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2.3.

La première difficulté réside dans le rapport à l’erreur et la tension entre faute et erreur. L’erreur est perçue par les médecins comme un problème individuel de compétences ou de négligences (Kohn, Corrigan, & Donaldson, 2000). Les solutions proposées sont donc de mieux former ou de sanctionner le soignant. Cette vision de l’erreur en médecine n’est pas uniquement partagée par les médecins mais concerne également la vision qu’en ont les

patients – pour qui le médecin est infaillible – et l’hôpital – pour qui l’erreur est une anomalie est doit être sanctionnée (Galam, 2014; Wu, 2000). Cette vision de perfection du médecin renforce la difficulté de parler de ses erreurs et a pour conséquence des réactions défensives – déni, rejet, colère – ainsi qu’une tendance à surestimer ses capacités à soigner même dans des conditions difficiles de fatigue, de stress et d’urgence (Helmreich, 2000). Il est donc important de faire prendre conscience que l’erreur est rarement le fait de manques de connaissances et de compétences mais est liée à la pratique même de la médecine renforcée par des éléments organisationnels contingents à l’activité (Rasmussen et al., 1990; Leape & Berwick, 2005). Pour autant, comme l’illustre la jurisprudence, déterminer le rôle des différents facteurs qui ont conduit à l’erreur n’est pas évidente, et la distinction reste ténue entre erreur et faute au niveau juridique. Ce risque juridique est ressenti par les médecins qui tendent à considérer que l’erreur équivaut à une faute pour laquelle leur responsabilité juridique est engagée, rendant ce sujet d’autant plus tabou à aborder (Brami & Amalberti, 2010).

La seconde difficulté concerne la nécessité d’un changement de culture. Les cas étudiés d’un changement radical de culture dans des unités de soins (Roberts et al., 2005; Madsen et al., 2006a; van Stralen, 2008) mettent en évidence une résistance au changement de la part du personnel de soins et de l’hôpital. Les médecins considéraient, par exemple, que la décentralisation de la décision relevait plus d’un manque de connaissance et de compétences que d’une volonté de mieux soigner. Ceci est renforcé par le modèle décisionnel appris en faculté de médecine, où le médecin est le décideur et le seul responsable de la santé du patient. Ceci explique pourquoi les médecins peuvent être réticents à ce changement, non par refus de changer, mais en défendant un modèle, qui, même s’il n’est pas le meilleur, est intégré et connu par les médecins et évite ainsi le risque inhérent à ce changement. Au niveau du personnel de soins, nous constatons également le même phénomène car ce changement implique de nouvelles responsabilités dans la sécurité du patient. Cette résistance est d’autant plus forte que le personnel de soins est bien souvent partagé entre différentes unités, et les expériences de changement étudiées se sont faites au niveau d’une unité ou d’un service. La fragilité des nouveaux fonctionnements, ceci malgré leur efficacité, du fait de leur intégration dans une culture traditionnelle qui, elle, n’a pas changé, rend plus difficile la cristallisation des nouveaux comportements. La culture de l’hôpital prendra le dessus si les efforts pour la séparer de la culture du service orienté sûreté cessent. Pour pallier cela, le service pourrait travailler en autarcie vis-à-vis de l’hôpital auquel il est rattaché, en ayant un personnel de soins dédié afin qu’il s’habitue et s’entraîne avec ce fonctionnement (Madsen et al., 2006a).

Nous retrouvons donc ici la notion d’internalisation, que La Porte (1996) développe en comparant les HROs aux Large Technical Systems (LTS), la tendance des organisations complexes à internaliser l’ensemble de leur fonctionnement soit dans l’organisation, soit au sein d’un réseau dédié. Mais est-il structurellement et politiquement tenable qu’un hôpital ne soit que l’agrégation d’unités autonomes voire autarciques ? Une autre solution serait alors d’envisager un changement au niveau de l’hôpital. Mais la structure organisationnelle d’un hôpital, faite de nombreuses sous-structures – urgences, services de médecine, multi-sites, etc. – peut rendre la coordination du changement complexe. Enfin, le manque d’implication du top management et le manque de mesures concrètes – notamment des mesures globales d’amélioration de la sécurité du patient – expliquent ces îlots de mesures d’amélioration de la sécurité du patient dans un océan de mesures servant d’autres objectifs (Leape & Berwick, 2005).

L’importance de l’histoire et de la construction de la fiabilité dans un service, et non pas l’application de techniques préétablies, soulignent la difficulté de transformer un service de soins en HRO. En effet, de nombreuses approches opérationnelles de la haute fiabilité ont été faites en médecine, où des praticiens s’emparent des concepts pour les utiliser dans leurs pratiques (Schiff, 2014). Mais comme le remarquent Tamuz et Harrison (2006, p. 1670 sq.) « Despite the value of NAT and HRT, practitioners and researchers should treat both as frames and not as blueprints; they are sensitizing devices and not roadmaps ». Il n’a jamais été dans les intentions de l’école de Berkeley de la fiabilité de faire de la haute fiabilité un onguent organisationnel à appliquer pour devenir une HRO, de transformer une organisation au travers d’un processus parfaitement établi (Bourrier, 2011). Au contraire, il s’agit d’orienter la réflexion autour de l’acceptation de l’erreur, des valeurs qui fondent l’importance de la fiabilité et des conséquences en cas de défaillance de cette fiabilité qui motivent à s’organiser en haute fiabilité. Plutôt qu’une somme de bonnes pratiques localisées, il faut tendre vers une approche systémique, accepter la complexité du système et les erreurs inhérentes à son fonctionnement. La mise en place d’une check-list au bloc opératoire (Haynes et al., 2009), que nous avions présenté dans le chapitre 2, illustre cette complexité : il est difficile de mesurer la contribution locale de cette mesure à l’amélioration de la sécurité du patient (voir Encadré 22).

Encadré 22 – L’impact limité de la check-list au bloc opératoire

Dans le deuxième chapitre (p. 85) nous expliquions que la mise en place de check-list lors d’une opération chirurgicale avait permis de diminuer les complication et la mortalité (Haynes et al., 2009). Si cette étude est largement reprise dans la littérature, les travaux d’Urbach et al. (2014, p. 1035) ne confirment pas l’impact de la check-list sur la morbi-mortalité : « The absence of an effect of checklist implementation in our study may therefore reflect inadequate adherence to the checklist in Ontario. The approach to implementation in Ontario was consistent with WHO recommendations and was similar to that used in many other jurisdictions. It is possible that published evidence regarding the efficacy of implementing checklists within hospitals participating in safety research is not generalizable; the effectiveness of surgical checklists in typical practice settings — as in this study — may be more limited. ».

Deux pistes d’explications peuvent être proposées pour expliquer la différence entre les deux études : - Un effet Hawthorne qui si il avait été souligné dans l’étude initiale (Haynes et al., 2009) a été sous- estimé.

- L’analyse de l’impact des check-lists n’a jamais été pratiquée dans des essais contrôlés randomisés. Les études qui ont souligné un impact positif important de la check-list ont été faite soit dans un environnement où à la check-list été liée un entraînement intensif des équipes, soit l’application d’une check-list étendue accompagnant le patient tout au long du séjour et pas uniquement durant le bloc opératoire.

Il est donc difficile dans ces conditions de déterminer précisément le poids de la check-list dans l’amélioration de la sécurité du patient. Mais, comme le rappelle Leape (2014, p. 1063) : « The key is recognizing that changing practice is not a technical problem that can be solved by ticking off boxes on a checklist but a social problem of human behavior and interaction ».

L’importance accordée à la sécurité du patient et au rapport à l’erreur – dans la littérature scientifique mais également dans les pratiques médicales – souligne le changement majeur dans la réflexion de la médecine autour de la fiabilité organisationnelle. De nouvelles voies sont explorées afin de mettre la sécurité du patient comme objectif premier de ces organisations. Néanmoins, même si l’idée de sécurité du patient peut sembler évidente – voire faire partie du bon sens que l’hôpital est là pour soigner les malades le mieux possible – son application réelle révèle des obstacles. Si un premier mouvement a tenté de mettre en place des bonnes pratiques issues d’autres secteurs d’activité, un second mouvement, plus analytique, s’est quant à lui emparé des concepts gravitant autour de la fiabilité afin d’analyser l’activité de terrain (Bourrier, 2011, p. 12) :

We are only looking at the tip of the iceberg. Deep below, complex work is done, people are toiling, and complex decisions are made everyday, with few paying attention to them. We depend on these invisible webs of teams, decisions, technology, infrastructures, and yet we know almost nothing about their daily operations. The investigation must go on.

C’est dans cette approche plus enracinée sur le terrain, que notre projet de recherche s’ancre afin de mieux comprendre la spécificité de la médecine, d’étudier le fonctionnement et les pratiques en cours et leurs liens avec le maintien d’une fiabilité organisationnelle dans une unité de soins.

UN SERVICE D’ACCUEIL DES URGENCES VITALES COMME TERRAIN DE

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