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2. Cadre théorique

2.3 Le harcèlement scolaire en enseignement spécialisé

2.3.1 L’enseignement spécialisé à Genève

A la fin du XIXème siècle, le gouvernement suisse fait face à un paradoxe de taille. En effet, l’école est devenue obligatoire pour tous les enfants mais l’intégration de certains d’entre eux dans le système scolaire demeure impossible, car ils ne sont pas en mesure de suivre le rythme imposé. Cependant, une conviction forte naît selon laquelle chacun peut être utile à la société quelles que soient ses capacités. C’est ainsi que le Conseil fédéral mène une enquête en 1897, qui révèle que 7'667 des 500'000 enfants inscrits dans les écoles primaires suisses sont dans l’impossibilité de suivre une forme d’enseignement classique ; ce qui incite la Suisse à prendre des mesures concrètes afin de remédier à ce problème. Deux classes spéciales ouvrent alors à Genève dans la foulée, et elles sont au nombre de 8 deux ans plus tard (Malsch, 1912).

Depuis, les structures n’ont cessé d’augmenter et de se diversifier.

A l’heure actuelle, l’enseignement spécialisé est pris en charge par l’Office médico-pédagogique (OMP), et s’adresse à tous les enfants et adolescents présentant des difficultés importantes d’apprentissage et de développement, les empêchant de suivre un cursus scolaire ordinaire. Plus précisément, l’enseignement spécialisé concerne les élèves entre 4 et 20 ans qui ont des besoins éducatifs particuliers, de manière à ce que ces derniers puissent bénéficier d’un programme d’apprentissage adapté et individualisé (République et canton de Genève, 2017a).

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L’accueil de ces élèves se fait dans différentes structures, en fonction de leur âge et de leurs besoins. Dans chacune d'entre elles, un professionnel endosse le rôle de responsable pédagogique en plus de sa fonction première, et un psychologue affecté sur plusieurs autres lieux a le rôle de responsable thérapeutique (République et canton de Genève, 2017b).

• Les centres médico-pédagogiques (CMP) : reçoivent chacun entre 12 et 25 élèves du cycle élémentaire, moyen ou secondaire. Ils sont constitués d’une équipe pluridisciplinaire (enseignants, éducateurs, psychomotriciens, logopédistes et thérapeutes) qui prend en charge la scolarité de l’élève, mais aussi son autonomie et son développement général.

• Les regroupements de classes spécialisées : sont des classes à effectif réduit situées dans les écoles primaires ordinaires et encadrées par un enseignant spécialisé, qui crée des programmes personnalisés. Les élèves peuvent dans certains cas bénéficier d’une intégration partielle en classe ordinaire.

• Les dispositifs d’intégration et d’apprentissage mixtes (DIAMs) : accueillent 24 élèves de 7 à 13 ans, qui sont pris en charge par une équipe pluridisciplinaire composée d’enseignants ordinaires et spécialisés, ainsi que d’éducateurs. Le travail se divise en un temps d’enseignement dans la classe ordinaire, la moitié du temps sans mesure particulière et l’autre moitié avec l’appui d’un éducateur ou d’un enseignant spécialisé, et un temps d’enseignement en petit groupe dans une salle à part avec un enseignant spécialisé. Il n’y a cependant que deux dispositifs de la sorte à Genève.

• Les classes intégrées : se situent dans des écoles primaires, des cycles d’orientation ou des établissements du secondaire II. Le fonctionnement est similaire à celui de la classe spécialisée, à la différence près que les élèves sont également encadrés par un éducateur.

• Les écoles de formation préprofessionnelle : s’adressent à des élèves de 13 ans à 15 ans, et chaque classe accueille au maximum 15 élèves. Le programme individualisé comprend un axe pédagogique, éducatif et préprofessionnel.

• Les enseignants spécialisés détachés : s’occupent d’élèves inscrits dans l’enseignement ordinaire, mais qui présentent toutefois des besoins éducatifs particuliers à un moment donné de leur cursus. Ces enseignants peuvent donner un appui à l’élève dans sa classe régulière, ou intervenir à l’hôpital ainsi qu’au centre de détention pour mineurs.

2.3.2 Spécificités du harcèlement en enseignement spécialisé

Pour commencer, il faut savoir que la littérature concernant le harcèlement scolaire en spécialisé est très pauvre en comparaison avec les recherches menées dans l’enseignant ordinaire. De plus, une grande partie de ces études sont menées aux Etats-Unis, où la norme

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est à l’inclusion des élèves à besoins éducatifs particuliers. En effet, 95% de ces élèves ont une classe ordinaire comme classe principale, et la moitié d’entre eux y passent plus de 80%

de leur temps (Hartley, Bauman, Nixon & Davis, 2015). Le harcèlement scolaire est donc principalement étudié dans l’interaction entre les élèves de l’enseignement ordinaire et spécialisé, mais pas ou peu entre les élèves du spécialisé. Ces facteurs impliquent que les chiffres présentés ne sont pas généralisables en l’état au contexte suisse et genevois, du fait notamment d’une inclusion moindre, mais les recherches existantes apportent cependant de précieuses informations quant aux tendances générales du harcèlement scolaire touchant les élèves à besoins éducatifs particuliers.

Si nous commençons par regarder les études qui comparent la prévalence du harcèlement en ordinaire et en spécialisé, il apparaît que les élèves recevant un enseignement spécialisé ont deux fois plus de risques d’être harcelés que les élèves ordinaires (Carter & Spencer, 2006), et cette augmentation de la victimisation concerne également le cyberharcèlement (Simpson, Rose & Ellis, 2016). McNamara (2013) explique ces résultats en rappelant que le harcèlement est un jeu de pouvoir, et que les élèves à besoin éducatifs particuliers ont souvent moins de compétences physiques, intellectuelles ou émotionnelles. Cependant, une méta-analyse de Rose & al. (2011) montrent que le taux d’élèves harceleurs en enseignement spécialisé est également plus haut qu’en ordinaire, et qu’il y a au final plus de 50% des élèves en spécialisé qui ont déjà été impliqués dans du harcèlement scolaire, contre 20 à 30 % des élèves de l’ordinaire. Il n’y a par contre à priori pas de différence significative de genre entre les deux populations, puisqu’à l’instar des élèves en ordinaire, les garçons à besoins éducatifs particuliers sont plus fréquemment victimes de harcèlement physique et les filles de harcèlement psychologique (Hartley & al., 2015), ce sujet restant toutefois sujet à débats.

Simpson & al. (2016) complètent ces résultats en montrant que les garçons en spécialisé sont aussi plus impliqués dans le harcèlement scolaire que les filles en spécialisé.

Une autre différence entre les élèves issus des deux systèmes se situe dans la forme du harcèlement et son évolution. Alors que les jeunes élèves en ordinaire manifestent davantage d’agressions physiques que leurs camarades plus âgés, ces derniers faisant alors plus recours au harcèlement psychologique, il apparaît que le harcèlement physique ne diminue pas avec l’âge des élèves en spécialisé. De même, alors que le harcèlement scolaire en général diminue entre le secondaire I et II dans l’enseignement ordinaire, il tend à rester stable ou même à augmenter dans l’enseignement spécialisé (Rose, Espelage & Monda-Amaya, 2009).

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Si nous nous focalisons à présent seulement sur l’enseignement spécialisé, nous pouvons voir apparaître des différences en son sein. Premièrement, les élèves en classe spécialisée sont plus confrontés au harcèlement scolaire, en tant que victime ou auteur, en comparaison avec les élèves en intégration ; alors même que ces derniers y sont déjà plus confrontés que les élèves de l’enseignement régulier (Rose & al., 2009). Cette différence s’explique par le fait qu’en situation d’intégration, les élèves ont davantage d’opportunités pour entraîner leurs habiletés sociales et calquer leur comportement sur celui de leurs pairs. Cependant, si l’intégration est partielle ou de mauvaise qualité, cela peut maintenir ou exacerber les situations de harcèlement, autant pour le harcelé que pour le harceleur. En effet, l’isolement diminue pour l’élève les occasions de développer ses aptitudes sociales et limite l’attachement aux pairs, alors que ceux-ci peuvent servir de support en cas d’agression (Martlew & Hodson, 1991, cité dans Rose & al., 2009). Pourtant, l’apprentissage de ces aptitudes est d’autant plus important pour les élèves à besoins éducatifs particuliers, car leurs difficultés sont souvent associées à de faibles capacités sociales. Ils ont tendance à mal interpréter les signaux verbaux et non verbaux, les considérant alors plus ou moins menaçants qu’ils ne le sont réellement, et ne savent pas comment désamorcer les situations de violence physique (Carter & Spencer, 2006).

Leur traitement de l’information déficitaire, couplé parfois à une faible maîtrise de soi, les amène à agir de façon inappropriée dans une situation sociale donnée (Rose & al., 2011).

Il est dès lors facile de tomber dans un cercle vicieux, où une fréquence moindre d’interactions avec les pairs limite le développement des facultés sociales déjà déficitaires, qui entraînent à leur tour une plus grande difficulté à créer des liens. Les risques de harcèlement sont alors augmentés, ce qui accroît l’isolement et la solitude de l’élève en engendrant une baisse de la motivation à se rapprocher de ses camarades, et ainsi de suite (Humphrey &

Hebron, 2015).

Whitney, Nabuzoka & Smith (1992) ont par ailleurs remarqué que les élèves adoptent en moyenne plus de comportements harceleurs en classe spécialisée, lorsqu’ils étaient au préalable dans une classe intégrée où ils avaient le rôle de victime. Rose & al. (2011) font état d’une possible réaction à une victimisation prolongée, de manière à combattre le harcèlement subi ou se protéger du risque d’être harcelé à nouveau.

Une méta-analyse de Rose & al. (2011) met également en lumière l’existence de profils d’élèves et de dynamiques très différents au sein de l’enseignement spécialisé en fonction du type de handicap, par la comparaison des pourcentages d’élèves présentant des comportements harceleurs ou subissant des situations de harcèlement. Les résultats s’avèrent

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intéressants, puisque les élèves souffrant de dysphasie, de troubles psychiatriques ou de déficiences physiques sont 20% de plus à être victimes de harcèlement en comparaison avec les élèves ordinaires. Ce pourcentage monte à 30% chez les élèves avec des troubles émotionnels et du comportement, et à 66% pour les élèves souffrant du syndrome d’Asperger.

La prévalence la plus haute trouvée dans une étude fait état de 94% d’enfants à trouble du spectre autistique ayant subi du harcèlement scolaire durant les 12 derniers mois (Humphrey

& Hebron, 2015). Les auteurs expliquent ces taux élevés par les habiletés sociales particulièrement faibles de cette dernière population, son attitude passive et effacée face aux attaques, ainsi que sa grande difficulté à se faire des amis et entretenir les relations.

A l’inverse, les élèves qui harcèlent le plus, toutes catégories confondues, sont ceux avec des troubles émotionnels et du comportement (Rose & al., 2011). Margraf & Pinquart (2016) apportent toutefois des précisions et des nuances supplémentaires par rapport à ces élèves-là.

Ces chercheurs montrent en effet que les adolescents avec des troubles du comportement sont plus enclins à harceler, alors que ceux avec des troubles émotionnels (anxiété, dépression) sont plus à risque d’être harcelés. Les adolescents qui ont des troubles émotionnels et du comportement associés, peuvent quant eux aussi bien-être du côté des harceleurs que des harcelés, notamment par l’adoption du statut de victime provocante.

Les recherches menées en enseignement spécialisé ont donc mis en lumière une spécificité du harcèlement scolaire, en comparaison avec l’enseignement ordinaire, tant au niveau du taux de harceleurs et harcelés qu’au niveau des formes que prend le harcèlement. Des études plus poussées ont aussi montré des différences entre classes spécialisées et classes intégrées, le harcèlement étant plus élevé en classe spécialisée, sauf en cas d’intégration partielle ou de mauvaise qualité en classe intégrée. De plus, des différences ont même été trouvées à l’intérieur des classes suivant les profils des élèves.