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C ONSTRUIRE UN SENS À L ’ ACTION DANS LES HRO S

1.2.2. Perception, sélection et d’attribution de sens à l’environnement :

Enactment et sensemaking

La notion de sensemaking va généralement de pair avec celle d’enactment14. L’enactment est constitué d’un double processus : d’une part l’enactment représente la création de

14 Comme souvent, les termes utilisés par Karl E. Weick représentent un défi de traduction. Le verbe to

l’environnement par l’individu via le sensemaking, et d’autre part, cela représente ce que les individus reçoivent comme résultat de leurs actions dans cette réalité qu’ils ont construite (Weick, 1995). Ce double processus – de création de la réalité et des signaux concrets en retour – fait de la réalité une construction sociale (Koenig, 2003, p. 19) : « […] l’acteur produit autant l’environnement qu’il est produit par lui ».

Une crise – ou plus généralement un événement qui met en péril la fiabilité – est une situation confuse, ambiguë, qui désoriente les acteurs et déclencher un processus de sensemaking (Weick, 1988; Blatt, Christianson, Sutcliffe, & Rosenthal, 2006). Dans ces situations, les acteurs doivent créer du sens en un temps limité et où les conséquences des actions prises auront un impact important (Cornelissen, 2012; Cornelissen, Mantere, & Vaara, 2014). Soit le sensemaking résout l’ambiguïté de la situation et permet de créer du sens, soit il est inefficace et le sens s’effondre. Les acteurs vivent alors ce que Weick (1993) nomme un « épisode cosmologique » (l’Encadré 10 propose un exemple d’épisode cosmologique). Laroche (2003, p. 65) définit un épisode cosmologique de la façon suivante :

Un épisode cosmologique se produit quand les gens ressentent soudainement et profondément que l’univers n’est plus un système rationnel et ordonné. Ce qui rend un tel épisode si dramatique, c’est que le sens de ce qui se passe s’effondre en même temps que les moyens de reconstruire ce sens.

législateurs : tout comme ces derniers, les managers édictent ou promulguent des lois et des règles qui s’imposent à eux en retour. Ils sont ainsi créateurs de leur propre environnement ».

Encadré 10 – Un exemple d’épisode cosmologique (adapté de Weick, 2010)

En retraçant les événements de la catastrophe de Bhopal, Weick (2010) illustre ce qu’il entend par épisode cosmologique, lorsque le sensemaking échoue et que le sens s’effondre.

L’usine de Bhopal n’est plus en production mais des produits chimiques sont encore présents et font l’objet d’une surveillance. Le personnel en place est peu formé et peu informé de l’état de l’usine. Une opération de maintenance est prévue sous la supervision d’un ouvrier inexpérimenté. Cette opération reste inachevée à la fin du service de l’équipe de maintenance, et c’est donc l’équipe suivante qui doit fermer une arrivée d’eau. Cette information n’est pas transmise à l’équipe si bien que de l’eau continue de remplir le silo, faisant grimper la pression à l’intérieur de celui-ci.

L’équipe en place ne s’alarme pas de l’augmentation de pression car des dysfonctionnements dans les jauges et indicateurs de contrôle sont récurrents. Il est impossible pour un opérateur de se faire une idée de la situation sans devoir se déplacer sur le lieu de l’incident.

Lorsqu’un ouvrier sent l’odeur du MIC – l’isocyanate de méthyle, la substance à l’origine de l’explosion - ses collègues lui rétorquent qu’il s’agit de l’odeur du répulsif à moustique et qu’il ne peut y avoir d’odeur de MIC dans une usine arrêtée.

Le tableau de contrôle indique alors une surpression, que le contremaître interprète comme s’agissant d’un problème d’indicateurs et n’interrompt pas sa pause. Après la pause, deux opérateurs constatent que les mesures de la salle de contrôle sont exactes et qu’il y a bien un problème de pression et en informe le superviseur.

Lorsque le superviseur arriva sur place il constata stupéfait qu’une colonne de gaz s’échappait du réservoir, situation inconcevable pour lui car l’usine était à l’arrêt depuis six semaines, et la panique s’empare de lui faute d’arriver à créer du sens de cette situation.

Non seulement les acteurs créent du sens d’une situation ambiguë, mais ils vont également enacter, promulguer ce sens afin de rendre la réalité moins confuse (Weick et al., 2005, p. 410) : « […] people organize to make sense of equivocal inputs and enact this sense back into the world to make that world more orderly ». Un parallèle intéressant peut être fait avec la NAT et le rôle du couplage fort et de la complexité des interactions pour expliquer l’émergence de catastrophes. En clarifiant la réalité, l’enactment permet de réduire la complexité des interactions, inhibant ainsi l’émergence d’une catastrophe (Weick, 1988, p. 315) : « Not only does action simplify tasks, it also often slows down the effects of one variable on another ». Weick (2010) propose une synthèse de cette relation entre sensemaking et enactment :

Désordre + Confusion + Insécurité = Problème Problème + Réflexion = Sensemaking

Évaluation des scénarios (stories) possibles expliquant le problème = enacted sensemaking Mais, cet enactment du sensemaking peut également avoir un effet négatif sur la fiabilité. Il peut arriver qu’à force de simplification, la situation ne devienne plus compréhensible,

l’enactment prolonge alors la crise plutôt que de la raccourcir (Weick, 2010). L’action peut être figée par l’attribution de sens et ses justifications et donc devenir une contrainte pour le sensemaking. Paradoxalement, le doute est donc un élément important du sensemaking. L’enactment du doute permet de laisser la place à d’autres interprétations, à la discussion, et éviter l’autojustification et le biais de confirmation (Weick, 2010). L’ambiguïté pousse un groupe à trouver un sens possible à la situation et à avancer. Dans le cas de la catastrophe de Bhopal (Weick, 2010), le spray répulsif expliquait l’odeur d’isocyanate de méthyle. Cette construction du sens provient de concepts peu évolués au sein d’une usine délabrée. Cette usine délabrée et l’image qu’elle renvoie trouble la construction du sens et incite à trouver des explications simples. Ces explications simples masquent des problèmes qui, même minimes, peuvent engendrer des catastrophes.

Notre examen des concepts de sensemaking et d’enactment s’est fait sous l’angle de l’individu qui, face à une situation ambiguë, tente de créer du sens. Ce sens est enacté et participe ainsi à la construction sociale de son environnement. Mais le sensemaking est également un processus collectif, comme le montrent notamment les travaux autour du collective sensemaking et du sensegiving.

1.2.3. La construction collective de sens : le collective sensemaking

Processus social, le sensemaking peut être considéré comme un processus intra-individuel mais également inter-individuel. Au niveau individuel, le sensemaking renvoie à l’interaction entre l’acteur et ses expériences passées ou le passé organisationnel au travers des histoires, des normes, des règles, etc. : l’acteur du passé et l’acteur du présent sont confrontés à une situation. Au niveau collectif, le sensemaking est également la confrontation des acteurs entre eux afin de construire collectivement du sens. Il ne s’agit donc pas d’une agrégation de sensemaking individuels mais un niveau d’analyse spécifique du sensemaking. La construction collective de sens articule à la fois des éléments individuels – cognitif, affectif, etc. – et collectifs – règles, structure, etc. – qui sont structurés autour de deux éléments (Allard-Poesi, 2003). Le premier est une construction intersubjective du sens, synthèse et mise en commun des pensées suite à une communication entre au moins deux individus. Cette construction est émergente des interactions et unique pour chacune d’elles. Le second élément est une construction générique, de répertoires d’actions et de règles développés par

l’expérience et transférables d’un individu à l’autre. Cette construction est donc stable et partagée par les individus. La construction collective du sens tient donc dans la tension entre d’un côté l’émergence de significations des constructions intersubjectives et, de l’autre, des significations stables et partagées des constructions génériques (Allard-Poesi, 2003).

Le collective sensemaking implique de la communication pour échanger des représentations des circonstances conjointement vécues (Cooren, Kuhn, Cornelissen, & Clark, 2011, p. 1158) : « Communication and the collective sensemaking that emerges from it, they suggest, is an act of turning circumstances into a situation that is comprehended explicitly in words and that serves as a springboard to action ». Le terme de communication est à interpréter dans son acception large, c’est-à-dire comprenant le dialogue, l’argumentation, les métaphores, les histoires, etc. Cette communication a pour but de mettre de côté les différences d’interprétation entre les individus et de tomber d’accord sur le comportement face à ce qu’il se passe, sans forcément partager la même vision, le même sens de la réalité (Allard-Poesi, 2003). Les individus du groupe doivent s’accorder sur des interprétations équivalentes de la situation, même si cette équivalence n’est que temporaire, c’est un « processus visant à réduire collectivement l’équivocité perçue d’une situation » (Allard- Poesi, 2003, p. 100).

Le doute alimente le processus de collective sensemaking tant au niveau individuel qu’au niveau collectif (Steyer & Laroche, 2012). Au niveau individuel, le doute permet un questionnement personnel sur le sens créé. Au niveau collectif, le doute partagé permet de mobiliser le collective sensemaking : renforcement des liens interindividuels, dialogue ouvert, confiance, respect mutuel, etc. Il faut donc organiser le doute, créer un espace – un cadre – pour exposer les problèmes, les solutions (Allard-Poesi, 2003), afin de pouvoir discuter les controverses, éviter les décisions autoritaires, argumenter. Cela passe également par définir le niveau de doute et d’assertion à afficher face au groupe (Steyer & Laroche, 2012). Cette nécessité d’organiser le doute est d’autant plus prégnante face à une situation qui quitte le scénario prévu ou qui est inédite et où la pression - liée au temps limité pour y faire face ou aux conséquences en cas de défaillance – qui pèse pour créer du sens est forte.

Pour conclure sur la construction collective de sens, il est important de souligner la différence entre la création collective de sens et la création d’un sens collectif. Il ne s’agit pas de créer un sens commun à tous les individus mais de trouver un consensus : un sens admis plutôt qu’un sens unique. Il est plus important d’avoir une construction collective du sens, qui

peut être temporaire, qu’un sens collectif. Le sens collectif n’est pas une condition nécessaire à l’action organisée (Allard-Poesi, 2003, p. 99) :

Au contraire, le maintien d’une ambiguïté quant aux missions et objectifs poursuivis permet d’éviter les conflits, les interprétations divergentes peuvent coexister pacifiquement, et les membres de l’organisation travailler collectivement. Le sens de la communauté ou de l’unité suffit à la perpétuation de la vie sociale

La réduction de l’équivocité d’une situation ne conduit pas à l’unification du sens créé de cette situation. Si les individus du groupe doivent s’accorder sur des interprétations équivalentes de la situation – afin de réduire l’équivocité – plusieurs interprétations pour un même événement sont présentes (Allard-Poesi, 2003). C’est au travers d’interactions répétées qui s’auto-influencent que la création collective de sens se fait jusqu’à un point temporaire d’accord sur le sens.

Loin de n’être qu’un processus cognitif, le sensemaking est avant tout un processus social et organisationnel. Pour réduire l’équivocité d’une situation, encore faut-il pouvoir bénéficier d’un espace de communication approprié – pouvoir parler mais également pouvoir être écouté. La communication est donc un élément central du sensemaking (Taylor and Van Every, 2000, cité dans Weick et al., 2005, p. 413) :

We see communication as an ongoing process of making sense of the circumstances in which people collectively find ourselves and of the events that affect them. The sensemaking, to the extent that it involves communication, takes place in interactive talk and draws on the resources of language in order to formulate and exchange through talk… symbolically encoded representations of these circumstances. As this occurs, a situation is talked into existence and the basis is laid for action to deal with it.

Le sensemaking intègre au travers de la communication un partage de la compréhension d’une situation par l’autre et également une influence du sens de l’autre sur sa propre création de sens.

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