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6.1 Réponse à la première question de recherche

Les résultats présentés ci-dessus nous permettent à présent de répondre à la première question de recherche, qui est la suivante : Quelles sont les interventions des éducateurs et enseignants spécialisés, en classe intégrée du cycle d’orientation, pour prévenir, détecter et traiter le harcèlement scolaire ?

Après analyse des entretiens, il apparaît que les mesures de prévention mises en place par les professionnels de l’étude sont globalement pauvres. En effet, aucun d’entre eux ne recourt à des ouvrages de jeunesse, ni à des jeux de rôles ou à des méthodes d’apprentissage coopératif comme la littérature le conseille pour l’enseignement ordinaire (Olweus, 1999). Quelques interventions existent toutefois, même si aucune n’est utilisée préférentiellement par les participants à l’étude. Ainsi, un d’entre eux établit des règles de vie et programme des activités en commun avec la volonté affichée de prévenir le harcèlement scolaire, deux ne laissent passer aucune agression verbale et deux autres insistent auprès des élèves pour leur rappeler de parler à adulte dès qu’il y a un problème. La surveillance pendant les récréations existe mais est mise à mal par le grand nombre d’élèves et le peu de surveillants, ainsi que par la difficulté de collaboration avec les enseignants ordinaires, qui sont très nombreux. Le point fort des classes intégrées est par contre la présence de l’éducateur pendant les pauses de midi, qui surveille ou tient une permanence pour les élèves qui le désirent.

Cependant, seules trois mesures ciblent les besoins spécifiques des élèves de classes intégrées : un enseignant sensibilise les élèves ordinaires aux particularités des élèves en spécialisé, une éducatrice met un point d’honneur à leur redonner confiance en eux et un autre enseignant privilégie les besoins éducatifs ou psychologiques des élèves à son programme scolaire. Pourtant, aucun enseignement explicite sur le harcèlement comme méthode de prévention n’est relevé, alors qu’il est essentiel pour ce type de population (McNamara, 2013).

Les éducateurs et enseignants spécialisés présentent également peu de moyens pour détecter le harcèlement scolaire, et le nombre de signes auxquels ils disent prêter attention varie entre un et trois. Quatre d’entre eux avouent spontanément avoir de la difficulté à repérer ces indices, et trois autres nient la présence de harcèlement au sein de leur classe malgré des signes relativement flagrants, montrant ainsi que la difficulté à identifier le harcèlement scolaire est généralisée. Ce résultat concorde avec l’étude de Gros (2013), qui signale que

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celui-ci reste souvent invisible aux yeux des adultes. Quatre participants indiquent toutefois prêter attention aux changements soudains d’humeur et d’attitude, grâce au nombre restreint d’élèves qui permet une bonne connaissance de chacun d’entre eux.

Une enseignante évoque pour finir l’ouverture depuis janvier 2018 d’une ligne téléphonique, appelée Abus Ecoute, qui permet à tous les élèves des écoles primaires et secondaires de témoigner de violences en toute confidentialité. Les autres professionnels n’en font pourtant pas mention et il n’est donc pas possible de savoir s’ils en ont parlé avec leurs élèves.

Si les éducateurs et enseignants spécialisés de l’étude présentent des difficultés à détecter les signes d’alerte et proposent peu de mesures préventives, ils mettent par contre en place un certain nombre de moyens pour traiter le harcèlement scolaire une fois que ce dernier est identifié. Une majorité d’entre eux mène donc des entretiens individuels avec les victimes et/ou les auteurs, collabore avec les parents à ce sujet, traite du problème en conseil de classe et tente de suivre son évolution. Quatre professionnels évoquent également des entretiens-médiations réunissant le(s) auteur(s) et victime(s). Bien qu’Olweus (1999) recommande la présence des parents, cette configuration n’apparaît cependant pas dans les pratiques étudiées.

Deux participants indiquent ensuite utiliser occasionnellement des vidéos, un autre demande des lettres d’excuses, un quatrième collabore parfois avec la psychologue de l’élève et un dernier dit aménager les horaires en cas de harcèlement grave et généralisé. Aucun d’entre eux ne connaît cependant le plan d’action du DIP, et les recommandations y figurant ne sont donc pas suivies à la lettre par les enseignants et éducateurs de la recherche.

Le seul enseignant travaillant au sein d’un cycle ayant un Groupe Prévention, est aussi le seul à s’appuyer consciemment sur une méthode scientifique. Il utilise de la préoccupation partagée, aussi appelée méthode Pikas, qui implique d’accueillir l’élève soupçonné de harcèlement en prétendant ne rien savoir. L’idée est de ne pas culpabiliser l’élève mais de lui faire établir un lien de causalité entre les actes commis et la souffrance perçue chez la victime, afin de développer ses facultés empathiques.

Les deux éducateurs et une autre enseignante recourent ensuite à des mesures qui tiennent compte des capacités sociales généralement plus faibles des élèves en spécialisé. Ainsi, les éducateurs aident l’agresseur à améliorer ses compétences relationnelles, et l’éducatrice travaille en plus avec la victime sur sa posture. Enfin, l’enseignante donne à cette dernière une aide explicite sur le comportement à adopter. Ces résultats font ressortir l’importance des éducateurs dans le traitement du harcèlement scolaire, de par leurs compétences spécifiques et

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complémentaires à celles des enseignants spécialisés. Ce postulat est renforcé par le fait que le seul cycle ne possédant pas d’éducateur est aussi le plus dysfonctionnel à ce niveau-là.

Malgré l’ensemble des interventions mises en place pour prévenir et traiter le harcèlement scolaire, il apparaît que les professionnels de l’étude n’en proposent pas davantage par manque d’idées et de connaissances à ce sujet, et non pas par manque des moyens. Ce constat repose ainsi la question de la formation.

6.2 Réponse à la deuxième question de recherche

La réponse à la première question de recherche nous permet à présent d’investiguer plus en détail les mécanismes sous-jacents aux interventions des participants, en répondant à la question suivante : Quel est le lien entre la conception du harcèlement scolaire par les éducateurs et enseignants spécialisés, et leur intervention professionnelle ?

Si nous regardons pour commencer les interventions et conceptions dans leur ensemble, il ressort après analyse qu’il y a une corrélation entre les éléments les moins cités par les participants dans la définition qu’ils donnent du harcèlement, et certaines faiblesses des interventions. Ainsi, l’invisibilité du harcèlement scolaire et le harcèlement psychologique sont peu mentionnés et sont donc probablement en lien avec la difficulté pour certains professionnels à identifier le harcèlement, affaiblissant de cette façon la détection de ce dernier. Les faibles capacités sociales des élèves en spécialisé sont également peu évoquées, et il apparaît que seulement trois participants tentent d’agir sur les compétences relationnelles des élèves une fois la situation de harcèlement déclarée. Si les professionnels ne sont pas ou peu conscients que ces éléments rentrent en ligne de compte dans les mécanismes de harcèlement, il est en effet difficile de les reconnaître et d’agir en conséquence.

Une analyse plus poussée permet de faire ensuite ressortir des différences interindividuelles.

Prenons pour cela les étapes d’intervention dans l’ordre.

Au niveau de la prévention, une corrélation émerge entre le nombre de mesures mises en place et la qualité de la définition sur le harcèlement scolaire qui est donnée, et nous pouvons supposer un lien de cause à effet de la seconde variable sur la première. Cet effet est premièrement illustré par Roland, Patrick et Nicolas, dont la définition est la moins complète et qui proposent le moins de mesures préventives (entre zéro et une). De l’autre côté, nous

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retrouvons Alexandre, Sophie et Claire qui totalisent le plus de points pour la définition, et qui mettent chacun en place entre quatre et cinq mesures. Les autres participants sont dans un entre-deux.

En ce qui concerne à présent les moyens de détection affichés par les professionnels, aucune différence notable ne ressort entre ceux-ci, et il n’y a donc à priori pas de corrélation avec une autre variable de l’étude.

Pour ce qui est du traitement des situations de harcèlement scolaire, des différences apparaissent non pas tant dans les types d’intervention, mais dans la manière d’intervenir. La perception de la responsabilité des différents protagonistes influence en effet la manière d’évaluer une situation de harcèlement (la qualité de la définition agit aussi ici mais de manière plus indirecte) et par conséquent la façon de traiter celle-ci. Les dynamiques collaboratives qui en découlent et l’efficacité perçue des mesures sont également influencées.

En préambule, il est important de noter que même si une situation n’est pas considérée comme étant du harcèlement scolaire chez certains professionnels, des interventions sont toutefois mises en place. La nature de celles-ci est par contre différente.

En effet, lorsque les professionnels considèrent que l’élève est responsable des brimades qui lui sont destinées, comme c’est le cas pour Patrick, Roland et Sophie, il n’y a pas lieu de parler de harcèlement et ces enseignants-là estiment donc que les mesures mises en œuvre sont suffisantes. Ils interviennent en se focalisant davantage sur les difficultés de la victime et beaucoup moins sur celles des agresseurs, par exemple en demandant à la victime de se remettre en question. Le déni qu’ils manifestent, probablement aggravé par le manque de formation, revêt ici un effet pervers puisque ces enseignants éprouvent de la difficulté à ressentir de l’empathie envers les victimes, cette même empathie qui fait défaut chez les élèves agresseurs. Ils deviennent ainsi eux-mêmes une partie du dispositif harcelant. Le type d’intervention qu’ils mettent en œuvre se révèle de plus peu efficace, étant donné que le problème ne semble pas être résolu, ce qui concorde avec la littérature qui suggère que les meilleures interventions sont multimodales (Humphrey & Hebron, 2015). Cette attribution de la responsabilité peut également altérer la collaboration qui entoure le traitement du problème, en entravant par exemple la qualité et la pertinence des informations transmises, comme c’est le cas chez Roland.

Lorsque les professionnels pensent que la responsabilité est partagée entre l’auteur et la victime, comme pour Sandrine et Giulia, alors la situation est étiquetée comme étant du harcèlement scolaire. Les interventions sont focalisées à la fois sur les difficultés des auteurs et des victimes, par exemple en les conseillant sur l’attitude et le comportement à adopter.

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Quand l’agresseur est considéré comme le seul responsable du harcèlement observé, ce qui est le cas pour Nicolas et Alexandre, le terme de « harcèlement scolaire » est également utilisé.

Ces professionnels-là soutiennent les victimes mais demandent un travail introspectif aux agresseurs.

D’autres facteurs peuvent finalement entrer en jeu, tels qu’un faible sentiment de compétence à traiter ce genre de problèmes et/ou un manque d’expérience, qui poussent à invoquer une aide externe. C’est ainsi que Virginie et Claire recourent à des menaces judiciaires, et que Claire délègue en outre beaucoup à son collègue éducateur.

6.3 Limites et perspectives de la recherche

Dans le cadre de cette recherche, les nombreux procédés et étapes d’analyse ont permis de faire ressortir les éléments permettant de répondre aux questions de recherche. Il faut pourtant garder à l’esprit que l’entretien est une réduction de la réalité, car « tout entretien est d’une richesse sans fond et d’une complexité infinie, dont il est strictement impensable de rendre compte totalement. Quelle que soit la technique, l’analyse de contenu est une réduction et une interprétation du contenu et non une restitution de son intégralité ou de sa vérité cachée » (Kaufmann, 2011, p.19). De plus, plusieurs corrélations observées ont mené à des interprétations sur la direction de l’influence selon ce qui semblait le plus plausible (cf. la deuxième question de recherche), mais seules les études expérimentales peuvent la certifier.

Enfin, il n’est pas possible de généraliser les résultats à l’ensemble des professionnels de Genève, car les échantillons de participants dans une démarche qualitative, telle qu’ici, ne peuvent pas être revendiqués comme représentatifs (Kaufmann, 2011). Le déséquilibre entre le nombre d’enseignants spécialisés et d’éducateurs interrogés amène d’autant plus à se saisir des analyses avec précaution. Cependant, les conclusions de l’étude dégagent des tendances qui peuvent servir de point de départ pour des recherches futures.

Afin de prolonger cette recherche, il serait intéressant d’inclure plus d’éducateurs pour voir si les compétences spécifiques qu’ils démontrent lors de la prise en charge de situations de harcèlement se vérifient, ce qui permettrait de confirmer que ces compétences sont bien inhérentes à leur métier et au rôle qu’ils ont au sein des classes intégrées. Il s’agit cependant d’une première avancée dans la reconnaissance de leur importance pour la lutte contre le harcèlement scolaire. Une comparaison avec les interventions mises en place dans les classes

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spécialisées serait également appréciée, étant donné que ces dernières ne comportent pas d’éducateurs.

De plus, les fortes dissonances entre collègues que la recherche a pu mettre en lumière n’étaient pas attendues, et il serait donc judicieux d’explorer cet aspect plus en profondeur, notamment concernant l’attribution de la responsabilité ainsi que ses tenants et aboutissants.

Enfin, cette étude révèle l’urgence de fournir une formation sur le harcèlement scolaire à tous les professionnels de l’éducation, tout en procurant aux éducateurs et enseignants spécialisés des outils d’interventions spécifiques aux caractéristiques de leurs élèves.

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