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5. Présentation des résultats

5.2 Définition et conception du harcèlement scolaire

Pour évaluer la conception du harcèlement scolaire chez chaque participant, et de manière à rendre les propos comparables, j’ai listé les caractéristiques importantes qui le décrivent à l’aide de la revue de littérature. Le tableau ainsi créé permet de voir quels éléments sont mentionnés par chacun des participants à l’étude, sur un total de 14 caractéristiques retenues.

Ces dernières comprennent les différents types de harcèlement (harcèlement physique, verbal, psychologique, sexuel et cyberharcèlement), les caractéristiques et processus généraux qui les entourent (ensemble de petites actions négatives répétées, inégalité des forces entre la victime et l’agresseur, intention de blesser, utilisation d’une « déviance » perçue comme argument aux brimades, « invisible visibilité » du harcèlement, effet de la dynamique de groupe comme moteur, conséquences néfastes sur la victime), ainsi que les spécificités du phénomène en enseignement spécialisé (faibles capacités sociales des élèves en spécialisé, grande prévalence du harcèlement en spécialisé/population à risque). Pour rappel, le terme d’ « invisible visibilité » utilisé par Bellon & Gardette (2011) fait référence à la somme des petits actes malveillants qui pris isolément semblent insignifiants, et qui rendent ainsi le harcèlement scolaire difficile à identifier et à déceler par l’adulte.

Un deuxième tableau a été créé pour répertorier les perceptions qu’ont les professionnels de l’éducation du harcèlement scolaire (cf. chapitre associé). Un premier point concerne les croyances relatives à ce phénomène, que l’on peut classer en trois catégories : les assertifs, les normatifs et les évitants. Le deuxième point concerne l’étendue des situations de harcèlement,

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à savoir si elles sont limitées aux victimes et aux auteurs, ou si le professionnel y inclut les témoins. Romano (2015) a en effet montré que les directeurs les perçoivent souvent comme étant limitées à la victime et aux auteurs, oubliant de par ce fait les témoins. L’idée ici est de voir si ce résultat peut être étendu aux éducateurs et enseignants spécialisés de l’étude ou s’il ne concerne effectivement que les directeurs.

Regardons à présent les données du premier tableau, à commencer par les éléments du harcèlement scolaire cités par une bonne majorité des participants. Les éléments concernés sont donc ceux qui sont mentionnés par au moins 6 professionnels sur les 9 interrogés.

Les conséquences néfastes du harcèlement scolaire sur la victime est la seule caractéristique énoncée par tous les participants à l’étude, avec cependant quelques variations entre eux.

Ainsi, Alexandre détaille un peu plus que les autres les différentes conséquences possibles :

« comme dénominateur commun à ces situations c’est la souffrance de l’élève qui est victime de harcèlement (…), et qui peut souvent rejaillir à l’école au niveau de troubles du comportement, troubles de l’apprentissage, les deux ou d’autres agissements plus inquiétants, voir même automutilation, peut-être même tentative de suicide ou suicide » (lignes 67-70) ; alors que chez Patrick les conséquences néfastes prennent le pas sur les autres éléments, puisqu’il définit le harcèlement par ses conséquences, laissant alors de côté d’autres distinctions pertinentes : « je pense que la définition du harcèlement c’est que l’enfant n’est pas bien » (lignes 56-57).

Le harcèlement verbal est le second élément le plus mentionné, puisque 8 professionnels sur les 9 y font référence. Enfin, la somme de petites actions négatives répétées, à savoir l’aspect répétitif du harcèlement, est une caractéristique avancée par 6 d’entre eux. Sandrine dit justement à ce propos : « c’est des fois des toutes petites choses, un petit geste (…) c’est juste des fois l’empilement qui est extrêmement puissant alors que des fois c’est juste des choses qui sont vraiment vides de sens » (lignes 39-42). Giulia va également dans ce même sens en affirmant : « le harcèlement ça peut être des petites choses qui au quotidien font que les gens ont un quotidien horrible quoi. Ça peut être des toutes petites choses, de remarquer un petit détail, de dire une petite phrase qui fait que la personne tous les jours on lui repique au même endroit, tout le temps tout le temps la même chose, (…) c’est surtout sur la répétition quoi » (lignes 59-62).

Nous pouvons constater que les éléments les plus cités sont également les plus essentiels, car il n’y a pas de harcèlement sans le caractère répétitif des actions négatives et sans conséquences négatives sur la victime. Comme nous l’avons vu, la victime doit en effet « être

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dans l’impossibilité de se défendre » (Ansermet & Jaffé, 2012, p.17) et n’est donc pas consentante. Ces points-là sont bien illustrés par Sophie, qui tient les propos suivants : « pour que ce soit du harcèlement il faut que ce soit régulier et que ça commence à toucher la personne qui est victime, parce que si la personne ne se sent pas mal d’être insultée ou embêtée ou n’importe pour moi c’est pas du harcèlement, mais dès le moment où la personne est malheureuse, gênée ou en colère (…) et que ça la touche, là ça devient du harcèlement » (lignes 58-60).

Regardons maintenant les caractéristiques du harcèlement scolaire qui sont mentionnées avec une fréquence moyenne, c’est-à-dire par environ la moitié des participants. Cette catégorie comprend donc les items qui sont abordés par 4 ou 5 professionnels. Ainsi, cinq d’entre eux font référence au harcèlement physique, et cinq d’entre eux au cyberharcèlement. Concernant ce dernier, Alexandre est le seul à en décrire la particularité, à savoir la rapide propagation des données : « quand une photo est balancée par exemple par un jeune à un autre contact, c’est entre deux personnes mais rapidement c’est complètement exponentiel. Chacun la balance à dix de ses contacts qui la balance à dix de ses contacts etc., et tout ça se fait des fois en l’espace de 4 minutes 22 » (lignes 152-156).

L’inégalité des forces entre auteur et victime est une caractéristique citée par quatre des participants, de même que l’utilisation d’une déviance perçue chez la victime. Ce dernier point est cependant à nuancer. En effet, les quatre professionnels parlent d’une différence qu’ont les victimes, à l’instar de Giulia pour qui elles ont en général « un physique qui sort peut-être un peu de la norme, (…) sont moins be[lles], plus gros[ses] (lignes 40-41) ; mais aucun ne dit explicitement que les victimes ne présentent pas plus de déviations extérieures que les élèves non agressés, et que les agresseurs utilisent cette différence perçue comme argument à leurs brimades sans que celle-ci en soit la cause réelle.

Enfin, l’effet de la dynamique du groupe apparaît aussi chez quatre d’entre eux bien qu’il ne soit pas beaucoup développé, comme chez Patrick : « ce que je trouve terrible dans le harcèlement c’est l’effet de groupe » (ligne 335-336) et Sandrine : « je pense qu’il y a plein de phénomènes de groupe qui agissent » (ligne 58). Sophie arrive à davantage expliquer ce qu’elle entend par ce terme : « ils vont trouver une faiblesse, ils vont trouver quelqu’un de faible, et après ils vont se servir des autres pour se sentir un peu soutenu, plus fort et ricaner avec les autres ; parce je vois pas pourquoi ça les amuserait tout seul, par exemple envoyer des sms d’insultes sans les montrer après aux autres ou sans le faire devant les autres pour que l’autre se paye la honte. Je pense que c’est vraiment un phénomène de groupe en fait, qu’on se

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sent plus fort en groupe pour se moquer ou discriminer un plus faible, donc je pense que ça part du fait qu’il y ait un groupe » (lignes 450-456).

Regardons enfin les éléments du harcèlement scolaire qui ont une faible fréquence d’apparition dans les propos des participants. Il s’agit donc des caractéristiques citées par une petite minorité d’entre eux, c'est-à-dire au maximum par trois participants.

L’intention de blesser est ainsi mentionnée par trois professionnels, de même que l’invisibilité des actes qui composent le harcèlement. Pour Claire notamment, ce « qui est compliqué dans le harcèlement c’est que souvent la victime ne dit rien, du coup on est pas au courant et on peut pas spécialement l’aider » (lignes 111-112). Dans la même lignée, Virginie pense que

« c’est tellement quelque chose qui peut nous passer au-dessus, (…) des fois c’est bien caché, (…) enfin des fois si on voit pas l’élève vraiment pleurer, s’effondrer, c’est difficile de se dire qu’il se fait harceler » (lignes 67-70).

Le harcèlement psychologique, le harcèlement sexuel et les faibles capacités sociales des élèves en spécialisé sont évoqués par seulement deux professionnels à chaque fois, et font donc partie des éléments les moins fréquemment mentionnés. Sandrine a remarqué que les adolescents des classes intégrées « ont une très mauvaise lecture des émotions des autres, et eux-mêmes ils sont parfois débordés par leurs émotions. (…) Ils sont très fragiles dans leurs relations sociales certains » (lignes 132-135). Patrick est le second professionnel à aborder cet aspect-là, mais pour lui les difficultés sociales créent chez l’élève un sentiment de harcèlement qui n’est pas fondé : « ici on a eu des fois des enfants qui se sentaient harcelés, parce qu’en spécialisé alors là c’est souvent lié à leur déficience ou à leur mauvaise compréhension des relations avec les autres. On a des enfants qui se sentent en permanence harcelés » (lignes 61-63).

L’invisibilité du harcèlement scolaire, le harcèlement psychologique et sexuel, ainsi que les faibles capacités sociales des élèves en spécialisé sont peu cités par les professionnels, mais sont aussi les éléments dont en parle le moins lorsqu’il est question de harcèlement scolaire.

Prenons à présent les éléments un par un, et essayons d’aller plus loin. Pour commencer, il est compliqué de définir une notion telle que le harcèlement scolaire par son caractère invisible, puisque cela revient à percevoir une caractéristique que l’on ne voit pas. En d’autres termes, il s’agit d’un concept qui est difficilement saisissable, car cela suggère de connaître l’existence d’une caractéristique qui est définie par son absence. En ce qui concerne ensuite les faibles capacités sociales des élèves en spécialisé, il est compréhensible d’avoir une grande méconnaissance de leur implication dans les processus de harcèlement scolaire, étant donné

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que le harcèlement est presque exclusivement présenté au grand public en rapport avec l’enseignement ordinaire, et que les recherches sur son déploiement en enseignement spécialisé restent encore anecdotiques. Le fait que les faibles capacités sociales des élèves en spécialisé puissent jouer un rôle dans le harcèlement scolaire n’est donc pas une donnée facilement accessible et disponible.

Reste enfin à expliquer la faible occurrence du harcèlement psychologique et sexuel dans les propos des professionnels interrogés, à l’aide de quelques hypothèses. Pour ce qui est du harcèlement psychologique, il peut être contre-intuitif de considérer le rejet d’un élève comme du harcèlement, car le terme en lui-même active l’idée d’une action active et agressive alors que l’exclusion sociale d’un élève est une mise à l’écart. Il s’agit en effet d’une forme de harcèlement mais différente des autres, puisque celle-ci n’implique pas le rapprochement à dessein agressif (coups, insultes, etc.) mais une mise à distance. Le terme « harcèlement » peut donc prêter à confusion en ce qui concerne ce type de harcèlement. Pour le harcèlement sexuel, nous pouvons penser que sa faible occurrence dans les propos des participants est en lien avec sa faible médiatisation. En effet, les voix s’élèvent dans le domaine du travail et dans les universités, à l’instar de l’Université de Genève qui a lancé une campagne de prévention (Université de Genève, s.d), mais peu ou pas entre les élèves des écoles primaires ou secondaires. Il demeure donc encore certaines zones d’ombre par rapport à ces dernières, amplifiées par le fait que la littérature y fait peu référence également.

Nous pouvons mettre à présent les faibles occurrences du harcèlement psychologique et sexuel en parallèle avec celles des autres types de harcèlement. En préambule, il est intéressant de remarquer que seulement un participant formule les termes exacts des différentes formes de harcèlement ; les autres les nomment partiellement ou y font référence en les décrivant. Nous pouvons ensuite observer une grande différence dans la fréquence à laquelle ceux-ci sont cités par les professionnels, puisque le harcèlement verbal est mentionné par 8 d’entre eux, le harcèlement physique et cyberharcèlement par 5 d’entre eux, et le harcèlement psychologique et sexuel par 2 d’entre eux. Les résultats des trois premiers corrèlent avec les fréquences de harcèlement recensées dans les cycles genevois par Gros, en 2013. En effet, bien que cet auteur mette à tort le harcèlement verbal sous l’étiquette

« harcèlement psychologique », celui-ci constitue néanmoins le plus fort taux de prévalence enregistré, alors que le harcèlement physique et le cyberharcèlement ont une fréquence moindre mais équivalente. Ceci peut être une explication au fait que ces deux derniers soient cités par le même nombre de professionnels (5 dans chaque cas), alors que le harcèlement

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verbal, plus fréquent, est davantage mentionné. La fréquence réelle de ces types de harcèlement pourrait donc se répercuter sur la fréquence à laquelle les professionnels peuvent y être confrontés, et par conséquent la fréquence à laquelle ils y font référence. Enfin, les faibles occurrences du harcèlement psychologique et sexuel dans leur propos peuvent être dues aux facteurs énoncés plus haut.

Pour ce qui est de la prévalence générale du harcèlement, tous types confondus, les réponses sont très variées. La prévalence perçue varie donc beaucoup d’un professionnel à un autre, et il n’est donc pas possible de dégager une tendance. Un enseignant estime que le harcèlement scolaire en spécialisé est aussi fréquent qu’en ordinaire, alors qu’un autre pense qu’il est plus fréquent dans ce dernier système. Pourtant, comme nous l’avons vu, les élèves en spécialisé sont plus à risque d’être impliqués dans du harcèlement scolaire. Trois autres professionnels donnent quant à eux des estimations chiffrées, qui varient de 1-2% à 10% d’élèves harcelés chaque année, soit une estimation cinq à dix fois plus élevée dans le second cas. Enfin, une enseignante reconnaît que les élèves en spécialisé sont une population à risque : « je sais pas comment c’est en ordinaire, mais il y a tellement de portes ouvertes à quand même pas mal de conflits et de souffrance possibles » (Sandrine, lignes 357-358) ; alors que son collègue pense que les élèves ne sont pas harcelés mais « se sentent en permanence harcelés » (Patrick, ligne 63). Cette diversité de réponses pourrait découler du manque d’informations des professionnels à propos de la vulnérabilité des élèves en spécialisé, d’une part à cause de la littérature scientifique qui est rare à ce sujet, mais également du fait des formations qui ne sont pas ou peu mises à disposition des professionnels travaillant au sein de l’enseignement spécialisé. Si formations il y a, elles ne prennent cependant pas en compte cette population particulière d’élèves.

Si l’on se concentre à présent sur les points abordés par les professionnels qui ne correspondent à aucun des 14 éléments répertoriés pour définir le harcèlement scolaire, il est pertinent de relever deux théories sur la genèse du harcèlement en enseignement spécialisé.

Pour commencer, Sandrine et Giulia pensent que l’agresseur harcèle pour se convaincre de ne pas ressembler au harcelé. Pour développer cette piste, Giulia tient l’explication suivante :

« les personnes qui se font harceler c’est sur l’image qu’elles renvoient à d’autres personnes qui ont aussi des difficultés, et se voir un peu dans le miroir de l’autre et voir que finalement on est cet autre qu’on a pas envie d’être. (…) Dans le spécialisé (…) il y en a qui ont vraiment un déni de leurs difficultés (…) et de voir une autre personne qui a un handicap c’est voir la vérité en face (…) on a pas envie d’être comme l’autre donc on veut l’humilier et le rabaisser

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pour montrer que nous, enfin le harceleur n’est pas comme ça, lui il est différent, cette personne c’est vraiment une moins que rien » (lignes 88-99). Cette hypothèse est plausible et intéressante à creuser mais difficile à évaluer en l’état, car il n’y a pas à ma connaissance de données sur ce point précis.

Nicolas propose quant à lui une explication au harcèlement en spécialisé, qui tient au fait que le harceleur aurait un sentiment d’insécurité qu’il projetterait sur l’élève le plus faible. Il développe sa pensée de la manière suivante : « la 1ère année tu arrives dans une grande structure avec 600 élèves. 1ère année du cycle, en plus toi tu es en spécialisé, tu es pas en ordinaire. C’est juste un univers complet, nouveau qui s’ouvre à toi. C’est pas un monde c’est un univers complet. Tu as tellement de paramètres à digérer, à prendre en compte, à réguler, que tu as une insécurité qui est chronique » (lignes 77-80). Cette interprétation n’est pas abordée dans la revue de littérature, mais trouve en effet du crédit grâce à Gros (2013), qui montrent que les auteurs de harcèlement dans les cycles genevois se sentent moins en sécurité à l’école que leurs camarades non-harceleurs. Ce phénomène ne serait donc pas spécifique à l’enseignant spécialisé, mais pourrait avoir encore plus de poids dans ce dernier.

En ce qui concerne le score total des éléments du harcèlement scolaire énoncés par chaque professionnel, nous pouvons remarquer qu’il n’y a pas de différences entre enseignants et éducateurs. Il y a cependant des variations entre les professionnels de l’éducation, enseignants et éducateurs confondus, puisque le nombre d’éléments totalisés varie entre 4/14 et 9/14. Les deux enseignants ayant reçu des informations sur le harcèlement scolaire, l’une par une séance d’information destinée aux élèves et l’autre via deux conférences données par Jean-Pierre Bellon, font partie des quatre professionnels ayant totalisé le plus de points. Nous pouvons donc penser que la formation aide à mieux circonscrire le concept du harcèlement scolaire.

Regardons finalement le dernier tableau, à savoir celui sur les perceptions des professionnels de l’éducation. Pour rappel, Kochenderfer-Ladd & Pelletier (2008) séparent les croyances des enseignants en trois catégories. Il y a d’un côté les assertifs, pour lesquels la réaction la plus efficace est de résister aux harceleurs ; les évitants, pour lesquels la réaction la plus efficace est d’éviter les situations à risque, et les normatifs pour qui le harcèlement est un aspect naturel et inévitable du développement social. Sur les 9 professionnels interrogés, seulement les propos de 5 d’entre eux permettent de faire ressortir leur appartenance à une de ces catégories. Parmi ces professionnels, Virginie est classée dans les assertifs, car elle affirme :