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Les pouvoirs législatif et judiciaire

Chapitre 3 : Théorie du dialogue

3.1 Présentation de la théorie du dialogue

3.2.1.1 Les pouvoirs législatif et judiciaire

Monahan, en 1987, en bon auteur du dialogue, reconnaissait que l’agencement interne et discursif de la Charte pouvait mener les juges à jauger de la sagesse des lois votées au Parlement, poussant les magistrats à exercer des fonctions législatives (53). Cette possibilité est conséquente « de la nature abstraite et générale de la Charte [traduction libre] », dans lequel des droits tels que « equality » et « liberty » « contain little or no substantive criteria ; they resemble blank slates on which the judiciary can scrawl the imagery of their choice » (Monahan, 1987 : 53). Ces propos illustrent que les auteurs du dialogue cherchent, de manière constante, à démontrer qu’ils sont sensibles envers les critiques de la Charte. Par contre, selon eux, les mécanismes dialogiques propres à la Charte permettent une séparation des pouvoirs effective et saine où chacune des branches est à même de contrôler l’autre tout en demeurant indépendante. Ce faisant, la Charte ne représente pas une rupture pour ce qui a trait à la séparation des pouvoirs au Canada, mais malgré cela les auteurs y voient quand même une nouveauté.

À ce titre, Weinrib identifie la Charte comme un symbole-clé et prééminent de l’ordre politicolégal canadien contemporain (1990 : 557), puisqu’ils véhiculent des normes, des valeurs

89 Il est à noter ici que nous observons une vision diamétralement opposée de celle adoptée par les auteurs

progressites de la critique de la Charte qui affirment que le pouvoir judiciaire est, et à toujours été, une institution conservatrice, où on fait peu état des plus désavantagés de la société, y compris les victimes d’une forme de minorisation sociétaire quelconque.

et des droits qui renforcent les pouvoirs législatif et judiciaire tout en s’imposant à ceux-ci. De plus, elle voit dans la dynamique des rapports interinstitutionnels entre ces deux pouvoirs, depuis 1982, l’avènement d’une séparation des pouvoirs novatrice. En effet, dit-elle, puisque la

Charte à induit une « transformation » tant au niveau des Cours que des assemblées

législatives : ces dernières ont dorénavant le rôle de « super-legislatures », où l’exercice de leur fonction consiste à faire des lois en concordance avec la protection des droits (Weinrib, 1990 : 569) ; alors que les premières ont dorénavant le rôle de « super-courts », où l’exercice de leur fonction consiste à formuler le contenu de la Charte, c’est-à-dire « articulating the content of rights, justifying their limitation on grounds conductive to freedom and democracy, as well as monitoring strict adherence to the form of legislative override » (Weinrib, 1990 : 569). Au cœur de cette dynamique, où des jeux de pouvoir s’exercent entre deux acteurs constitutionnels pour ainsi dire prépondérant l’un à l’autre, s’initie un processus ayant comme résultat « to intensify the democratic function that legitimates the legislative process by ensuring that debate, i.e., the democratic process of law-making, focuses on the subordination of the rights or freedoms in question » (Weinrib, 1990 : 569).

Poursuivant dans cette avenue, Roach90 soutient qu’il est malsain de parler de

« revolution » en ce qui a trait à l’enchâssement de la Charte (2001b : 483). Il faut plutôt s’attarder au travail consistant à assimiler la Charte « with our past experience under the division of powers, the common law, and statutory interpretation » (Roach, 2001b: 483). Ce faisant, l’auteur « argue that the Supreme Court's relationship with legislatures under the Charter is not fundamentally different from its relation with the legislature when it develops the common law and interprets statutes in light of the presumptions enshrined in the common law constitution » (Roach, 2001b : 483). Néanmoins, il voit dans l’avènement de la Charte une remarquable « invention », une « innovation » canadienne (2001a : 54): celle-ci tient du fait qu’on observe grâce à son enchâssement dans la Constituion une relation politique interinstitutionnelle dans laquelle ni le pouvoir législatif ni le pouvoir judiciaire ne sont suprêmes. Notons qu’à cet égard, les théoriciens du dialogue se trouvent souvent à marcher sur une ligne étroite, laquelle marque une division entre d’une part une analyse qui tend à

90 Roach est un juriste. En l’espace d’une décennie cet auteur s’est érigé en tant que prolifique auteur du dialogue. En

effet, dès 2001, cet auteur a mobilisé l’ensemble de sa pensée en ce qui concerne la question de la judiciarisation du politique au Canada au sein d’un même ouvrage. On peut également y lire et découvrir ses motivations dans son ouvrage, ainsi que ses orientations politiques générales. Roach avoue qu’il souhaite participer au débat enclenché par les auteurs de la théorie critique de la Charte, et qu’il est conscient d’être considéré par une partie de ceux-ci comme une personne participant au « Court Party » (Morton et Knopff, 2000). À juste titre, dit-il, parce qu’il fût un clerck à la Cour suprême sous l’édige de la Juge Bertha Wilson (Roach, 2001a : IX). Encore, Roach explique qu’il a écrit ce livre en tant qu’universitaire intéressé au constitutionnalisme et à la Charte (2001a : IX). Il vise explicitement à démontrer que le débat sur l’activisme judiciaire est exagéré et que la révision judiciaire n’est pas en porte à faux avec la démocratie (Roach, 2001a : 9). Roach soutient que l’approche universitaire du dialogue permet plus que toute autre approche de promouvoir l’émancipation de la démocratie: « Democracy can be enriched – made more self- aware, self-critical, and real – when the extremes of judicial and legislative supremacy are avoided and courts and legislatures do what they do best and respond to the inevitable shortcomings of the other » (2001a: X).

démontrer que les réformes constitutionnelles sont en continuation avec les traditions politiques canadiennes et, d’autre part, qu’elles ont apporté des changements inédits et souhaitables à ces dernières. C’est pourquoi Roach affirme que, bien qu’innovation il y a, on est à même de découvrir dans cette situation politique inédite – de plus en plus calquée dans le monde, tel qu’en Afrique du Sud, en Nouvelle-Zélande et en Israel (Hirschl, 2004 et Roach, 2001a) –, « a continuation and enrichment of our common law and democratic traditions » (2001a : 254) ; ainsi, dit-il, « [t]he Charter is not the revolution that many have hoped for and many have feared » (Roach, 2001a : 254) . Tout au contraire, son avènement ne fait que renforcer l’objectif politique recherché dans l’édification d’une dynamique interinstitutionnelle définie en termes de poids et contrepoids, celui de l’équilibre entre les différentes factions politiques qui composent une société91. Enfin, s’il est possible de remarquer un quelconque dysfonctionnement

constitutionnel entre les branches du pouvoir au Canada, causé par la Charte, la faute en revient au pouvoir législatif. En effet, « Parliament has abdicated its proactive law reform role and increasingly relies on the Court to articulate and enforce minimum standards of fairness for the accused » (Roach 2001a: 182). Cette problématique est davantage redevable aux dysfonctionnements internes du Parlement qu’aux acteurs judiciaires (Roach, 2001a: 182).

Parallèlement, dans cette quête de l’équilibre politique que Roach voit dans le dialogisme de la Charte, Murphy conclut – suite à une étude qualitative qu’il a effectuée sur un jugement en particulier (M c. H [1999]) dans lequel il entendait identifier si dialogue il y avait effectivement entre les pouvoirs législatif et judiciaire –, que l’approche proposée dans ce chapitre permet de constater que le législatif et le judiciaire détiennent chacun en leur sein des compétences particulières et uniques, issues et basées sur des sphères de « specialization » à la fois distinctes et complémentaires (2001 : 315). Pour Murphy, ces deux branches du pouvoir sont égales puisqu’elles détiennent des outils équivalents et ont une responsabilité constitutionnelle partagée : « the advent of the Charter has constitutionally entrenched an obligation to explain any decisions to the other institution and to the public » (2001 : 315). De plus, dans une optique de la continuation, cet auteur rappelle que « [t]he idea of justification is not new to either the courts or the legislatures. Both institutions have always been required to justify their decisions, whether in democratic debate or in the ratio of a judicial decision » (Murphy, 2001: 315). Ainsi, la relation qui prévaut entre ces deux branches du pouvoir depuis 1982 vise à faire en sorte que ces dernières se conforment aux « general goals set out in the Constitution for the benefit of society as a whole » (Murphy, 2001 : 315). Dans cette dynamique interinstitutionnelle « neither side is either a passive receptor or an activist dictator » (Murphy, 2001: 301). Avec ces propos fermes, l’auteur témoigne ici de l’une des principales

91 Il s’agit ici d’une interprétation fortement divergente avec l’approche de la critique de la Charte, notamment en ce

interprétations que fait la théorie du dialogue envers la question de la séparation des pouvoirs, à savoir que les rôles alloués au législatif et au judiciaire doivent être étanches l’un à l’autre bien que concomitants dans le meilleur des mondes92; ce qui explique notamment que les théoriciens

du dialogue rejettent l’interprétation constitutionnelle faite par les législatures, puisqu’il s’agit d’une compétence dite judiciaire.

En effet, le dialogue, la « conversation », qui engage le législatif et le judiciaire, ne peut être qu’initié par ce dernier puisqu’il est le porteur et l’extension publique d’un individu se croyant lésé et demandant réparation (Roach, 2001a : 286). Ainsi, cette conversation doit être entreprise initialement que par la Cour « because the principles of fairness, fundamental freedoms, and respect for the rights of minorities are ones that are likely to be ignored or finessed in the legislative and administrative processes » (Roach, 2001a : 286). Roach renforce l’idée d’une complémentarité institutionnelle étanche en spécifiant que ces deux branches du pouvoir ne peuvent partager des compétences s’ils veulent engager un dialogue constructif à proprement parler. De plus, dit-il, le système politique canadien engendre des gouvernements « strong » et disciplinés, détenant tous les outils et les prérogatives constitutionnelles nécessaires et appropriés pour répondre aux jugements émis par la Cour, du moins lorsque c’est jugé nécessaire (Roach, 2001a : 249).

Hogg, Bushell et Wright concourent à cette analyse en spécifiant qu’au fédéral, ainsi qu’au provincial, le pouvoir politique est concentré au Cabinet et, de plus en plus, au Bureau du premier ministre (2007 : 43). Ce faisant, les gouvernements canadiens ont le haut du pavé et, dans la majorité des cas, réussissent à imposer leur volonté (Hogg et al. 2007 : 43). Dans ce contexte, il est vital que le judiciaire soit également « strong » (Roach, 2001a : 249). De plus, les auteurs du dialogue nous invitent à effacer de notre esprit la vieille dichotomie polémique qui oppose un pouvoir législatif élu et imputable versus un pouvoir judiciaire non élu et non imputable (Roach, 2001a : 99) ; pour la simple raison que les gouvernements élus ne sont pas « perfectly accountable to the people » (Roach, 2001a : 99), tout comme les cours ne sont pas « completly unaccountable to governments and the people » (Roach, 2001a : 99). Dans cette vision se proposant équilibrée plutôt que polémique, on prétend que la Charte permet une version démocratique du Common law « that gives both courts and legislatures strong voices in determining the treatment of rights and freedoms and that promotes continuing dialogue among courts, legislatures, and society about these matters » (Roach, 2001a : 65).

92 Il nous semble intéressant de souligner qu’autant les auteurs de la critique de la Charte expliquent et critiquent les

rapports interinstitutionnels actuels en regard de ce qui, selon eux, avait cours auparavant, autant les auteurs du

dialogue expliquent ce qui, selon eux, doit avoir cours. Ainsi, la dernière approche est prescriptive alors que la