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1.2.

La question que nous posons dans cette recherche est celle des pratiques qui permettent le maintien de la fiabilité selon les situations rencontrées par les acteurs d’une unité de soins. S’inscrivant dans la tradition des études sur la fiabilité orientée sur les pratiques (e.g. Roberts et al., 2005; Faraj & Xiao, 2006; Bechky & Okhuysen, 2011), il s’agit de comprendre la dynamique des processus à l’œuvre pour maintenir la fiabilité et comment ceux-ci se déploient dans le temps selon les situations rencontrées par les acteurs. Compte tenu de notre question et de la démarche générale de notre projet, il s’agit donc d’opter pour une approche scientifique compréhensive de la science. Cette démarche compréhensive se retrouve dans les approches qualitatives de la recherche en sciences de gestion (Dumez, 2011a, p. 55):

Il s’agit d’une approche orientée par la recherche de la compréhension, de l’analyse du sens donné par les acteurs eux-mêmes, pouvant mobiliser différents outils allant de l’observation, l’intervention, les entretiens (outils associés généralement au « qualitatif ») aux modèles formels (théorie des jeux – mon directeur de thèse était Raymond Boudon) ou aux méthodes quantitatives (plus ou moins élaborées).

Ce qui caractérise l’approche qualitative n’est pas tant les outils de collecte et d’analyse de données que l’objectif de recherche. Cette visée compréhensive de la recherche qualitative se comprend également au regard de l’objet de recherche qui interagit avec le chercheur et possède sa propre volonté (Dumez, 2011b). Le chercheur doit tenir compte de cette particularité : observer une molécule d’eau n’est pas comme observer un acteur dans une organisation. Les acteurs pensent, parlent et agissent et les dispositifs de la recherche doivent permettre de voir cela (Dumez, 2011b). Enfin, tout cela ne peut se comprendre que dans un contexte déterminé. Yin (2011) insiste sur ce point lorsqu’il propose une définition de la recherche qualitative. Il faut considérer le contexte réel dans lequel les individus vivent et il faut étudier les individus dans ce contexte réel et non dans un contexte artificiel, simulé et contrôlé par le chercheur.

L’objectif d’une recherche qualitative n’est pas de confirmer une théorie mais de créer de nouvelles explications afin de mieux comprendre un phénomène (Dumez, 2012b). Il s’agit d’enrichir la théorie et non d’une généralisation au sens statistique du terme mais d’une généralisation analytique (Yin, 2011), c’est-à-dire qu’il est possible d’appliquer à d’autres

contextes en tenant compte des spécificités de ces différents contextes. La démarche scientifique est ainsi constituée « […] d’une confrontation entre des effets prédits par la théorie et des effets observés dans un matériau empirique » (Dumez, 2016, p. 202). Pour autant, il ne s’agit pas d’une explication ad hoc d’un événement mais d’une explication conditionnée à un contexte (Dumez, 2013), ce que Merton nomme « Théorie de moyenne portée » (Merton, 1949, p. 449) :

Theories that lie between the minor but necessary working hypotheses that evolve in abundance during day-to-day research and the all-inclusive systematic efforts to develop a unified theory that will explain all the observed uniformities of social behavior, social organization, and social change

La recherche qualitative s’intéresse à un nombre restreint de cas qui vont faire l’objet d’une étude approfondie. Et c’est dans ce caractère approfondi et riche en données que réside la difficulté de la recherche qualitative. Tout d’abord, la richesse des données va de pair avec le sentiment d’être submergé par les données, ce qui pose le problème du traitement de celles- ci (Dumez, 2016). Laisser le matériau s’accumuler sans anticiper l’analyse fait courir le risque de se retrouver avec un amoncellement immense et hétéroclite de données, qui pour un jeune chercheur inexpérimenté et pressé par le temps, va prendre la forme d’une montagne impossible à franchir. Ainsi, pour notre recherche, la quantité de matériaux représente une quinzaine de carnets de notes d’observation, plusieurs centaines de documents internes de taille variable et les retranscriptions d’une quinzaine d’entretiens. À cela, il faut ajouter d’autres matériaux allant des coupures presse à des extractions de bases de données informatiques.

L’approche qualitative fonctionne donc mal de manière linéaire, avec une phase de collecte suivie d’une phase d’analyse des données. Afin de surmonter cette difficulté, nous avons donc opéré des traitements analytiques partiels à différents moments de la recherche : sur le terrain, peu de temps après une phase de terrain, ou à plus long terme. Émergeant de notre pratique de l’observation participante et d’une meilleure connaissance du terrain, nous avons également travaillé sur des constances ou des séries d’actions, ce qui nous a permis par la suite de les comparer et d’en déterminer les similitudes et les différences. Par exemple, nous nous sommes astreint à observer systématiquement les transmissions entre les équipes de médecins à 08h00 et à 17h00. Ces traitements analytiques à des temporalités différentes et le travail sur des séries d’événements ont permis d’orienter nos investigations futures et la

construction d’une explication finale, passée par des explications intermédiaires améliorées au fil du temps. Cette idée de boucles successives d’investigation entre données empiriques et corpus de connaissances est assimilable à une démarche abductive de la recherche.

Notre approche de la recherche qualitative implique de se laisser surprendre par la rencontre avec le terrain et les données. Un fait surprenant va conduire à émettre des conjectures et amener à aborder le matériau sous un nouvel angle. Cette logique est à rapprocher d’une démarche abductive (voir Encadré 28 pour une définition de l’abduction) qui est «[…] l’opération qui, n’appartenant pas à la logique, permet d’échapper à la perception chaotique que l’on a du monde réel par un essai de conjecture sur les relations qu’entretiennent effectivement les choses » (Koenig, 1993, p;7 cité dans Charreire Petit & Durieux, 2007, p. 89). Il s’agit d’un double mouvement d’exploration de l’objet de recherche ancré dans une réalité organisationnelle et d’une analyse des événements par rapport aux connaissances actuelles (Koenig, 2003).

Encadré 28 – Définition de l’abduction

L’encyclopédie de philosophie de Stanford définit l’abduction comme ‘l’inférence de la meilleure explication’ : « Abduction or, as it is also often called, Inference to the Best Explanation is a type of inference that assigns special status to explanatory considerations. […] This entry contrasts abduction with other types of inference; points at prominent uses of it, both in and outside philosophy; considers various more or less precise statements of it ; discusses its normative status ; and highlights possible connections between abduction and Bayesian confirmation theory ».a

Cette définition fait référence à l’inférence bayésienne de la pertinence d’une proposition au fur et à mesure des observations et de la mise à jour de la distribution des probabilités (l’évolution des règles d’un filtre anti-spam d’une messagerie électronique en est une illustration concrète). L’abduction est plus poétiquement décrite par Umberto Eco (1983, cité dans Bertilsson, 2004), à travers l’analogie de la ‘méthode du détective’ dans les romans policiers (Bertilsson, 2004, p. 377) : « It is the purpose of scientific investigations to critically transform our vague common sense into more precise statements (concepts). In the case of the construction of a good (detective) story, the same ‘logic’ is at work ». a Source: Stanford Encyclopedia of Philosophy (http://plato.stanford.edu/entries/abduction/)

Le processus abductif se déclenche face à un fait surprenant : on s’attendait à quelque chose, et c’est autre chose qui s’est produit (Dumez, 2016). C’est le doute engendré par ce fait surprenant qui motive à chercher une explication afin de comprendre les logiques à l’œuvre et leur potentiel explicatif. L’abduction est donc un processus créateur d’une explication plausible au fait que la connaissance actuelle n’expliquait pas. Ceci a trois implications principales.

La première est l’importance d’un cadre conceptuel initié en amont afin de comprendre notre objet de recherche – dans l’état de la connaissance actuelle – afin de « voir les faits

surprenants » tout en évitant d’être surpris par tout, donc ne comprendre rien. La deuxième implication est la créativité nécessaire pour formuler des propositions d’explications à investiguer. Cette créativité permet une ouverture vers des éléments imprévus qui aboutissent à créer de nouveaux cadres théoriques ou préciser ceux existants38 et faire émerger de nouveaux faits surprenants qui vont amorcer une nouvelle boucle abductive. Enfin, la troisième implication renvoie à l’idée que s’il y a créativité, intuition et imagination, il s’agit plus d’une investigation poussée et souvent laborieuse qu’une épiphanie sous forme d’eurêka (Van Maanen, Sørensen, & Mitchell, 2007). Même si l’investigation peut se faire sur la base d’une intuition, elle est appuyée par une rigueur analytique qui nécessite du temps, fait d’explorations de la littérature, de doutes, d’errements, d’idées n’ayant pas résisté à l’épreuve des faits (Locke, Golden-Biddle, & Feldman, 2008, p. 916) :

Although our phenomenological experience of insights may be conceived as coming to us in a flash – a conception mythologized by the “eureka” experience – this description collapses, hides, and minimizes the important process of growing theory. For example, in highlighting only a moment, we obscure the work necessary in creating the conditions for insights to occur, including the occasions in which observations are made, hunches occur, ideas are developed, tried out, set aside, transformed, and so on.

Nous retrouvons ainsi dans l’abduction, l’approche qualitative d’exploration de nouvelles voies de compréhension d’un phénomène. La démarche abductive est la formalisation d’une pensée créative pour imaginer des explications et d’une pensée logique et rigoureuse pour évaluer cette explication et son caractère plausible (voir Figure 20).

38 Si l’abduction crée une nouvelle explication, une nouvelle hypothèse, elle ne la teste pas, elle ne fait qu’inférer la meilleure explication (un plausible) : « En aucune manière, l’abduction à elle seule ne permet de dire si une hypothèse est vraie ou fausse. C’est à partir de la déduction, puis de l’induction comme étape finale que la question de la vérité pourra être abordée. » (Dumez, 2012b, p. 5).

Figure 20 – Formalisation de la démarche abductive

1- Un événement est étudié

2- Un étonnement, un fait surprenant survient : quelque chose de nouveau ou d’anormal par rapport à ce qui était attendu se produit. Cette instabilité – liée au besoin pour le chercheur de trouver une explication à cet étonnement – déclenche le processus d’abduction

3- Recherche d’explication et processus d’enquête : observation, analyse, théorie, hypothèses rivales, imagination, intuitions, rigueur etc.

4- Formulation d’une explication suffisamment stable pour résoudre la tension. Cette stabilité arrête le processus abductif jusqu’au prochain fait surprenant.

Nous souhaitons également insister sur la place du chercheur dans ce processus. En effet, bien que rarement évoqué, le fait surprenant qui provoque l’étonnement et déclenche le processus abductif est lié au besoin qu’éprouve le chercheur de trouver une explication à cet étonnement. L’abduction renvoie donc au chercheur lui-même, au croisement entre terrain et théorie (voir Figure 21) : c’est la construction de son cadre conceptuel qui va permettre de voir les faits surprenants ; c’est également de son exploration et de son investigation que va émerger l’explication résolvant la tension face au fait surprenant.

Figure 21 – Le chercheur au cœur du processus abductif

Néanmoins le chercheur n’est pas seul sur son îlot car, au croisement entre ses données, la théorie et la réflexion propre du chercheur, l’enquête progresse également en s’appuyant sur la communauté scientifique (Locke et al., 2008). Cet appel à la sagacité collective – au travers

Chercheur

des conférences, des ateliers, ou de manière plus proche au travers des réunions de laboratoire, des présentations auprès des directeurs de recherche ou de discussions informelles – permet d’ouvrir de nouvelles pistes d’investigation, de mettre à l’épreuve les explications, et de confronter les subjectivités.

En pratique, notre recherche s’inscrit résolument dans une démarche abductive. Une première étape a consisté à concevoir un cadre conceptuel et un dispositif méthodologique suffisamment structurés en anticipation de l’intensité vécu par le chercheur sur le terrain. Il faut être capable de saisir et appréhender conceptuellement l’objet de recherche, de réfléchir aux dispositifs méthodologiques à mettre en place en cohérence et de légitimer une position de chercheur sur le terrain. Une deuxième étape a concerné l’arrivée sur le terrain et la mise à l’épreuve de ce qui avait été pensé au préalable. L’enquête qui se déploie chemin faisant sans restreindre le recueil. Tout se fait en même temps : la question de recherche avance conjointement avec la détermination de l’unité d’analyse et du champ d’investigation empirique. L’investigation se fait par boucles abductives alimentées par le terrain, les lectures et la communauté scientifique (voir Encadré 29 sur les principales boucles abductives opérées dans notre recherche). Dans la perspective ethnographique, le processus analytique se fait au travers de l’écriture. Le journal d’enquête est la trace matérielle du processus abductif, des allers-retours entre terrain et théorie. Une troisième étape est la structuration des documents présentant les résultats de cette étude, dont le plus important et le plus exhaustif est celui-ci. L’investigation est un processus interactif où la question de recherche, la revue de littérature et les résultats évoluent au gré de l’analyse des données et des recherches d’hypothèses rivales. Il y a donc une différence entre le rendu écrit d’un travail scientifique – fait d’une revue de littérature, d’une question de recherche, d’un terrain, d’une méthodologie et de résultats – et le déroulement du travail effectué. Non seulement il est difficile de rendre ce phénomène à l’écrit mais cela questionne l’intérêt pour le lecteur d’avoir un rendu identique au déroulement. Tout comme le journal de terrain n’est que rarement publié en l’état39, le présent écrit ne retrace pas chronologiquement le déroulement de cette recherche mais est construit afin d’en faire ressortir les éléments saillants dans la construction d’un cadre conceptuel, les éléments méthodologiques, les résultats, et les éléments constitutifs de contributions à la fois théoriques, méthodologiques et managériales. Enfin, cette dernière

39 Le ‘Journal d’ethnographe’ de Bronisław Malinowski (1985) en étant l’exception la plus célèbre, mais les ouvrages de Paul Rabinow ‘Un Ethnologue au Maroc : réflexions sur une enquête de terrain’(1988) ou de Jeanne Favret-Saada et Josée Contreras ‘Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le bocage’ (1981) en sont d’autres exceptions.

étape s’achève sur un point d’orgue plus que sur un point final. Si le doute et l’écart entre effet supposé et effet observé démarre le processus abductif, c’est lorsque l’explication formulée vient résoudre ce doute que le processus abductif prend fin. Pour autant, cela ne signifie pas que la connaissance ainsi créée est immuable. Bien au contraire, il ne s’agit que d’un état intermédiaire ne servant que d’appui aux recherches futures (Dewey, 1967, p. 65) :

Dans l’enquête scientifique, le critère de ce qui est considéré comme établi, ou comme connaissance, est qu’il soit suffisamment établi dans une enquête ultérieure pour qu’on puisse s’appuyer sur lui et non qu’il soit si établi qu’il ne puisse être sujet à révision dans une enquête ultérieure.

Encadré 29 – Principales boucles abductives du projet de recherche

Boucle 1 – Les unités de soins d’urgence vitale sont-elles des HROs ? [Point de départ : autour de la littérature sur l’urgence, les HROs, l’approche organisationnelle de la médecine]

Boucle 2 – Sur le terrain, confirmation de la littérature mais n’explique pas certains événements observés [retour dans la littérature dans une perspective processuelle : l’approche processuelle est plus explicative qu’une approche structurelle de la haute fiabilité : on n’est pas une HRO mais on fonctionne en haute fiabilité]

Boucle 3 – Sur le terrain, il n’y a pas d’uniformité des processus dans leur fonctionnement selon les situations. [pluralité de situations d’intensité et d’enjeux variables ; l’incertitude qui entoure toutes les situations]

Boucle 4 – Approche dynamique qui se détache des catégories pour comprendre les trajectoires et la réponse à l’incertitude des prises en charge [comprendre l’articulation des processus de maintien de la fiabilité et la disponibilité des ressources compte tenu des impératifs d’action face à l’urgence. Pour autant, ce n’est pas parfait et nous observons une tension sur les ressources et une lutte pour maintenir le slack]

Boucle 5 – La rédaction de la thèse nous amène à réfléchir à un projet de recherche qui s’inscrit dans une démarche d’un programme de recherche à long terme [stabilisation d’une explication à la problématique et poser les jalons des questionnements suivants].

Cette réflexion sur la démarche générale de la recherche amène à discuter deux éléments : l’approche du terrain opéré dans cette recherche et la position du chercheur sur ce terrain (section 2) ; une formalisation des dispositifs opératoires de collecte et d’analyse des données et l’intrication entre ces deux phases (section 3).

UNE APPROCHE ETHNOGRAPHIQUE ET LE POSITIONNEMENT DU CHERCHEUR

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