et pose le probl`eme de l’´equivalence entre ces diff´erentes ´equations. Doit-elle ˆetre par exemple ´etablie sur le plan alg´ebrique en exhibant des changements de variable qui permettent de passer d’une ´equation `a une autre ?

Mais revenons `a pr´esent `a ces trois expressions pour la ligne EB. Les lettres ne d´esignent ici que des quantit´es positives puisqu’elles d´esignent des segments. Mais, si nous acceptons qu’une lettre puisse d´esigner une quantit´e n´egative, du fait que AB et AE sont situ´ees de part et d’autre de l’origine A, les abscisses associ´ees seront de signes contraires. La premi`ere des trois expressions peut alors ˆetre abandonn´ee et on obtient, comme auparavant, dans notre formulation moderne d’une distance usant du double signe ± :

EB= ±(x − k). (2.15) Descartes, en ne d´esignant pas par des lettres des quantit´es n´egatives afin de rendre compte des positions des points relativement `a l’origine du rep`ere, doit donc consid´erer trois cas de figure au lieu de deux, puisque il examine les positions relatives de trois points A, B et E au moyen de la relation « entre », au lieu d’examiner seulement les positions relatives des deux points B et E.

Dans son choix des positions des points G et E par rapport au point B dans la figure 2.2, il pr´esente deux des trois cas pr´ec´edents de figure possible : celui o`u le point E et le point G sont situ´es de part et d’autre de l’origine A et celui o`u le point B et le point G sont situ´es du mˆeme cˆot´e du point A.

La notion de segment n´egatif est-elle donc ´etrang`ere `a Descartes ? Ou bien le refus d’introduire les quantit´es n´egatives en G´eom´etrie rel`eve-t-il d’un choix de sa part ? Une telle question ne nous paraˆıt ni anachronique ni ´etrang`ere `a la G´eom´etrie cart´esienne. En effet, force est de constater que par exemple dans la construction de l’´equation de la trisection de l’angle18, Descartes obtient

trois points d’intersection entre la parabole et le cercle, dont les ordonn´ees correspondent aux solutions de l’´equation. Parmi celles-ci, on trouve la racine « fausse », et le point correspondant F est bien situ´e de l’autre cˆot´e de l’axe des abscisses, relativement aux deux autres points dont les ordonn´ees sont les racines « vraies » de l’´equation, solutions du probl`eme g´eom´etrique d’origine.

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Et donc, en ce cas, on est bien dans la situation ou des segments d´esign´es par des lettres renvoient `a une quantit´e n´egative.

Fig. 2.3 – La figure de la trisection de l’angle : G´eom´etrie(1637), p. 396 La diff´erence des deux situations paraˆıt tenir au fait qu’un segment ren- voie `a la racine d’une ´equation dans l’exemple de la trisection de l’angle. Dans ce cas, la figure g´eom´etrique est produite par l’´equation tandis que dans le cas du probl`eme de Pappus, l’analyse de la figure g´eom´etrique produit au contraire l’´equation. Or il n’y a aucune raison g´eom´etrique pour consid´er´er un segment n´egatif parmi les donn´es19.

On voit ici apparaˆıtre une diff´erence de nature entre la courbe qui apparaˆıt en tant que « solution de probl`eme » de lieu g´eom´etrique et la courbe qui apparaˆıt comme « instrument de recherche » pour la construction d’´equations alg´ebriques20 car ces courbes sont engendr´ees `a partir de deux contextes

diff´erents : l’un g´eom´etrique, l’autre alg´ebrique.

Ainsi, du point de vue de la reconstitution de la gen`ese d’une th´eorie des courbes alg´ebriques qui serait pr´esente dans la G´eom´etrie de Descartes, il

19Ce probl`eme des grandeurs n´egatives en G´eom´etrie n’est pas anodin. Il se pose encore

pour Lazare Carnot qui critique dans sa G´eom´etrie de position de 1803 l’introduction des grandeurs n´egatives en G´eom´etrie. Cf. [Carnot(1803), Dissertation Pr´eliminaire, p. ii-xvii].

20J’emprunte le vocabulaire correspondant aux cat´egories donn´ees par Enrico Giusti

pour ´etudier la gen`ese d’un objet math´ematique. Cf. [Giusti(2000), p. 42-45] et supra [In- troduction G´en´erale, n. 48, p. 9].

50 CHAPITRE 2. LA SOLUTION DE DESCARTES

nous semble que, plus qu’`a un objet math´ematique, la courbe alg´ebrique renvoie `a diff´erents « ´etats d’incarnation » de ce mˆeme objet21. Les dif-

ficult´es rencontr´ees par Descartes et les omissions qui en r´esultent nous semblent r´esulter de l’identification qu’il fait sans v´eritable justification de ces diff´erents ´etats d’incarnation, comme si le probl`eme de Pappus ne jouait pour lui qu’un rˆole g´en´etique mais n´eanmoins non axiomatique dans la constitution d’une th´eorie des courbes alg´ebriques `a partir d’un fondement g´eom´etrique, cette consid´eration lui ´epargnant les efforts — et peut-ˆetre l’ennui — de l’´etablissement d’une v´eritable articulation logique.

Retournons `a pr´esent au calcul de Descartes. Rapporter la droite EF aux droites AB et BC, c’est `a dire au rep`ere cart´esien, c’est se donner d’esp`ece le triangle EBS et donc la proportion

BE: BS = z : d. (2.16) Se donner cette proportion est ´equivalent `a se donner l’´equation

dx− zy = dk (2.17) c’est-`a-dire une ´equation de la droite EF dans le rep`ere choisi22. En effet,

lorsque le point B d´ecrit l’axe AB, le point S d´ecrit la droite EF.

Il n’est pas clair que l’interpr´etation — moderne — que nous avons donn´ee de la proportion en une ´equation de droite soit celle de Descartes. N´eanmoins on peut affirmer que la proportion joue pour Descartes exactement le mˆeme rˆole qu’une ´equation de droite pour nous : d’une part, elle donne la droite, d’autre part, elle intervient exactement de la mˆeme fa¸con qu’une ´equation de la droite dans le calcul.

On comprend bien `a pr´esent le choix fait par Descartes du point d’inter- section A de la droite AD avec la droite AB jouant le rˆole de l’axe comme origine du rep`ere. Une fois encore, ce choix est intrins`eque au probl`eme et a pour but de faciliter le calcul. En effet, la droite AD passant par l’origine, on

21L’affirmation d’ Enrico Giusti dans son livre [Giusti(2000), p. 42-45] selon laquelle

on trouve d´ej`a l’objet « courbe alg´ebrique » dans la G´eom´etrie de 1637 nous paraˆıt sous- estimer cette diff´erence de nature entre ces deux incarnations d’origine g´eom´etrique et alg´ebrique qui pr´ec´edent et annoncent en effet une cristallisation plus tardive de l’objet « courbe alg´ebrique », qu’on pourrait observer selon nous plutˆot dans la seconde ´edition latine de la Geometria de 1659-1661, en particulier dans les essais de l’´ecole cart´esienne, comme ceux de Hudde ou De Witt.

22On s’est donn´e ici un sens sur l’axe AB tel que l’abscisse du point C est positive. Dans

2.3. LA SOLUTION CART ´ESIENNE 51

´elimine le coefficient constant dans son ´equation et dans l’expression de CD. La contrepartie est qu’on obtiendra donc l’´equation du lieu g´eom´etrique solu- tion sans coefficient constant, ce qui nuit `a la g´en´eralit´e vis´ee par Descartes23,

celui-ci d´esirant rapporter tous les lieux solides `a des lieux de Pappus. Consid´erons `a pr´esent la deuxi`eme partie du calcul. `A nouveau, Descartes est confront´e `a une discussion selon la position relative des points C, B et S, pour d´eduire CS de BS et BC, discussion comportant trois cas distincts. Les raisons en sont les mˆemes que celles pr´ec´edemment d´ecrites. De la donn´ee de l’angle de projection sur la droite EF, Descartes d´eduit que le triangle CFS est donn´e d’esp`ece, et donc la proportion CS : CF = z : e. Il d´eduit ainsi finalement

CF= ezy+ dek + dex

z2 . (2.18)

Mais revenons `a cette question des signes. On a vu que Descartes n’a trait´e qu’un des cas possibles. Il ajoute n´eanmoins pour terminer :

[...] pour les signes +, & −, qui se ioignent `a ces termes, ils peuuent estre chang´es en toutes les fa¸cons imaginables.24

La remarque de Descartes est vraie et ais´ee `a ´etablir sur le plan alg´ebrique. On peut r´esumer le calcul cart´esien par le sch´ema suivant :

AE

AB } →BE → BS, (2.19) BS

BC } →CS→ CF. (2.20) Du fait des trois expressions possibles pour BE et CS, on obtiendrait neuf ´equations, mais on trouve `a deux reprises les deux mˆemes expressions. On obtient ainsi sept ´equations qui correspondent bien `a toutes les possibilit´es de changement de signe, `a l’exception des trois signes −, soit 23− 1, puisque

l’expression de CF est form´ee de trois termes, en sorte que la remarque de Descartes est bien fond´ee.

L’interpr´etation g´eom´etrique de ces changements de signe est naturelle- ment li´ee `a la position des droites. D’autre part, il est ais´e de reconnaˆıtre les neuf r´egions du plan correspondantes aux neuf ´equations d´ecrites ci-dessus25,

comme on le voit dans la figure 2.4.

23Descartes le regrettera lui-mˆeme dans sa lettre `a Debeaune du 20 f´evrier 1639.

Cf. [Descartes(1964-1974), II, p 511].

24Cf. [Descartes(1637c), p. 385].

52 CHAPITRE 2. LA SOLUTION DE DESCARTES l1 l3 k x y (1) (2) (3) (4) (5) (6) (9) (8) (7) A E C B S F

Fig. 2.4 – Les neuf r´egions du plan pour le calcul de CF

`

A pr´esent, il est clair qu’on peut d´eduire les expressions de CD et CH par sym´etrie sans le moindre calcul. En effet, l’algorithme est identique, seuls changent les donn´ees qui sont au nombre de trois : l’abscisse du point d’in- tersection de la droite donn´ee avec l’axe des abscisses, les deux rapports correspondant aux rapports des cˆot´es de deux triangles donn´es d’esp`ece. Si on note A cet algorithme, on a :

CD = A(0,z b, z c), (2.21) CF = A(k,z d, z e), (2.22) CH = A(l, z f, z g). (2.23)

Ainsi, la premi`ere analyse donn´ee par Descartes qui conduit `a l’´equation du lieu, poss`ede une nature double. D’un cˆot´e, elle s’appuie sur une analyse

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g´eom´etrique classique, empruntant le vocabulaire des Donn´ees d’Euclide, mais, d’un autre cˆot´e, elle pr´esente un caract`ere alg´ebrique moderne. En ef- fet, Descartes, par sa recherche de la g´en´eralit´e, non seulement associe une famille d’´equations alg´ebriques `a une famille de configurations g´eom´etriques — qu’on consid`ere des changements de position du point C ou diff´eremment des changements de position de la droite EF —, mais encore traduit un chan- gement de configuration par un changement de signe dans l’expression de CF. Ce faisant, Descartes transforme ainsi un probl`eme g´eom´etrique en un probl`eme alg´ebrique.