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1.1.

Sans appartenir à proprement parler au courant de l’école de Berkeley, Karl E. Weick en est un collaborateur proche. Il est le premier auteur à avoir publié sur le concept de HRO dans une revue de management. L’analyse qu’il effectue dans cette étude repose sur les travaux de terrain de l’école de Berkeley (Weick, 1987, p. 126) :

The analyses in this article represent work in progress and are derived from interaction with a group at Berkeley that is concerned with hypercomplex organizations [...]. The key people in the Berkeley group include Karlene Roberts, Todd LaPorte, and Gene Rochlin.

Il est l’un des plus importants contributeurs au courant des HROs et son approche a permis de renouveler le débat autour de la fiabilité organisationnelle. En effet, si l’approche classique consistait à voir dans les HROs une structure organisationnelle figée, pour Karl E. Weick il n’est pas tant question de savoir si une organisation « est » ou non une HRO que de s’intéresser à comment s’organiser en haute fiabilité. Il s’intéresse ainsi plus à l’organizing – au processus d’organisation – qu’à l’organization – l’objet organisation (Koenig, 2003).

L’organizing peut se définir comme « un processus de construction continue (an ongoing process) d’actions (ré)accomplies par des acteurs en interaction » (Giordano, 2006, p. 154).

À la lecture des travaux de Karl E. Weick, nous constatons l’influence des idées de l’interactionnisme symbolique sur son approche des organisations (sur l’interactionnisme symbolique voir Encadré 7). Ainsi l’individu a un rôle actif avec les éléments qui l’entourent même s’il n’en a pas pleinement conscience. Il n’est pas le jouet de mécanismes supra- individuels et interagit avec les autres acteurs. L’interaction entre l’individu et les autres prend alors toute sa pertinence pour comprendre les phénomènes sociaux (Le Breton, 2008). L’objet étudié est donc saisi par le sens créé par le témoin dans le contexte – personnel, social, culturel – qui est le sien.

Encadré 7 – L’interactionnisme symbolique

Issu de la sociologie, l’interactionnisme symbolique approche l’individu au travers de sa représentation de l’environnement – objet, personne, événement, etc. – construite progressivement au travers des interactions avec cet environnement (Paillé & Mucchielli, 2012, p. 80) :

L’être humain construit son expérience du monde à travers une activité symbolique, c’est-à-dire que sa relation aux objets, aux personnes et aux événements n’est pas directe, étant toujours médiatisée par des symboles. Un symbole, c’est ce que représente un objet, une personne, un événement en résonance avec l’expérience qu’en a un sujet, dans le contexte socioculturel qui est le sien. Le symbole naît du sens construit dans l’expérience. […]

L’expérience du sujet relève autant des sphères personnelle, sociale que culturelle, et elle se construit progressivement au fil des interactions avec l’objet, l’autre l’événement, d’où l’expression interactionnisme symbolique

L’interaction est un système d’actions qui s’auto-influencent. Cette structure n’est pas un état de fait mais se construit et se déconstruit en permanence au gré des circonstances (Le Breton, 2008, p. 51) : L’interaction ne s’établit pas dans les limbes, elle implique des acteurs socialement situés et elle se déroule à l’intérieur de circonstances réelles : une rue, la salle d’un café, une boutique, […]. Toute interaction est un processus d’interprétation et d’ajustement et non l’actualisation mécanique d’une conformité.

Enfin, l’interaction n’est pas seulement le fruit d’acteurs physiquement présents. Les acteurs – présents ou non – ne représentent pas que leurs individualités respectives mais un ensemble d’éléments de leurs groupes d’appartenance, un « auditoire fantôme » (Le Breton, 2008, p. 53) : homme ou femme, catégorie socio-professionnelle, âge, ethnie, idéologie, confession religieuse, etc.

Dans le domaine de la fiabilité organisationnelle, Karl E. Weick propose une nouvelle approche de la fiabilité au travers de trois éléments : la variété requise permet le maintien de la fiabilité, la fiabilité est un non-évènement dynamique et la fiabilité est un phénomène transitoire.

Le terme de variété requise provient des travaux des cybernéticiens qui ont cherché à comprendre le contrôle et la régulation des systèmes. William Ross Ashby (1956)13 propose une loi de la variété requise pour comprendre comment un système peut se contrôler : « le pilotage d’un système exige que le système qui dirige, puisse mettre en œuvre une plus grande variété de comportements que le système dirigé » (Bourion, 2008, p. 50). La variété d’un système correspond ici à l’ensemble des états stables possibles qu’il peut prendre (Le Moigne, 2006). Mais, comme le précise Ashby, en appliquant cette loi à un système social – tel qu’une organisation – alors celui-ci doit avoir une variété au moins égale à son environnement s’il veut le contrôler ; or, en pratique, cela ne paraît pas faisable. Dans les organisations, c’est même le mouvement inverse que l’on peut constater (Morgan, 1999, p. 108) :

Très souvent, les gestionnaires font le contraire et réduisent la variété pour arriver à une meilleure entente sur le plan interne. Par exemple, les équipes de planification de l’entreprise se composent souvent d’individus qui partagent les mêmes points de vue, au lieu de regrouper des gens qui ont des intérêts différents et qui peuvent ainsi mieux représenter toute la complexité des problèmes auxquels l’équipe, en fin de compte, doit s’attaquer.

Au niveau de la fiabilité organisationnelle, la variété requise consiste en des perspectives divergentes – une variété plus importante d’approches d’un problème, d’expériences des acteurs, de métiers variés, etc. – qui en interagissant permettent de réduire les potentialités de catastrophes (Weick et al., 1999). Nous retrouvons ici un thème important de la pensée weickienne et de la dimension cognitive du fonctionnement des organisations : l’importance de l’interaction entre les acteurs et la recombinaison des acteurs selon les situations. Si l’approche systémique de la fiabilité dépasse la simple agrégation de la fiabilité des composants (Leveson et al., 2009), Karl E. Weick va au-delà et s’intéresse aux interactions entre les composants. Ainsi, la fiabilité ne se situe pas uniquement dans les composants mais également entre les composants, dans leurs interactions.

Weick et al. (1999) insistent sur l’importance de développer cette variété requise au sein de l’organisation. Pour ces auteurs, il n’est donc pas possible de développer la variété requise avec la sous-traitance (outsourcing) car celle-ci est issue d’un arbitrage en faveur du coût au détriment de la variété. Par ailleurs, la variété requise n’est pas une solution miracle et peut être un facteur d’accroissement des catastrophes si la culture de l’organisation n’est pas adaptée à cette variété requise. Ainsi, une culture qui accorde plus d’importance au précis

plutôt qu’au plausible ; au plaidoyer plutôt qu’à l’écoute, au consensus total plutôt qu’au consensus partiel fera de la variété requise un facteur de défaillance davantage qu’un facteur de fiabilité (Weick et al., 1999).

En lien avec cette réflexion sur les interactions pour faire face aux situations, Karl E. Weick apporte également de nouveaux éléments à la compréhension de la fiabilité : celle-ci peut être considérée comme non-évènement dynamique et n’est que temporaire selon les situations. La fiabilité comme non-événement dynamique renvoie à l’idée d’une fiabilité comme un processus et non comme une caractéristique organisationnelle. C’est un non- événement au sens où le maintien de la fiabilité provient de la stabilité dans l’objectif à atteindre. Les acteurs ne voient pas ce qui a été évité et constatent que tout fonctionne normalement (Weick, 1987, p. 118) :

Reliability is invisible in at least two ways. First, people often don’t know how many mistakes they could have made but didn’t, which means they have at best only a crude idea of what produces reliability and how reliable they are. […] Reliability is also invisible in the sense that reliable outcomes are constant, which means there is nothing to pay attention to.

Si elle est invisible pour les acteurs, la fiabilité n’en est pas pour autant statique. Il s’agit d’une dynamique car la fiabilité provient de l’ajustement des opérateurs (Weick, 1987, p. 118) : « Reliability is dynamic in the sense that it is an ongoing condition in which problems are momentarily under control due to compensating changes in components ». De manière contre-intuitive, c’est parce que rien de particulier n’est à observer qu’il se passe quelque chose pour arriver à ce résultat. L’invariance de la fiabilité provient de la variabilité des processus à l’œuvre dans l’organisation. L’étude de la centrale nucléaire de Diablo Canyon par Schulman (1993) illustre cette approche dynamique. L’auteur y décrit le maintien de la fiabilité comme une négociation permanente entre les acteurs sur la conduite à tenir face aux situations rencontrées. Ceci confirme le vocable utilisé : les processus à l’œuvre pour atteindre le but ne sont pas que des procédures à respecter. Nous retrouvons cette idée de dynamique dans la définition de la haute fiabilité que nous avions retenue précédemment de Journé (2005, p. 64) : « aptitude d’une organisation à atteindre ses objectifs et à maintenir ses performances et son équilibre malgré les événements imprévus et les multiples perturbations qu’elle rencontre ».

Karl E. Weick insiste également sur le caractère transitoire de la fiabilité. Si les acteurs s’ajustent pour faire face à une situation, la situation elle-même évolue. Dès lors, il convient de s’intéresser à la façon dont les acteurs s’organisent pour produire des non-événements, notamment quand la forme de ces non-évènements est en constant changement (La Porte, 1996). Pour Weick (2011), la fiabilité est transitoire au sens où elle est spécifique à une situation et implique une gestion continue des fluctuations causées par des événements inattendus. La haute fiabilité consiste en ce sens à réduire l’écart entre conception et perception d’une situation (Weick, 2011, p. 25) :

That narrowing is achieved when people organize in such a way that actions attenuate interruption and concepts differentiate rather than conceal small differences in perception. When attention is organized so that it is directed at failures, simplifications, operations, resilience, and expertise, conceptual substitutions reconcile anticipation with resilience.

Dans cette perspective, la création de sens – le sensemaking pour reprendre le terme de Weick (1979, 1995) – y joue un rôle essentiel en réduisant l’équivocité d’une situation afin de comprendre, de mettre de l’ordre, dans ce qui s’y passe (Weick, Sutcliffe, & Obstfeld, 2005, p. 410) : « A central theme in both organizing and sensemaking is that people organize to make sense of equivocal inputs and enact this sense back into the world to make that world more orderly. ». Il apparaît alors intéressant de s’intéresser au processus de sensemaking afin de comprendre comment une organisation et les acteurs qui la composent font face à l’incertitude et à l’imprévu (Weick, 2011).

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