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3.2.

Si certains auteurs ont tenté d’unifier les courants de la NAT et des HROs, aucun n’a abouti à un modèle concluant. Rijpma (1997) estime que le cadre HRO permet de pallier l’effet de sur-pessimisme, et la NAT de limiter l’effet de sur-optimisme du courant HRO. Mais l’auteur n’articule pas vraiment les deux théories et préfèrent ajouter une troisième – la

Disaster Incubation Theory de Turner, 197811 – pour tenter de les unifier. L’auteur considérera finalement quelques années plus tard que le débat en NAT et cadre HRO est sans fin, intitulant ainsi son article « From deadlock to dead end : The Normal Accidents-High Reliability Debate Revisited » (Rijpma, 2003).

Une autre approche tente de passer outre les divergences en considérant l’organisation comme un système ouvert au sens de la typologie de Boulding (1956). L’organisation est vue comme un système interagissant avec l’environnement, auto-adaptatif, et dans lequel la NAT y est restructurée afin de supprimer les caractéristiques de couplage fort et de complexité des interactions (Shrivastava et al., 2009). Mais, si cette approche systémique offre l’avantage d’aller au-delà des caractéristiques de couplage fort et de complexité de la NAT, pour se rapprocher du courant des HROs, elle ne fait que regarder comment les accidents sont gérés, et non pas comment la fiabilité est maintenue.

Pourtant, même si elles sont souvent opposées dans la littérature, ces deux approches ne sont fondamentalement pas si éloignées. En effet, certaines organisations exercent dans des secteurs où les conséquences en cas de défaillance sont importantes : matière dangereuse, transport aérien, porte-avions, force nucléaire, etc. La spécificité de ces organisations est un élément commun aux deux courants. Par ailleurs, que ce soit la NAT ou le courant HRO, l’erreur et le risque sont considérés comme intrinsèquement liés à ces organisations. Il ne convient pas de caricaturer les positions avec une NAT pour qui l’erreur est présente, et les HROs où l’erreur y est absente.

Si Perrow ne considère pas le courant HRO comme le descendant de la NAT (Bourrier, 2011) il n’en reste pas moins un inspirateur. La Porte (1994) critique l’idée de mettre en opposition NAT et HRO, tout comme il critique l’idée de voir la NAT comme pessimiste et le courant HRO comme optimiste. Le seul optimisme du courant HRO est dans l’idée qu’il est possible de s’organiser en haute fiabilité plutôt que de considérer l’inéluctabilité d’un accident.

Le courant HRO s’inscrit donc plus dans un prolongement de la NAT que dans une opposition. Le titre de l’article de La Porte (1994) – A Strawman Speaks Up: Comments on The Limits of Safety – offre un double sens humoristique. Un premier niveau de lecture renvoie à l’idée de « strawman » comme un sophisme où l’on construit une argumentation volontairement faible de l’argumentation adverse afin de mieux la réfuter. Il critique ainsi la

façon qu’a Sagan (1993) de décrire le courant HRO. Mais outre cette critique, le terme « strawman » renvoie également à un terme que l’on retrouve dans un contexte de résolution de problème – par exemple chez les consultants ou en développement logiciel – comme une première étape d’un projet ayant comme objectif de susciter le débat et ainsi faire émerger de nouvelles idées :

Strawman Approach: Initial proposal created to elicit responses and changes « Using a straw man, the group has something to critique and change as opposed to having a meeting and just asking what should we do » (Mary Grace Allenchey, AT&T, 1996)12

Les controverses entre les deux courants de pensée ne sont donc pas à aborder sous l’angle d’un combat avec un gagnant et un perdant mais d’inscrire le courant HRO dans la perspective des travaux de la NAT (Hopkins, 1999, p. 102) : « Perhaps the lasting legacy of NAT is not its contribution to our understanding of accidents but the fact that it provoked the development of high-reliability theory, which really has contributed to our understanding of how disasters can be avoided ».

Une deuxième perspective commune consiste à articuler les niveaux d’analyse afin de comprendre comme se maintient la fiabilité, et notamment le niveau institutionnel. La plupart des travaux sur les HROs intègrent les niveaux individuel et organisationnel mais délaissent le niveau institutionnel (Rijpma, 2003). À l’inverse, la NAT s’intéresse particulièrement aux niveaux organisationnel et institutionnel. Faire évoluer chaque courant afin d’être au même niveau de détail que les caractéristiques techniques décrites dans chacune des théories permettrait une meilleure comparaison (Rousseau, 1996).

Leveson et al. (2009) proposent d’intégrer la notion de sûreté systémique, afin d’étendre le cadre HRO à un niveau d’analyse systémique et non au niveau du composant. Cette approche n’est donc pas une unification des modèles NAT et HRO mais plutôt une approche de la fiabilité organisationnelle allant au-delà de la simple redondance. L’importance de la communication entre les éléments et la prise en compte du contexte politique et culturel dans lequel les décisions sont prises prend ainsi un part importante dans l’analyse de la fiabilité et ne limite pas l’étude à un niveau micro. Ainsi, il est possible d’intégrer les notions d’inertie hiérarchique (Sagan, 1994), de structure bureaucratique (Merton, 1940) et la nature politique des organisations étudiées, notamment dans les secteurs militaire ou le nucléaire.

L’environnement complexe et incertain n’est donc pas qu’une description des dangers dont font face les acteurs mais inclut également le contexte institutionnel de l’organisation étudiée. Sans forcément ambitionner la création d’un cadre intégrateur entre les courants de la NAT et des HROs, l’articulation des niveaux d’analyse permettrait une meilleure généralisation des résultats (Vaughan, 1999, p. 297) :

Additional progress is possible if future research, regardless of orientation, more carefully specifies social context: the unit of analysis (system, organization, subunit, work group), its complexity, the complexity and coupling of the technology, relevant aspects of competitive and regulatory environments, presence or absence of resource slack, and especially the characteristics of the task. Neither "side" is doing this, so the generalizability of all findings is unclear.

Enfin une dernière perspective commune renvoie au programme de recherche autour de la fiabilité organisationnelle dans lequel ce projet de recherche s’inscrit. Plus qu’un prolongement, la NAT alerte sur la raison d’exister de ces organisations et les conséquences d’une catastrophe qu’il ne faut pas banaliser. Dans les HROs, le partage et la connaissance de la mission sont des éléments fondamentaux. La NAT tend à rappeler le risque de ces fonctionnements et à ne pas le banaliser : la défaillance n’est pas un mythe fait pour effrayer mais une réalité qu’il est nécessaire de discuter, que la défaillance soit réelle ou potentielle, que les conséquences de cette défaillance soient effectives ou virtuelles.

Non seulement il convient de s’intéresser au niveau d’analyse organisationnel et les liens avec des niveaux d’analyse plus micros, mais il faut également intégrer la dimension politique et institutionnelle de la fiabilité afin d’éviter d’avoir une vision « pure et parfaite » de la fiabilité. Les différentes tensions qui existent au sein des organisations sont également à questionner, notamment la tension entre fiabilité et l’allocation de ressources pour maintenir cette fiabilité.

La NAT et la thèse de Perrow – qui reste actif dans le débat notamment dans le secteur nucléaire (e.g. Perrow, 2011, 2013) – ont évolué passant d’une orientation technologique du livre original – technologie et système complexe – à l’ajout d’un cadre politique avec les travaux de Sagan (1993). Il y a des accidents dus à des erreurs humaines ou technologiques, des accidents dus aux caractéristiques de l’organisation et de son environnement, qu’elles soient d’ordre politique, sociale, ou managériale. L’idée centrale d’une normalité des accidents n’est pas incompatible avec les travaux sur la fiabilité organisationnelle. Assurer la

fiabilité ce n’est pas s’intéresser uniquement aux pratiques des acteurs, aux processus à l’œuvre au quotidien. Il faut également prendre en compte le contexte organisationnel et institutionnel afin de déterminer les leviers d’actions possibles pour éviter ces accidents normaux (Le Coze, 2015, p. 284) : « Consequently, Perrow was right all along – accidents are normal – but for reasons he fully appreciates now and explicitly so, but not as explicitly in NA [Normal Accidents, le livre écrit par Perrow], albeit these reasons were alluded to there from time to time as well. »

Tout au long de cette section nous avons tenté d’aller au-delà de l’idée que la NAT et le courant HRO étaient farouchement opposés. Au contraire, c’est au travers du débat entre les deux courants que l’on constate l’influence de la NAT sur le courant des HROs. Il est possible alors de se demander si finalement Perrow – par sa manière provocante de mettre en avant le contexte institutionnel, les enjeux de pouvoir et leur impact sur la fiabilité de ces organisations à haut risque – n’avait pas comme but non pas de modifier les organisations, mais de modifier l’agenda de recherche autour de ces organisations. Ainsi, comme le souligne Weick (2004) dans le titre de son article – Normal Accident Theory As Frame, Link, and Provocation – la NAT est à la fois un cadre d’analyse, un lien entre différents niveaux d’analyse, et une provocation pour faire réagir et inciter au débat.

Perrow voit dans cette normalité de l’accident une thèse plus politique et la nécessité d’aborder ces systèmes sous cet angle. Étudier la fiabilité c’est donc faire de même : analyser les pratiques au quotidien en y incluant un contexte organisationnel et institutionnel qui a un impact sur la fiabilité et tenter de comprendre comment ce contexte influe sur la fiabilité de ces organisations.

À l’aune de ce chapitre, nous avons dépeint les courants et concepts scientifiques en lien avec la fiabilité organisationnelle. L’intégration du contexte institutionnel et des enjeux politiques dans l’étude de la fiabilité organisationnelle apportent de nouvelles clés de compréhension dans le maintien ou la mise en péril de cette fiabilité.

La haute fiabilité organisationnelle n’est donc pas un absolu et la question n’est pas de savoir quel est le niveau de fiabilité pour être considéré comme une HRO mais comment dans un contexte donné une organisation maintient une fiabilité suffisante. Comme le précisent Weick et Sutcliffe (2007, p. xiii) : «We saw something else: these organizations also think and act differently ».

Résumé du chapitre 1 :

Initiée par Perrow, la NAT questionne le maintien de la fiabilité et sa faisabilité. Au-delà d’une définition des organisations selon leur degré de couplage et de complexité, l’ajout d’une dimension politique souligne l’importance du contexte institutionnel dans lequel les organisations évoluent. Les conditions de défaillance des organisations ne peuvent ainsi se résumer à une défaillance d’un élément de l’organisation, qu’il soit mécanique ou humain.

Autour du concept de haute fiabilité, les théoriciens de l’école de Berkeley ont formulé des propositions stimulantes tant d’un point de vue pratique que d’un point de vue théorique. Malgré un environnement complexe et les dangers inhérents à leurs secteurs d’activité, les HROs sont capables de fonctionner sans défaillir.

Si les courants de pensée de la NAT et des HROs présentent des divergences, le débat entre ces deux courants incite à aller au-delà de la question d’être ou ne pas être une HRO, ou de la fatalité des accidents, mais de comprendre comment la fiabilité est maintenue, passant d’une approche structurelle de la fiabilité à une approche processuelle de la construction dans le temps de la fiabilité.

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