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5. Présentation des résultats

5.4 Interventions mises en place

5.4.1 Prévention

Nous avons vu certaines recommandations de la littérature par rapport aux mesures de prévention, de détection et de traitement du harcèlement scolaire. Concernant l’axe préventif, plusieurs mesures ont été passées en revue, dont quelques-unes spécifiques à l’enseignement spécialisé, qui nous l’avons vu est cependant le parent pauvre des recherches en ce domaine.

Commençons donc par les interventions qui ont fait leurs preuves dans l’enseignement ordinaire et qu’il est possible de mettre en place par le professionnel lui-même. Celles-ci incluent l’établissement de règles de vie/antiviolences dans la classe, la présence d’activités

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positives en commun (ex : sorties scolaires), le recours à des ouvrages de jeunesse traitant de ce thème, la mise en place de jeux de rôle et l’apprentissage coopératif comme méthode d’enseignement. Parmi ces cinq mesures, les trois dernières ne sont appliquées par aucun professionnel de l’étude. L’établissement de règles de vie et la programmation d’activités positives en commun comme moyens de préventions ne sont quant à eux mentionnés que par un seul enseignant, Alexandre. Il ne s’agit d’ailleurs probablement pas d’un hasard, car il est aussi le seul de l’étude à évoluer au sein d’un cycle qui possède une commission d’enseignants dirigeant un groupe « Prévention harcèlement » depuis 2014, et dont les enseignants ont été formés par Jean-Pierre Bellon en personne. Grâce à ce dernier et via ses conférences, il est également le seul à avoir reçu une petite formation sur le harcèlement scolaire. Bien que le groupe soit antérieur au plan d’action du DIP lancé en 2016, il répond néanmoins à la demande de celui-ci concernant la mise en place d’un Groupe-Prévention au sein de chaque établissement. Il est risqué de déduire qu’aucun des quatre autres cycles de l’étude n’en possède, mais aucun autre professionnel n’en fait cependant mention.

Au niveau de l’établissement justement, la littérature recommande en outre d’organiser une journée débats avec le directeur et tous les enseignants, de mettre en place une surveillance étroite pendant les récréations et le repas de midi, ainsi que d’encourager les parents à prendre contact avec l’école s’ils pensent que leur enfant est harcelé ou harcèle d’autres camarades.

Pourtant, aucun professionnel n’évoque de journée débats et seulement une enseignante affirme avoir transmis une circulaire aux parents pour les informer de l’ouverture d’une ligne téléphonique gratuite, Abus Ecoute, ouverte à tous les élèves témoins ou victimes de comportements répréhensibles (République et canton de Genève, 2018). Après vérification, cette circulaire a été rédigée par la Conseillère d’Etat et est destinée à tous les élèves et parents d’élèves des écoles primaires et secondaires du canton de Genève. Les autres responsables pédagogiques doivent donc aussi l’avoir reçue, mais Claire est la seule à en parler. Sandrine inclut aussi les parents mais à un niveau plus personnel, puisqu’elle insiste auprès d’eux pour qu’ils n’hésitent pas à appeler s’ils ont l’impression que leur enfant vient moins volontiers à l’école.

Pour la mise en place d’une surveillance pendant les pauses de midi les éducateurs répondent présents, ou ont au moins une permanence qui laisse la possibilité aux élèves de demander de l’aide s’ils en ressentent le besoin. Cette mesure n’est toutefois pas possible dans le cycle C, étant donné que celui-ci ne comprend pas d’éducateur. Cet état des faits est donc délétère pour la prévention du harcèlement, puisque la pause de midi est rappelons-le est un moment propice à la manifestation d’actes agressifs. Deux enseignants mentionnent ensuite une

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surveillance pendant les récréations qui fonctionne sous forme de tournus entre tous les enseignants du cycle, système qui est probablement en vigueur dans tous les établissements.

Les effets s’en trouvent cependant limités étant donné le grand nombre d’élèves et le peu de surveillants. De plus, Claire indique que les enseignants interviennent s’il y a une « baston » (ligne 442) qui forme généralement un attroupement. Or, cet événement est la forme la plus visible du harcèlement, mais n’en est qu’une de ses nombreuses manifestations. Roland le confirme d’ailleurs : « On voit pas du tout tout ! Alors pas du tout » (ligne 485). La présence d’un grand nombre d’enseignants au sein du cycle semble également être un frein à la prévention et détection du harcèlement, puisque la collaboration semble compliquée ou inexistante. Lorsque je demande à ce même enseignant si les collègues de l’ordinaire sont au courant de la problématique de son élève, il rajoute : « Il y a 100 enseignants hein… donc non pas du tout non. Chacun s’occupe de ses élèves et c’est déjà suffisant » (lignes 491-492).

Etant donné que ce professionnel ne communique que très peu sur les brimades de son élève, même avec Virginie sa collègue la plus proche, nous pouvons douter de son effort à collaborer avec des enseignants d’autres classes. Toutefois, il est légitime d’en déduire que la surveillance de la récréation au cycle d’orientation doit prévenir et détecter le harcèlement scolaire de manière moins efficace que dans les écoles primaires, où il y a moins d’élèves et d’enseignants, rendant ainsi la collaboration plus facile.

Regardons à présent les mesures spécifiques à l’enseignement spécialisé abordées dans la littérature. McNamara (2013) propose en effet cinq pistes pour protéger ces élèves : un enseignement très explicite sur l’attitude à adopter face aux harceleurs, partir des expériences des élèves et de leur environnement proche (en adaptant les livres, en recourant à des photos ou des vidéos, en faisant des jeux de rôle), faire des activités répétées sur ce thème, utiliser des moyens mnémotechniques et fournir aux élèves de l’ordinaire des informations pertinentes sur les élèves à besoins éducatifs particuliers.

Après analyse, il s’avère que le recours à ces techniques est particulièrement anecdotique, puisque seuls deux enseignants utilisent l’une d’entre elles. Patrick signale qu’il fait le tour des classes de 9ème à chaque début d’année, afin de sensibiliser les élèves ordinaires : « chaque année au mois de septembre au démarrage de l’école, je pars avec un des deux conseillers sociaux et ont fait le tour de toutes les 9ème. On va ensemble, on prend toutes les classes les unes après les autres (...), on dit « voilà il y a une classe intégrée, c’est des enfants différents », on présente le projet. Le conseiller social dit que c’est un projet du cycle qui a été validé pour tout le corps de la direction et des enseignants, que tout le monde est partie

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prenante et qu’on a tous un regard bienveillant pour ces jeunes, pour qu’ils aient la possibilité pendant deux ou trois ans d’avoir une vraie aventure scolaire dans un cycle ordinaire. Et après on leur laisse un grand temps de questions, alors souvent ils ont plein de questions (…) Alors on démystifie plein de choses, on raconte plein de trucs, et après on précise bien que soit ici dans mon bureau soit dans le bureau du conseiller social c’est toujours ouvert et qu’on leur demande d’être très réactif » (lignes 201-212). Il s’agit là d’une très bonne initiative, mais le point négatif est que seulement un des quatre responsables pédagogiques met cette mesure en place.

Les autres moyens spécifiques de prévention ne sont utilisés par aucun professionnel, alors qu’ils sont d’autant plus importants pour les élèves en spécialisé du fait de leur vulnérabilité.

Virginie dit avoir diffusé une vidéo sur le harcèlement scolaire avec un objectif de prévention, mais il apparaît cependant que celle-ci est très peu en phase avec les caractéristiques des élèves à besoins éducatifs particuliers et donc moins à même d’être parlante pour eux. En effet, la vidéo montre une élève harcelée par ses camarades car elle a réponse à tout et est trop bonne élève. L’intention est louable, mais la vidéo est très éloignée des expériences des élèves puisqu’ils sont tous en difficulté scolaire. L’appropriation du concept de harcèlement et sa généralisation à d’autres formes d’agressions se trouvent par conséquent mises à mal.

Regardons pour finir les mesures autres, à savoir celles que les professionnels déclarent prendre pour prévenir le harcèlement scolaire, mais qui ne figurent pas dans la revue de littérature. Deux des professionnels interrogés déclarent cependant ne rien mettre en place, à l’image de Roland qui indique attendre que la situation s’avère avant d’intervenir.

Deux enseignants disent insister auprès des élèves pour leur rappeler de parler à un adulte dès qu’il y a un problème, deux autres mettent l’accent sur le respect, dont Alexandre qui affirme l’enseigner comme un contenu à part entière. Sophie et Virginie estiment pour leur part qu’il est très important de ne laisser passer aucune agression verbale, car en posant un cadre les élèves se sentent davantage protégés. Virginie justifie sa démarche de la manière suivante :

« Je me dis que c’est aussi un moyen où si je m’étais complètement trompée et qu’il y en a un qui souffre, au moins ça les protège » (lignes 277-279). Malgré sa bonne intention, il apparaît malheureusement que cette mesure n’est pas suffisante en elle-même, car rappelons-nous que 90% des actes de harcèlement ne se passent pas en classe mais à l’extérieur. Il y a d’ailleurs un élève dans sa classe qui est harcelé par ses camarades, mais qu’elle n’a pas réussi à identifier.

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Dans la même lignée, une éducatrice, Giulia, dit ensuite reprendre toutes les situations pour faire sentir aux élèves que leur parole est entendue : « J’essaye toujours de reprendre toutes les situations (…) même (…) des choses des fois qui peuvent paraître toutes futiles (…), j’essaye vraiment de reprendre et de donner de l’importance en fait pour que les jeunes après ils osent dire s’il y a quelque chose de plus grave qui se passe, qu’ils osent venir nous dire et qu’ils sachent qu’on est là pour eux. C’est vraiment plutôt sur la création d’un lien qui fait qu’ils aient confiance pour venir dire et qu’ils sachent que leur parole est entendue » (lignes 441-447). Cette démarche trouve sa justification dans la littérature, car comme nous l’avons vu, la confiance en l’adulte est fragile et un sentiment de trahison peut rapidement apparaître si l’adulte sollicité ne vient pas en aide (Romano, 2015). L’importance du climat de confiance élève-adulte est également mentionnée par Sophie. Cette même enseignante dit aussi amener les élèves à réfléchir sur les moqueries faites, et leur rappelle qu’ils peuvent voir la psychologue ou le conseiller du cycle si besoin. Elle présente pour finir le conseil de classe comme une mesure préventive de par l’espace de discussion qu’il permet. Le conseil de classe est d’ailleurs une intervention à part, entre le préventif et le traitement du harcèlement, car comme nous le verrons, plusieurs professionnels l’utilisent pour traiter un problème de harcèlement déjà existant. Sophie l’utilise elle pour empêcher que la mésentente entre des élèves se développe. Pourtant, nous avons vu que la mésentente qu’elle décrit ressemble davantage à du harcèlement psychologique. La fonction préventive est donc à nuancer.

Une enseignante, Claire, explique pour finir qu’elle demande régulièrement à ses élèves d’aller chercher de l’aide auprès d’un enseignant s’ils sont témoins d’une bagarre. Elle est du reste la seule professionnelle à faire mention des témoins, qui jouent rappelons-le un rôle déterminant dans la lutte contre le harcèlement (McNamara, 2013).

Les mesures de prévention « autres » prises par les professionnels de l’étude sont donc de plusieurs ordres, mais force est de constater qu’elles ne sont pas spécifiques aux élèves à besoins éducatifs particuliers. Excepté la sensibilisation des élèves ordinaires aux particularités des élèves en spécialisé entreprise par Patrick, seules deux autres mesures ciblent plus particulièrement les besoins spécifiques des élèves de classes intégrées. Il y a d’une part Giulia qui met un point d’honneur à redonner aux élèves confiance en eux, pour ainsi améliorer leur estime de soi qui a été fragilisée par leurs difficultés tout au long de leur parcours : « Je travaille en général beaucoup sur la confiance en soi (…). Il y en a beaucoup qui ont eu tellement l’habitude de dire qu’ils étaient nuls, alors moi je travaille toujours beaucoup là-dessus pour les valoriser » (lignes 516-520). D’autre part, il y a Alexandre qui

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donne beaucoup d’importance aux besoins psychologiques et éducatifs des élèves, en n’hésitant pas à changer son programme s'il le faut : « [j’essaye de] voir la personne pas juste comme un apprenant, mais comme une personne qui a des besoins psy, logo, éducatifs. Moi si j’ai un cours de math à donner et si je vois mes élèves qui arrivent tout bizarres tout glauques tout pas bien en début du cours, je peux prendre la moitié de mon cours de math, 20 minutes sur les 45, pour essayer de comprendre ce qu’il se passe » (lignes 542-546).

Si nous effectuons une synthèse des mesures de prévention mises en place par les professionnels de l’étude, nous pouvons nous apercevoir qu’aucune mesure n’est utilisée préférentiellement par les éducateurs et enseignants spécialisés. De plus, bien que diverses, elles sont globalement assez pauvres et seulement trois d’entre elles sont spécifiques aux élèves à besoins éducatifs particuliers, comme ceux des classes intégrées du cycle d’orientation. La surveillance ou permanence des éducateurs pendant la pause de midi est cependant à souligner, mais aucun enseignement explicite sur le harcèlement comme méthode de prévention n’est par contre relevé. Ce constat est à l’image du plan d’action du DIP, qui est peu axé sur le volet prévention puisqu’aucune intervention n’y est proposée.

Si nous nous focalisons sur les différences interindividuelles, nous pouvons toutefois constater que certains professionnels mettent plus de mesures en place que d’autres. Roland, Patrick et Nicolas sont ceux qui en proposent le moins, puisque le nombre de techniques qu’ils utilisent varie en zéro et un. Ils sont également ceux dont la définition du harcèlement est la moins complète. A l’inverse, Alexandre, Sophie et Claire sont ceux qui proposent le plus de mesures, entre 4 et 5, et font aussi partie des professionnels qui totalisent le plus de points sur la définition du harcèlement scolaire (cf. annexe 6). Une corrélation est donc à observer à ce niveau-là, c’est-à-dire entre la qualité de la définition et le nombre de mesures préventives mises en place. On peut supposer un lien de cause à effet, à savoir la première variable qui influencerait la seconde. Il serait en effet probable de penser que nous sommes moins enclins à mettre en place des moyens de prévention, lorsque notre connaissance des processus et mécanismes du harcèlement scolaire est plus faible.