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2.1.

L’ethnographie (sur la distinction avec l’anthropologie et l’ethnologie, voir Encadré 30) peut être définie comme une méthode d’enquête sur le terrain basée sur l’observation, l’entretien et l’étude de cas et qui se situe « au confluent de l’ethnologie et de la sociologie qualitative, et utilisée aujourd’hui par de nombreux chercheurs en sciences sociales » (Weber, 2009, p. 2). L’ethnographie permet d’étudier les interactions sociales, par la proximité du chercheur avec son objet de recherche au travers d’une description et de l’analyse de ce que l’on voit. Il existe plusieurs formes d’ethnographie qui varient selon le degré de personnification du récit fait par le chercheur. Par exemple, Van Maanen (1988) retient trois types d’ethnographie :

- Une ethnographie réaliste où l’ethnographe n’est qu’un vecteur de collecte et d’interprétation des données

- Une ethnographie confessionnelle par laquelle l’ethnographe intègre son expérience personnelle, le vécu du terrain en plus de la collecte et de l’interprétation des données mais en séparant les deux dimensions (il est la « voix off » qui commente de son point de vue)

- Une ethnographie impressionniste où l’ethnographe incarne le point de vue de l’histoire, et présente comment il a vécu les situations.

Ces différentes formes d’ethnographie – relatant différents degrés d’intégration du chercheur et de ces ressentis dans l’écriture – sont rassemblées sous l’appellation d’approche ethnographique (Cunliffe, 2010), avec la possibilité dans une même étude d’adopter une ou plusieurs formes d’ethnographie.

Encadré 30 – Des distinctions entre anthropologie, ethnologie et ethnographie

C’est la seconde moitié du XIXe siècle qui voit émerger l’anthropologie comme discipline scientifique en mettant de côté les valeurs occidentales pour étudier les civilisations (Godelier, 2010).

Nous nous basons sur trois définitions pour différencier les trois termes :

- Anthropologie : « science toute entière de l’Homme » (Topinard, 1876, p. 199). L’Homme se comprend ici dans sa vision anatomique mais également psychologique, religieuse, géographique, etc. - Ethnologie = sciences des peuples, des ethnies, notamment dans ses versants culturel et social. - Ethnographie = description des peuples, sur le terrain, pour en analyser les us et coutumes.

Au-delà des définitions que nous proposons, la question de la distinction entre ethnologie et anthropologie est un débat encore présent (Tillard, 2011). Les termes se confondent notamment dans la différence de sens entre anthropologie au sens français et anthropologie au sens américain (Carol Rogers, 2002, p. 144) :

Je tiens à préciser dès l’abord que j’utilise indifféremment les termes « anthropologie » et « ethnologie » pour désigner l’anthropologie sociale. En France, l’anthropologie n’est pas une discipline aussi hétérogène qu’aux États-Unis : l’archéologie et l’anthropologie physique sont généralement considérées comme des domaines indépendants, tandis que l’anthropologie linguistique n’existe pas en tant que telle. Il n’en sera donc pas ici question. Si le terme « ethnologie » est aujourd’hui, sans trop d’ambiguïté, un équivalent d’« anthropologie sociale » dans son acception anglo-saxonne, le mot « anthropologie », quant à lui, se révèle plus polysémique. Parfois – de plus en plus fréquemment – utilisé comme un synonyme, il peut aussi désigner des analyses d’un niveau de généralisation supérieur à celui qu’implique couramment l’ethnologie – se rapportant alors à la condition humaine dans son ensemble plutôt qu’à la description ou à la comparaison de sociétés particulières –, ou être utilisé – de plus en plus rarement – pour désigner l’anthropologie physique (Smith 1986). Le terme « ethnographie », lui, a généralement perdu son lien à une discipline particulière pour en venir à désigner, de façon approximative, certaines méthodes de recherche qualitative, potentiellement aussi pertinentes pour la sociologie ou les autres sciences sociales que pour l’anthropologie.

L’ethnographie est une « transformation du regard en langage » (Laplantine, 2010, p. 10) et comporte donc deux éléments : le regard et l’écriture. Derrière le vocable de « regard », il s’agit « d’une observation rigoureuse, par imprégnation lente et continue, de groupes humains minuscules avec lesquels nous entretenons un rapport personnel » (Laplantine, 2010, p. 11). Le regard n’est donc pas simplement le fait de décrire et pourrait même être substitué par celui de perception tant l’observation ne se limite pas qu’au sens de la vue, et intègre les autres sens, ainsi que les sensations ressenties. L’ethnographe n’est donc pas seulement celui qui est sur un terrain et collecte des données mais « […] celui qui doit être capable de vivre en lui la tendance principale de la culture qu’il étudie » (Laplantine, 2010, p. 22). En cela il se distingue du voyageur qui ne fait que passer, et du journaliste qui ne fait qu’observer (Van Maanen & de Rond, 2017, p. 397) :« Ethnography is first and foremost about bringing back

the news – what particular people, in particular places, at particular times are doing (and, to distinguish it from journalism, notably immersion journalism, why) ».

L’écriture ethnographique est souvent symbolisée par le journal de terrain et l’image de l’ethnographe plongé dans son journal en train de décrire une tribu sauvage. Cette écriture est plus une phase de transformation que de retranscription, ce qui implique une valeur ajoutée à la retranscription. Le terme de recueil de données ne met donc pas assez en valeur la construction faite par l’ethnographe dans sa tentative de décoder le réel (Laplantine, 2010, p. 34) : « La réalité sociale […] est hors de lui et non en lui [l’ethnographe], mais n’a aucun sens indépendamment de lui […] c’est l’objet qui est perçu mais c’est le sujet qui perçoit ». Dans cette activité de transformation du visible, l’ethnographie intègre donc autant celui qui est observé et questionné que celui qui observe et questionne. La description n’est donc pas neutre et consiste plus en une construction de l’objet que l’on cherche à comprendre que d’une simple description.

Mais l’écriture n’est pas subséquente à l’observation. Plus que deux étapes distinctes entre regard et écriture, l’ethnographie est une intrication entre travail de terrain, travail d’analyse et travail d’écriture (Van Maanen, 2011; Rouleau, 2013). Il n’y a pas une procédure mécanique distinguant observation, enregistrement et analyse des données enregistrées mais un tout par l’écriture : l’écriture n’est pas que l’étape d’enregistrement des données. L’analyse se fait dans et par l’écriture et il ne s’agit pas de calquer des concepts dans ce qui vient d’être écrit mais plutôt de les faire émerger de l’écriture. Cette écriture intervient également lors de la reconstitution d’événements vécus par le chercheur et racontées par lui, ou racontées par d’autres qui les ont vécus.

Si l’intérêt de l’ethnographie n’est pas le regard que le chercheur porte sur le terrain mais comment les acteurs voient ce terrain, cela nécessite néanmoins une réflexivité du chercheur sur lui-même. Il s’agit de la difficulté majeure de l’ethnographie liée à l’impératif d’objectivité de la recherche scientifique qui impose d’expliquer et d’analyser la subjectivité inhérente à l’immersion et au chercheur. Le pire manquement serait de passer sous silence cette subjectivité, de ne pas considérer la perturbation d’un observateur sur le terrain et du terrain sur l’observateur. Donner les résultats sans expliquer comment nous y sommes parvenu serait équivalent à donner les résultats d’une expérience scientifique sans préciser les conditions de l’expérience.

Les « faits objectifs » ne sont donc pas les faits purifiés de l’impact de l’observateur mais au contraire, l’objectivité consiste à tenir compte de cet impact, qui peut même être source de

connaissances. Le savoir créé au travers de l’expérience ethnographique se fait au travers de la relation entre chercheur et terrain « même si nous pouvons et devons recourir aux relevés, recensions et autres méthodes pour fabriquer des données sûres, systématiques et objectives » (Agier, 2015, p. 8). Ce que dit l’ethnographe – la connaissance qu’il crée – n’est pas réellement vérifiable du fait du caractère unique et non-reproductible de l’expérience. Il est donc nécessaire de s’assurer d’une validité du travail afin de ne pas aboutir à une sorte de « relativo-relativisme » où tout peut être vrai donc rien ne peut être faux. Cette validité du « dire-vrai » s’opère sur trois plans (Agier, 2015). C’est, tout d’abord, une exigence scientifique dans l’exactitude du savoir et de sa traçabilité afin d’apporter la preuve de ce qui est énoncé. C’est, ensuite, une exigence éthique avec l’absence de mensonges et l’authenticité des données de la recherche. C’est, enfin, une exigence politique d’apporter une dimension publique au travail du chercheur, de traduire des problématiques sociétales en problématiques de recherche. C’est un retour de ce qui a été compris par le chercheur à différents interlocuteurs possibles : terrain, instances publiques, médias, grand public, etc. Ceci passe par la nécessité pour le chercheur d’une garantie de sécurité scientifique et politique dans son travail. Il s’agit d’assurer le respect de l’analyse de l’ethnographe « qui ne soit soumise ni aux diktats de ses commanditaires ni à ceux de ses enquêtés » (Weber, 2009, p. 8 sq.).

Au niveau des sciences de gestion, l’approche ethnographique se développe dans les années 1970. L’année 1979 voit par exemple la publication d’un numéro spécial de la revue Administrative Science Quarterly dirigé par John Van Maanen sur les méthodes qualitatives. Les contributions à ce numéro – dont les articles de Henry Mintzberg, Andrew M. Pettigrew, Matthew B. Miles, Gerald R. Salancik, ou encore Karl E. Weick – soulignent l’intérêt d’enquêter dans les organisations au plus proche du terrain. Van Maanen y écrit à ce propos un article consacré à l’ethnographie organisationnelle (Van Maanen, 1979). Pourtant, la fin des années 1990 marque le déclin dans l’utilisation de l’ethnographie, lié aux ressources nécessaires au déploiement de cette méthode (Rouleau, 2013).

Si l’ethnographie organisationnelle révèle des différences avec l’ethnographie traditionnelle, le principe fondamental reste le même (Rouleau, 2013, p. 36 sq.) :

Ce n’est pas la même chose de se rendre dans une entreprise tous les jours que de faire partie d’une expédition au bout du monde. Ce n’est pas la même chose de prendre des notes que de faire en sorte que les acteurs s’enregistrent quotidiennement. Au-delà de ces différences

ponctuelles, il n’en demeure pas moins que dans toute démarche ethnographique, il s’agit d’aller à la rencontre de l’Autre afin de rendre compte de ce qu’il est et de ce qu’il vit.

L’objectif des études ethnographiques dans les organisations est de découvrir et comprendre comment les acteurs dans une situation de travail arrivent à comprendre, expliquer et agir dans les situations auxquelles ils sont confrontés (Van Maanen, 1979, p. 539) : « In essence, the use of such techniques in organizational studies literally forces the researcher to come to grips with the essential ethnographic question of what it is to be rather than to see a member of the organization ». L’ethnographe accède donc au fonctionnement réel de l’organisation en comparaison avec le fonctionnement prescrit, entre le visible et l’invisible. Par exemple, Van Maanen (1991), dans son étude d’un parc d’attraction Disney décrit la différence entre les comportements avec les clients durant les prestations dans le parc (fronstage) et les comportements en coulisse (backstage). L’ethnographie est d’autant plus intéressante à utiliser dans les groupes de travail à forte socialisation, que l’on retrouve entre autres dans la police, les équipes soignantes, les cabinets d’avocats. L’ethnographe veut s’immerger dans ces groupes pour comprendre ce qui s’y passe vraiment et non ce qu’il devrait s’y passer. L’immersion permet une interactivité entre le chercheur et le terrain afin de pouvoir confirmer ou infirmer directement les explications bâties (Peneff, 1992). Cette immersion permet également de ne pas tomber dans le biais du discours de l’interrogé qui dit ce que l’on veut entendre ou ce qu’il a bien envie de nous dire et taire ce qu’il ne souhaite pas divulguer.

La relecture des premières études s’intéressant à la fiabilité organisationnelle met en évidence l’importance du contexte pour comprendre le maintien de la fiabilité. L’importance du self-designing (Rochlin et al., 1987) ancre la mise en œuvre des processus dans une organisation spécifique. Les stratégies d’anticipation et de résilience sont présentes dans les organisations mais à des degrés différents selon les secteurs étudiés. Il faut donc aller observer in situ afin de pouvoir déterminer précisément comment s’articulent les processus entre eux (Journé, 2001b). C’est ce que propose Bourrier (2011) dans la poursuite du programme de recherche autour de la fiabilité : une approche du terrain qui doit permettre de rendre compte dans ces organisations de la façon dont la fiabilité se fait et se maintient au quotidien plutôt qu’a posteriori dans l’étude des accidents. Il s’agit donc d’étudier la fiabilité en train de se faire au travers de l’activité normale, banale et non de l’exceptionnel, d’observer les fondements micro de phénomènes macro (Van Maanen, 1979). Les méthodes en lien avec l’ethnographie, et notamment l’observation participante, ont ainsi montré leur pertinence dans

l’étude de l’hôpital et de son contexte institutionnel (Belorgey, 2010) mais également dans la compréhension du maintien de la fiabilité dans ces structures (de Bovis, 2009; Dixon-Woods, Leslie, Bion, & Tarrant, 2012; Leslie, Paradis, Gropper, Reeves, & Kitto, 2014).

La pierre angulaire d’une approche ethnographique pertinente se retrouve dans l’équilibre difficile entre proximité avec le terrain et distance réflexive, et ne doit pas tenir une place annexe dans la réflexion du chercheur. Entre l’émerveillement naïf du début et le mépris qui peut apparaître face aux difficultés rencontrées par le chercheur sur le terrain, l’approche ethnographique nécessite de ne pas négliger cette tension mais au contraire d’en faire une place centrale dans la réflexion du chercheur, gage de rigueur et de scientificité d’un projet de recherche (Fassin, 2008, p. 14) :

Or ces enjeux concernent rien moins que les conditions de véridiction de l’enquête, de la relation humaine dans laquelle elle s’ancre, des résultats que nous pouvons en tirer et des effets sociaux que nous produisons ce faisant. « Peut-on avoir accès à la vérité sans mettre en jeu l’être même du sujet qui y accède ? », se demande Michel Foucault40. La vérité ethnographique, qui n’est ni absolue ni définitive, est à ce prix.

La place du chercheur et son rôle plus ou moins actif dans l’organisation qu’il étudie nécessite que nous développions la position que nous avons occupée sur le terrain, notre degré de participation à l’activité du terrain et la relation que nous avons nouée avec les acteurs de terrain.

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