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3.4.

Le premier chapitre a souligné l’importance de l’apprentissage et de la formation dans les HROs. Ceci nous a amené à considérer l’apprentissage comme une des caractéristiques principales des HROs (voir Tableau 6 p.44). Pourtant, apprendre dans les organisations est une pratique difficile : ancrage des routines, barrières et résistance entre les services, absence d’espace d’échange, etc. (Lagadec, 1997). Mais si des résistances existent, elles s’atténuent face à l’enjeu de défaillance et la nécessité pour l’organisation de s’adapter pour survivre – survie physique, institutionnelle ou concurrentielle.

La sécurité dépend de la capacité des acteurs et de l’organisation à apprendre de son activité (Gilbert et al., 2007). L’utilisation dans l’organisation de briefing, débriefing, mentorat, tests grandeur nature, etc. sont autant de pratiques qui permettent d’analyser comment se sont déroulés les événements. Au cœur de l’apprentissage nous retrouvons donc l’accumulation d’expérience qui intervient aux niveaux individuel, interindividuel et organisationnel (Edmondson, 1999; Vashdi, Bamberger, & Erez, 2013). Le processus d’apprentissage est constitué de cycles d’action et de réflexion autour de cette action (voir Encadré 17). Outre une accumulation d’expériences vécues, les acteurs au sein du processus d’apprentissage développement une compréhension partagée (Edmondson, Dillon, & Roloff, 2007). Mais si l’apprentissage est un processus multi-niveaux, bien souvent, les organisations focalisent l’apprentissage au niveau de l’individu, au travers de formations individuelles, de répétition d’une même tâche afin d’améliorer leurs compétences (Carroll & Edmondson, 2002). Or, l’apprentissage n’est pas seulement un apprentissage de compétences techniques mais également un apprentissage du travail en équipe, ancré dans un environnement organisationnel. Cette articulation multi-niveaux est d’autant plus forte que la défaillance de l’apprentissage fait peser un risque important sur l’organisation. Ainsi, au niveau inter- individuel l’intégration des nouveaux membres permet d’intégrer de nouvelles approches d’une situation (Schein, 1996). Au niveau organisationnel et inter-organisationnel, des réunions ou des conférences permettent d’échanger avec des collègues d’autres disciplines ou d’autres pays. La confrontation des approches, le partage des expériences encouragent le dialogue l’échange de bonnes pratiques (Bierly & Spender, 1995; de Bovis-Vlahovic et al., 2014). Enfin, il est possible également d’articuler l’apprentissage à un niveau intersectoriel, en utilisant l’expérience et les erreurs d’autres secteurs pour étudier son propre secteur (Weick et al., 1999). L’utilisation du secteur de l’aviation civile pour développer les formations de CRM est un des exemples les plus frappants de cette comparaison intersectorielle.

Encadré 17 – Le concept d’apprentissage dans les organisations

Face à la profusion des approches de l’apprentissage, nous nous sommes limité aux travaux ayant trait aux processus d’apprentissage interindividuels et organisationnels délaissant les approches psychologiques de l’apprentissage.

Koenig (2006, p. 297) définit l’apprentissage organisationnel comme « un phénomène collectif d’acquisition et d’élaboration de compétences qui, plus ou moins profondément, plus ou moins durablement, modifie la gestion des situations et les situations elles-mêmes ».

Pour Edmondson (1999, p. 353) l’apprentissage au niveau interindividuel est « an ongoing process of reflection and action, characterized by asking questions, seeking feed-back, experimenting, reflecting on results, and discussing errors or unexpected outcomes of actions. ». Ce processus inclut des interactions entre l’action et la compréhension de l’action afin de faire évoluer les pratiques. Les membres du groupe s’engagent dans une multitude de séquences d’action et de réflexions et développent une compréhension partagée de l’action mais également des forces et des faiblesses de chacun des membres (Edmondson et al., 2007).

Au sein de ces processus, il existe également des modérateurs à l’apprentissage :

- Le contexte d’apprentissage, l’ambiance, le climat dans l’équipe procurent un sentiment de sûreté où les membres de l’équipe se sentent suffisamment à l’aise pour être eux-mêmes (Edmondson, 1999)

- Le comportement du leader et sa disponibilité vont inciter et faciliter l’analyse des problèmes (Tucker & Edmondson, 2003). Il va également suivre la résolution des problèmes et s’assurer que cela aboutit à des solutions efficaces et perçues comme telles par le personnel (au risque sinon que les membres de l’équipe ne déclarent pas les problèmes suivants).

- Les objectifs de l’équipe, la composition de l’équipe, les caractéristiques des tâches et leur complexité

En effet, les organisations évoluant dans des environnements à risques ont mis en place des processus d’apprentissage continu aux trois niveaux individuel, collectif et organisationnel afin de pouvoir gérer au mieux les situations rencontrées (Melkonian & Picq, 2014). Prendre en compte l’incertain et le risque est un vecteur de transformation multi- niveaux de l’organisation mais nécessite que les comportements et l’organisations aillent dans le même sens (Melkonian & Picq, 2014). Ces changements au travers de l’apprentissage permettent à l’organisation d’améliorer sa fiabilité. Pour autant, la question n’est pas forcément d’être immunisé contre tous les problèmes, mais de mettre en place des processus visant à améliorer sa résilience au travers de ces problèmes (Reason, 2000).

L’apprentissage est fondé sur l’accumulation d’expérience lors des situations vécues mais également lors d’expérimentation (Koenig, 2006). Mais l’expérimentation dans les secteurs à risques pose la question des conséquences en cas de défaillances. Si l’apprentissage par essai/erreur y est limité (Bierly & Spender, 1995), l’erreur a néanmoins une place importante dans l’apprentissage. C’est la raison pour laquelle ces organisations ont mis en place

différentes pratiques afin d’intégrer l’erreur dans l’apprentissage : apprendre des incidents et accidents, non-punition des erreurs, simulation pour expérimenter tout en limitant les dommages potentiels. Ce sont autant de perspectives de réponses pour faire de la relation entre expérimentation et accumulation d’expérience une complémentarité plus qu’une dualité.

Le courant des HROs a mis en avant l’importance de l’apprentissage sur le terrain pour être performant : « without sufficient operational time at sea, both effectiveness and safety would suffer » (Rochlin et al., 1987, p. 79). Mais il ne s’agit pas seulement de pratiquer pour bien faire, il faut également mettre en place des processus analytiques de l’activité. C’est dans ce sens que l’analyse des accidents s’est développée. Face au risque, à l’exigence de fiabilité et la complexité de l’activité et de l’environnement, l’analyse des accidents permet de bâtir une mémoire organisationnelle sur les accidents et leur origine (Roberts & Bea, 2001). Dans un environnement complexe et incertain où ces organisations atypiques évoluent, l’analyse des accidents permet de développer une connaissance spécifique adaptée aux situations. Elle permet notamment d’apprendre aux opérateurs quand savoir ne pas suivre les procédures pour maintenir la fiabilité (De Bruijne & Van Eeten, 2007). Bien que variant d’un secteur à l’autre selon les mises en œuvre, les acteurs, l’environnement, il est néanmoins possible de décrire les bases d’un processus d’apprentissage par l’analyse des accidents (Lindberg, Hansson, & Rollenhagen, 2010). Le modèle le plus couramment utilisé comme support comporte cinq étapes (Le Coze, 2013; Lindberg et al., 2010) : reporting, selection, investigation, dissemination, prevention (voir Figure 7).

Certains modérateurs viennent également compléter ce processus d’apprentissage. Le premier est la nécessité d’une confiance entre les acteurs pour éviter la suspicion (Bierly & Spender, 1995; Drupsteen & Guldenmund, 2014). Le deuxième modérateur concerne les personnes impliquées dans l’accident et son analyse : compétences d’investigation, capacité à se remémorer l’accidents, degré d’implication dans le processus, etc. (Drupsteen & Guldenmund, 2014). Enfin, le dernier modérateur est l’impact de l’accident sur l’organisation. Une organisation soumise à un accident avec une criticité faible – avec peu conséquences et une fréquence de survenance faible – sera moins encline à apprendre que s’il s’agit d’un accident grave. Mais plus l’accident est grave est plus les fondements de l’apprentissage doivent être solides notamment la confiance, le partage des objectifs et le rôle du leader (Drupsteen & Guldenmund, 2014; Edmondson et al., 2007).

Outre ces modérateurs à l’apprentissage par l’analyse des accidents, le processus lui- même comporte deux limites majeures. La première concerne l’étape d’investigation. Celle-ci n’est pas qu’une étape objective de collecte et d’analyse des éléments et induit des approches de l’accident où les données doivent correspondre au modèle (Le Coze, 2013). La seconde limite se porte sur l’étape de prévention. Une vision politique de la prévention des accidents souligne le poids de la configuration politique - forces en présence, groupes d’intérêts, médiatisation, etc.- et son impact sur l’apprentissage et les mesures à tirer de l’analyse de l’accident (Le Coze, 2013). Ceci peut même conduire à ce qu’il n’y ait pas d’apprentissage après un accident mais simplement la désignation d’un coupable. Mais si l’impact de l’apprentissage sur la résilience d’une organisation reste difficile à déterminer – notamment l’efficacité de l’apprentissage lors d’accidents graves – le débat suscité permet néanmoins de mettre la résilience au même niveau de priorité que l’efficience et les choix stratégiques (Altintas & Royer, 2009)

Au-delà de l’analyse des accidents, la place de l’erreur est une clé de compréhension de l’apprentissage dans les HROs. Nous avions évoqué dans le premier chapitre la limite de l’apprentissage par essai-erreur liée au risque inhérent à l’erreur dans ces organisations (Weick et al., 1999; Bourrier, 2011) et au coût des erreurs supérieur au gain apporté par l’essai (Boin & Schulman, 2008). Mais, pour autant l’importance accordée à l’erreur est un des principes de maintien de fiabilité (Tableau 11, p. 98) : si l’apprentissage par l’erreur est limité, l’apprentissage de l’erreur ne l’est pas. Mais pour pouvoir exploiter les erreurs, il est nécessaire de mettre en place une approche de l’erreur qui ne cherche pas à blâmer celui qui la commet mais à comprendre ce qu’il s’est passé (Weick & Sutcliffe, 2007, p. 138) : « [..] lead

people to ask "What happened?" and not "Who is at fault? ». En lien avec la culture et la confiance, une approche qui ne cherche pas à blâmer mais à comprendre permet de s’appuyer sur les erreurs pour apprendre (Gaba, 2000). Cette no-blame approach (Provera, Montefusco, & Canato, 2010) part du principe qu’il est plus important d’améliorer la sûreté que de trouver un responsable. Le signalement des erreurs est donc incité voire récompensé. Non seulement les erreurs – définies comme des déviations non intentionnelles du cours de l’action (voir Encadré 18) –vont être analysées mais également les erreurs évitées de justesse. Ces near misses sont des erreurs dont des événements où des actions correctives ont permis d’en éviter des conséquences défavorables (Ramanujam & Goodman, 2003).

Encadré 18 – Les différentes formes de l’erreur : ratés, lapsus et fautes (adaptées de Reason, 1997, 2013)

Comme nous l’avions précisé ci-avant, l’erreur peut être définie comme « as unintended deviations from planned courses of action » (Ramanujam & Goodman, 2003, p. 818). Reason (2013, p. 33) précise la définition en considérant l’erreur comme « tous les cas où une séquence planifiée d’activités mentales ou physiques ne parvient pas à ses fins désirées, et quand ces échecs ne peuvent être attribués à l’intervention du hasard ».

Sur la base de cette définition, l’auteur distingue trois étapes, avec un pour chacune une forme d’erreur : la planification de l’action, le stockage (la mémorisation) de la planification, l’exécution de l’action. Les ratés sont des défauts d’exécution tandis que les lapsus sont des défauts de stockage. Le terme de faut renvoie à une erreur de planification. L’auteur définit ainsi la faute comme une « […] déficience ou des défauts dans les processus de jugement et/ou d’inférence qui sont impliqués dans la sélection d’un objectif ou dans la spécification des moyens pour l’atteindre, indépendamment du fait que les actions basées sur ce schème de décision se déroulent ou non conformément au plan » (Reason, 2013, p. 32).

Les propositions de définitions faites par l’auteur sont intéressantes et permettent de distinguer raté, lapsus et faute selon l’étape à laquelle l’erreur intervient. Néanmoins, cela suppose une linéarité du processus, une séquence simplificatrice. Or, l’étude des erreurs ne peut se faire de manière isolée et une erreur de planification non-détectée dans une première itération peut amener une erreur d’exécution dans une seconde itération. Au final, la catégorisation des erreurs est plus complexe qu’il n’y paraît, d’où la profusion dans la littérature de typologies d’erreurs selon la discipline, le contexte, l’unité d’analyse choisie.

Trois éléments composent ce type d’approche : le signalement, la discussion, la communication (Provera et al., 2010). Tout d’abord le signalement des erreurs est incité voir récompensé. Les membres de l’organisation ne se sentent pas juger et parler des erreurs n’est pas signe de faiblesse. Ensuite, la mise en place d’espace de discussion – au travers de débriefings ou de réunions d’échanges plus ou moins formalisés – permet d’analyser en groupe les différentes erreurs et les corrections possibles. Enfin, le dernier élément est la diffusion de l’information dans l’organisation auprès des différents acteurs. Outre une amélioration incrémentale de la fiabilité, la diffusion de l’information permet également de

renforcer le comportement de signalement et de discussion d’erreurs, que les acteurs puissent avoir une rétroaction de leurs actions autour de l’erreur.

En accordant une place centrale à l’erreur dans le processus d’apprentissage, l’organisation cherche in fine à améliorer sa fiabilité. Pour autant, l’ouverture du dialogue autour des erreurs ne veut pas dire qu’il sera plus aisé de déterminer les causes d’une erreur. L’injonction d’apprentissage par les erreurs qui peut parfois découler de cette approche n’est pas possible (Flin, 1998). De plus, apprendre des erreurs nécessite du temps et ne peut se faire que si certaines conditions préalables sont réunies : valeurs partagées, une culture forte orienté autour de la sûreté, une confiance entre les acteurs et envers l’organisation. Enfin, la tension qui peut exister entre d’un côté une organisation qui promeut le dialogue autour de l’erreur et de l’autre des instances de régulation qui recherchent un coupable nuit à l’efficacité de ce type d’approche (Pidgeon, 1997). Cette tension est d’autant plus forte pour les organisations qui peuvent potentiellement nuire à une population. Le pouvoir politique incite à réduire le risque de défaillance tout en voulant punir un coupable en cas d’erreur (Mannarelli, Roberts, & Bea, 1996). Or, la fiabilité organisationnelle n’est pas l’absence d’erreurs ou de défaillance mais « la capacité d’une organisation à atteindre ses objectifs et à maintenir ses performances et son équilibre malgré les événements imprévus et les multiples perturbations qu’elle rencontre » (Journé, 2005, p. 64). Cette fiabilité n’est pas absolue et nécessite des processus pour l’améliorer. Or, nier l’erreur est contre-productif et atténue un processus d’amélioration de la fiabilité au lieu de chercher à le renforcer.

La simulation peut être une solution pour tenter de réduire la tension entre l’enjeu en cas d’erreur et la nécessité d’apprentissage par et dans l’erreur (Lagadec, 1997). Originaire du secteur militaire – et notamment des unités d’élites – la simulation cherche à recréer le plus fidèlement possible une réalité de terrain (Riley, Davis, Miller, & Mccullough, 2010). Cette méthode d’apprentissage sert plusieurs objectifs : s’entraîner sur une pluralité de scénarios – même les plus rares – afin de proposer des réponses, avoir la possibilité de tester des solutions sans engendrer des catastrophes (Dixon & Shofer, 2006). Enfin, la simulation permet de ne pas se focaliser uniquement sur la dimension technique d’un scénario – un geste médical par exemple – mais de s’entraîner également à travailler en équipe et dans une équipe, à détecter des dysfonctionnements ou des imprévus, à gérer les émotions, etc.

L’apprentissage permet de bâtir une mémoire organisationnelle afin de disposer d’un répertoire de réponses adaptées aux différentes situations (Roberts & Bea, 2001). Mais cette mémoire comporte des limites (Koenig, 2006, p. 306) :

D’un côté elle permet de gagner en efficience par l’exploitation des régularités et des répétitions de l’histoire. D’un autre côté, elle peut être un obstacle à la découverte de modalités d’action plus efficaces, comme elle est susceptible d’empêcher une appréciation judicieuse de ce qui est véritablement nouveau.

Une dernière question se pose alors : comment faire face à des événements qui ne se sont jamais produits et ne se reproduiront peut-être plus jamais ? L’organisation doit pouvoir faire face à des événements imprévus tout en conservant ses capacités d’actions, d’être en capacité d’agir avec les ressources à disposition.

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