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« Et toi, tu fais une partie ‘épistémo’ dans ta thèse ? Tu as mis quoi dedans ? Et si jamais je me trompe de paradigme ? ». Ces questionnements imaginaires que pourraient avoir des doctorants, et dont chacun prendra la mesure de leur réalisme ou de leur facétie, soulignent le rapport ambivalent du doctorant face au sujet de la cohérence de son projet de recherche. Une attirance qui naît de l’envie de comprendre le monde des organisations – ce qui représente à notre sens le moteur d’une recherche – et également de s’assurer que les résultats proposés servent au mieux cet objectif. De l’autre, une réticence qui survient face à la difficulté que peut représenter ce questionnement et la différence entre ce que le chercheur souhaitait faire, ce qu’il a fait et comment il aurait dû faire.

La tentation serait alors d’opérer une esquive scolaire du débat, de ne présenter qu’une synthèse des réflexions menées par d’autres. Il pourrait être confortable de prendre par exemple la matrice proposée par Burrell et Morgan (1979, p. 22) et de positionner le projet de recherche dans une des cases : une inscription « vous êtes ici » et nous voici débarrasser du sujet. Cela serait alors dénier l’importance de cette réflexion, de n’expliquer que le « ici », sans s’intéresser au pourquoi et au comment nous y sommes arrivé. Cela serait également courir le risque d’une incohérence entre objet de recherche, approche du terrain et portée des résultats (Avenier & Gavard-Perret, 2012). Cela serait, enfin, restreindre l’épistémologie à un état figé au lieu de considérer ce questionnement comme transversal et structurant le projet de recherche.

Il est donc important de ne pas se limiter à des questions de méthodes mais questionner également les conditions de création de connaissances. Mais faut-il pour autant refaire l’histoire de la création de connaissances ? Certains auteurs soulignent l’importance de « […] comprendre les fondements des réflexions et de la construction des connaissances qui ont eu lieu au fil du temps et de présenter les principaux paradigmes épistémologiques auxquels les chercheurs en sciences de gestion se réfèrent » (Gavard-Perret, Gotteland, Haon, & Jolibert, 2008, p. 8). Mais cette tâche nous apparaît ardue, si ce n’est insurmontable : faut-il analyser les « fondements » philosophiques de la connaissance ? Jusqu’où faut-il remonter ce « fil du

temps » ? S’il est intéressant d’étudier la philosophie des sciences, en délivrer une analyse originale fait courir le risque de ne répéter que des morceaux préconstruits par d’autres – ou pire, mal compris – sur la philosophie des sciences, sans apport dans la compréhension du projet de recherche présenté et la réflexion qui y a été mené. Pour autant, cela ne dédouane pas de se poser un certain nombre de questions autour de la construction d’un problème scientifique, de la tentative d’y apporter une explication, et de la place du chercheur dans la construction du problème et l’explication qu’il en propose (Bourdieu, 1984, p. 58): « La recherche, c’est peut-être l’art de se créer des difficultés fécondes – et d’en créer aux autres. Là où il y avait des choses simples, on fait apparaître des problèmes ». Ainsi, l’évidence de fiabilité face à l’enjeu en cas de défaillance n’est peut-être justement pas si évidente. Le maintien de la fiabilité n’est peut-être pas un acquis allant de soi mais une construction qui doit se justifier, se négocier. Au premier abord, les services d’urgence nous semblent fiables, mais une étude plus avancée laisse entrapercevoir une réalité plus nuancée de cette évidence.

Si un travail de recherche est un travail de création de connaissances, nous ne discutons pas le statut de la connaissance en tant que concept philosophique. Nous optons pour expliquer notre démarche scientifique, notre approche du terrain et les dispositifs de collecte et d’analyse de données qui ont permis la création de la connaissance de cette recherche en particulier. Outre cet art de (se) créer des problèmes, nous questionnons également l’interaction entre l’objet de recherche et le chercheur afin de « savoir ce que l’on fait quand on fait de la science » (Bourdieu, 1984, p. 81). Notre démarche est à rapprocher de celle de Dumez (2011a) qui considère qu’il n’est pas tant question d’épistémologie que de « raisonnement épistémique », d’une réflexivité du chercheur sur sa recherche, son terrain et les connaissances produites en lien avec la méthodologie (Dumez, 2011a, p. 58):

Il faut inventer son approche en fonction du problème scientifique que l’on s’est construit. Si l’on m’explique qu’il s’agit là du seul niveau épistémique, qui n’atteint pas à l’épistémologique proprement dit, je pense que c’est là que réside l’essentiel et qu’on peut se passer du reste, même s’il passionne les épistémologues et philosophes de la connaissance.

Il s’agit donc d’opérer dans ce chapitre une démarche de réflexivité tout au long du projet de recherche afin de questionner ce qui y est fait (voir Encadré 27 pour une définition de la réflexivité). Le but est ici de réfléchir sous un angle plus restreint et contingent à notre étude, d’expliciter la démarche de création de connaissances afin de s’assurer d’une cohérence d’ensemble.

Encadré 27 – À propos de la réflexivité

Le Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) propose comme définition de la réflexivité «la réflexion se prenant elle-même pour objet ; propriété consistant à pouvoir réfléchir sur soi-même ». Être réflexif est donc être capable de réfléchir sur sa réflexion, son cheminement intellectuel. La question de la réflexivité en science consiste à porter un regard analytique sur sa propre analyse, de ne pas considérer ses positionnements ou ses méthodes comme allant de soi. Ainsi, la subjectivité du chercheur nécessite d’expliciter et d’expliquer son processus de recherche (Hertz, 1997, p. viii cité dans Finlay, 2002, p. 533) : « to be reflexive is to have an ongoing conversation about the experience while simultaneously living in the moment ».

Il s’agit donc d’aller au-delà du questionnement de l’existant pour se questionner soi-même (Cunliffe, 2003, p. 985) : « radical-reflexivity, builds on ethnographic and phenomenological work to suggest that we need to go further than questioning the truth claims of others, to question how we as researchers (and practitioners) also make truth claims and construct meaning. ». La méthodologie vient répondre à des questions de type « how » (comment entrer sur un terrain, comment choisir sa position sur ce terrain, comment observer, comment analyser, etc.), mais également des questions liées au « Why » et au « What if » (Dumez, 2016).

Enfin, si la rigueur et la réflexivité sont des éléments importants de la construction théorique, l’intuition, l’imagination et le doute sont également des fondements qu’il ne faut ignorer (Weick, 1989).

D’une portée plus modeste, nous avons structuré notre réflexion autour des questionnements pratiques qui ont jalonné notre recherche. Il ne s’agit donc pas d’une réflexion désincarnée mais d’une réflexion du chercheur ayant conduit cette recherche sur un objet spécifique. Cette réflexion à hauteur de jeune chercheur tente d’expliquer la démarche générale, les méthodes employées permettant, à partir d’une présence sur le terrain, d’aboutir à des résultats.

Ce double processus entre création de connaissances et réflexivité autour de cette création contredit ainsi l’idée de fixer ex ante un cadre épistémologique et un design méthodologique, et s’oriente vers une démarche plus heuristique – et parfois chaotique – sur la création de connaissances, la mobilisation de méthodes, le bricolage méthodologique et la réflexivité autour de ces démarches. Il n’est donc pas question de choix a priori suivie d’une opérationnalisation du dispositif afin d’en assurer la cohérence. La construction linéaire du présent document ne reflète donc pas le cheminement réel de ce projet de recherche où les questions se sont posées durant l’enquête et non en amont de celle-ci (Dumez, 2012a, p. 29) : « Les problèmes épistémologiques ne sont pas de ceux que l’on se pose avant de commencer une recherche, ce sont des questions que l’on rencontre en se cognant contre elles et en se faisant des bosses ». Cette précision faite, les différentes questions nous ont permis de structurer ce chapitre autour de notre démarche générale de recherche, de l’orientation abductive de notre enquête, de l’approche ethnographique et de l’observation participante, de la collecte du matériau empirique, de son analyse et des interactions entre collecte et analyse des données (voir Tableau 23).

Tableau 23 – Thèmes et questionnements principaux structurant le projet de recherche

Thèmes Questionnements structurant le projet de recherche

Démarche générale de recherche qualitative, orientation abductive (section 1.2)

Quel est l’objectif scientifique de cette recherche ? Quelle est la portée des résultats ?

Quelles sont les implications concrètes sur la façon de mener l’investigation de son questionnement ?

Comment assurer la cohérence du projet de recherche entre objet-question-terrain-chercheur-données-résultats (non séquentiel) ?

Approche ethnographique

(section 2.1) Quelle pertinence avec l’objet de recherche ? Quelles sont les implications pour étudier le terrain ? Observation participante

(section 2.2)

Quel positionnement sur le terrain et quelles conséquences de ce positionnement sur l’investigation ?

Collecte de données (section 3.1)

Quel dispositif mettre en place ?

Comment s’assurer de la véracité des éléments collectés ? Comment adapter le dispositif aux contraintes et aux biais ? Quelle liberté d’actions sur le terrain ?

Analyse de données (section 3.2)

Comment approcher la masse de données ? Comment investiguer les pistes analytiques ?

Quelle interaction entre analyse et collecte des données ? Quelle validité des résultats ?

Quels risques méthodologiques ?

Ainsi, le « commen »‘ de notre recherche revêt une place aussi importante que le « quoi » au travers du processus de recherche qui amène à s’interroger sur l’objet étudié (la fiabilité organisationnelle). Notre réflexion autour de notre processus de création de connaissances – notre « raisonnement épistémique » pour reprendre les termes de Dumez (2011a) – a été menée tout au long de cette recherche, faisant de la thèse à la fois un objet scientifique et un processus d’apprentissage et d’acculturation. Au final, bien que ces réflexions finissent par amener plus de questions que de réponses, il est possible de structurer notre démarche générale de recherche autour de deux points qui seront développés ci-après : le choix d’une recherche qualitative visant à comprendre un phénomène particulier et une démarche abductive de notre projet de recherche fait de boucles analytiques entre terrain et corpus existant de connaissances.

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