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Critiques adressées à la théorie

Chapitre 3 : Théorie du dialogue

3.3 Critiques adressées à la théorie

La théorie du dialogue, bien qu’elle soit endossée par de nombreux universitaires et bien qu’elle soit utilisée comme outil de référence dans plusieurs jugements, fait l’objet de nombreuses critiques savantes. Ces critiques proposent différentes analyses, lesquelles s’expriment sous trois angles principaux. Le premier, d’ordre sémantique, propose une critique discutant des effets discursifs et normatifs résultant de l’utilisation du terme « dialogue » pour le débat de la judiciarisation du politique au Canada. Le deuxième, d’ordre quantitatif, propose une critique où on questionne à la fois les chiffres avancés par les auteurs du dialogue et les jugements sélectionnés par ces derniers pour faire foi de la dynamique interinstitutionnelle qu’ils disent observer. La troisième, d’ordre fondamental, s’intéresse aux préférences idiosyncrasiques des auteurs du dialogue, des conséquences sociopolitiques et constitutionnelles qui résultent de l’interprétation proposée par ceux-ci et, enfin, des lacunes démocratiques qui logent et qui résultent de la dynamique interinstitutionnelle du dialogue.

Dans un premier temps, les critiques soulignent que l’utilisation du terme « dialogue » n’est pas adéquate pour représenter l’ordre constitutionnel canadien actuel. D’abord, dit-on, parce que ce terme suggère un état de choses qui ne correspond pas à la relation interinstitutionnelle qui prévaut entre les trois branches du pouvoir au Canada (Hiebert, 2002 ; Tremblay, 2005 ; Mathen, 2007). Ensuite, parce qu'à toute fin pratique, lors de contestations devant les tribunaux, le dernier mot revient inévitablement au pouvoir judiciaire et ce, à moyen ou long terme (Morton et Knopff, 2000 ; Hiebert, 2002). Ainsi, la relation qui s’exerce entre les législateurs et les juges est loin de constituer un véritable dialogue (Tremblay, 2005 : 636).

À propos de cette relation constitutionnelle, où deux types d’acteurs se confrontent (législateur versus juge), Hiebert y observe (2002) – au même titre que les auteurs conservateurs de la critique de la Charte – un monologue plutôt qu’un dialogue (46). Pour Hiebert, il ne fait aucun doute que dans le schéma proposé par les auteurs de la théorie du dialogue, le rôle du Parlement y est « entirely reactive » (2002 : 46). En effet, dit-elle, au sein de cette relation constitutionnelle « [t]he judiciary speaks – Parliament listens » (Hiebert, 2002 : 46). Concourant, Tremblay (2005) précise que la théorie du dialogue a renforcé « the supremacy and authority of the judges with respect to constitutional interpretation » (2005 : 627). Poursuivant sur cette lancée, Tremblay propose une analyse prononcée du terme « dialogue » en présentant et en faisant part de divers entendements qui s’y rapportent: soit l’entendement renvoyant à une conversation – où on recherche la compréhension –, soit l’entendement renvoyant à une délibération où on recherche une entente quelconque (2005 : 630-34). L’auteur note que le « dialogue », dans le premier cas, ne prévaut pas dans l’ordre constitutionnel actuel, et, que le « dialogue », dans le deuxième cas, ne peut tout simplement pas faire l’objet d’une pratique au sein du pouvoir judiciaire canadien. Pour preuve, cet auteur précise qu’un « dialogue » comme délibération – contrairement à un dialogue servant d’argument descriptif (Tremblay, 2005) – ne peut exister entre le législatif et le judiciaire, et ce pour une raison explicite: l’existence de la « doctrine of judicial responsibility » (Tremblay, 2005 : 634-35). Cette dernière, partie prenante aux mœurs et pratiques qui composent l’éthos du système de justice canadien, entend que les juges de la Cour suprême ne peuvent s’en remettre à personne d’autre qu’à eux-mêmes lorsqu’ils rendent un jugement (Tremblay, 2005 : 634-35). En effet, suivant cette doctrine, les juges ne doivent ni déférer au pouvoir législatif lorsqu’une loi est contestée ni justifier leurs décisions « on the basis of reasons that legislatures would necessarily accept » (Tremblay, 2005 : 635). Enfin, la décision judiciaire « must be in accordance with the judges' deepest convictions about what the law requires in particular cases » (2005: 635) ; et non en concordance avec les dictats et/ou les résultats politiques et sociaux recherchés par les législateurs. En d’autres mots, un « dialogue » ne peut avoir lieu entre les pouvoirs législatif et judiciaire pour la simple raison que, ce faisant, l’essence même des doctrines composant ces deux branches du pouvoir en serait affectée et amoindrie. Encore, Tremblay (2005) rappelle que l’objectif initial des auteurs du dialogue était d’apporter une défense théorique, sous forme de légitimation démocratique, à la révision judiciaire élargie. Pourtant, « the theory of institutional dialogue as conversation appears to be not so much about justifying the legitimacy of judicial review as about denying its authority » (Tremblay, 2005: 645). Ainsi, rétorque-t-il, bien que l’idée d’un dialogue puisse être louable à titre de « descriptive thesis […] it is quite limited as normative theory regarding the democratic legitimacy of judicial review » (2005: 646).

Parallèlement à cette lecture, Mathen (2007) se questionne quant aux bienfaits du terme « dialogue » pour le débat sur la judiciarisation du politique. De fait, l’auteur suggère, en parlant des débats constitutionnels, que « the dialogue metaphor may obscure more than it enlightens » (Mathen, 2007: 145) la compréhension universitaire de ceux-ci. Également, elle se dit amusée par le fait que Hogg et al. aient précisé, dans un article de 2007 – à titre de réponses aux critiques émises à l’égard de leur thèse initiale de 1997 –, que le mot « dialogue » n’était pas si important en soi. Malgré cette correction, dit l’auteur, « I am not quite convinced that, in their earlier work, the authors placed so little emphasis on the common sense understanding of dialogue (Mathen, 2007: 129).

Dans un deuxième temps, d’un point de vue fonctionnaliste, la théorie semble faire défaut à plusieurs égards. D’abord, notons les propos d’Hiebert, qui soulève trois problèmes structurels relevant de l’échafaudage théorique proposé par les auteurs du dialogue: (1) que la relation interinstitutionnelle prévue par ceux-ci ne peut à elle seule résoudre l’ensemble des conflits eu égard aux droits fondamentaux (2001 : 199) ; (2) que les conflits chartistes ayant cours entre les branches du pouvoir « may be far more profound than can be remedied by simply improving or revising legislation » (2001 : 200) ; enfin, (3) que la politique partisane peut intervenir à tout moment dans la dynamique relationnelle donnée (2001 : 200). Ensuite, notons la recherche menée par Manfredi et Kelly (1999), dans laquelle ils émettent quatre critiques principales issues d’un examen quantitatif minutieux effectué sur l’étude complétée par Hogg et Bushell en 1997. De un, Manfredi et Kelly observent que l’étude repose essentiellement sur des cas judiciaires saisissant une invalidation constitutionnelle – au profit de cas judiciaires saisissant une suspension de déclaration d’invalidation, par exemple – ce qui induit des erreurs méthodologiques, notamment parce que ce type de jugement représente une minorité parmi l’ensemble (46% des jugements rendus entre 1984 et 1997) « and is becoming increasingly less important » (1999: 515). De deux, que les jugements émis par des cours provinciales, utilisés comme données pour la recherche, n’ont fait l’objet d’aucune approche scientifique systématique et contrôlée en ce qui concerne la sélection des cas (Manfredi et Kelly, 1999 : 516). De trois, qu’en juxtaposant à égalité des jugements rendus par différentes instances judiciaires au pays, l’étude d’Hogg et Bushell « obscures an important aspect of

Charter dialogue, which is the Supreme Court's willingness to engage in an institutional

dialogue with the other branches of government » (Manfredi et Kelly, 1999: 517). Enfin, plusieurs des cas judiciaires sous étude dans l’article de 1997 ont donné cours qu’à une seule séquence judiciaire, où le pouvoir législatif a procédé à l’amendement soit de la loi contestée, soit à l’une de ses dispositions visées par une invalidation constitutionnelle (Manfredi et Kelly, 1999 : 519). Concernant cette question des séquences judiciaires multiples – partie prenante à la théorie du dialogue –, Manfredi et Kelly suggèrent que dans la majorité des cas il s’agit d’une

déférence des législateurs vis-à-vis les juges d’une part et, d’autre part, « that most legislative sequels involved major amendments rather than minor changes. In sum, the dialogue between courts and legislatures is both more complex and less extensive than Hogg and Bushell suggest » (1999: 520).

Également, en ce qui a trait aux mécanismes constitutionnels perçus comme nécessaires à l’avènement du dialogue, soient les articles 1 et 33 de la Charte principalement, les critiques y voient une panoplie de contradictions significatives. Premièrement, l’article 1, soutient Mathen, « appears to rest on an oppositional model of the Charter, with the protected rights and freedoms on one hand and section 1 on the other » (2007: 135). En effet, seuls les législateurs peuvent adéquatement prendre acte – institutionnellement – des différents intérêts sociaux en présence et expliquer en quoi il est nécessaire de limiter un droit particulier au profit du plus grand nombre ; pourtant, cela est en porte à faux avec l’une des prémisses des auteurs du dialogue, voulant que seul le pouvoir judiciaire puisse interpréter la Constitution (Mathen, 2007 : 135). De plus, Mathen trouve intéressant qu’Hogg et al. (2007) insistent sur le fait que le « dialogue » n’entend pas une conversation au sens strict, alors que, du même fait, la façon dont ces auteurs envisagent l’utilisation de l’article 33 « makes more sense within a framework where dialogue means what most people think it means: that courts and legislatures in some way ‘talk’ to each other, and section 33 provides a way for the legislature to ‘adjourn’ the discussion unilaterally » (2007: 139). Deuxièmement, l’idée voulant que l’article 33 soit un outil par excellence d’une démocratie libérale mitoyenne – permettant un ordre constitutionnel à mi-chemin entre une suprématie législative et une suprématie judiciaire – est tout simplement erronée (Cameron, 2004 : 151)108. D’abord, Cameron explique que l’article 33, tel qu’interprété par les auteurs du

dialogue, est un « triumph of the constitutional imagination » (2004: 140), et, de plus, que son

existence est superficielle puisque les pouvoirs législatifs et judiciaires ont chacun adopté des stratégies pour le contourner (2004 : 140). Ensuite, il est important de se remémorer que cet article est le fruit de négociations de dernière minute (Cameron, 2004 : 141). Ainsi, dit l’auteur, « [t]his history, in combination with the text’s hierarchy between rights, make it plain that a conception of the override as a founding principle of partnership or dialogue between the courts and legislatures is an ex post facto rationalization » (2004: 141). Aux yeux de Cameron, deux raisons font foi de l’erreur interprétative des auteurs du dialogue: (1) l’autorité législative « cannot prevail in a contest between the two supremacies under the Charter » (2004: 152); et, d’autant plus important (2) « overriding constitutional rights is not perceived as a legitimate response to disagreement with the results of judicial review » (2004: 156). L’auteur conclut que

108 À cet égard, le critique Goldsworthy semble d’accord avec Cameron, puisque, dit-il, il y a un « general agreement

le pouvoir de l’article 33 est alloué au Parlement « in principle, but not in reality » (Cameron, 2004 : 158).

Dans un troisième temps, les critiques témoignent de certains dangers perçus ou réels résultant d’un ordre constitutionnel en fonction des prémisses de la théorie du dialogue. D’emblée, notons Cameron, qui postule que l’approche du dialogue « is attractive to courts and legislatures alike because it casts each in a favourable light » (2000 : 1057). En effet, cet avantage politique permet à la fois au Parlement de faire fi de temps à autre de ses responsabilités constitutionnelles (Cameron, 2000 : 1057) – en contournant l’article 33 par l’entremise d’une simple législation répondant à un jugement judiciaire, entre autres (Cameron, 2000 : 1057) – et à la Cour suprême de tergiverser entre activisme et déférence constitutionnels sans pour autant que soit entachée sa légitimité institutionnelle (Cameron, 2000 : 1067). Cette attitude de la Cour suprême loge au cœur même de la théorie du dialogue, puisque ses auteurs entretiennent d’une part l’idée voulant que seul le pouvoir judiciaire puisse légitimement interpréter la Constitution, alors que d’autre part, « they deny judicial supremacy over policy outcomes » (Knopff, 2003: 212).

Les critiques s’entendent pour dire que la dynamique constitutionnelle proposée par les théoriciens du dialogue porte en elle-même des contre-incitatifs à la participation citoyenne à la chose publique (Webber, 2002 ; Leclair, 2003 et 2004 ; Petter, 2010). À cet égard, Leclair souligne que « toute référence au dialogue n’a de pertinence que si elle favorise la participation du citoyen au processus de gouvernance. Si son invocation ne sert qu’à légitimer le pouvoir des organes étatiques sans égard aux intérêts des citoyens, c’est une notion qui n’a pas sa raison d’être » (2003 : 420). Concourant, Webber affirme que la meilleure façon de protéger les droits fondamentaux de tout un chacun, c’est la participation citoyenne à la démocratie (Webber, 2002 : 81). Ainsi, Leclair suggère que la théorie du dialogue « en mettant l’accent sur le rôle des institutions plutôt que sur celui des justiciables […] contribue à encourager le désengagement des citoyens plutôt qu’à l’atténuer » (2003 : 398). De plus, au détriment des citoyens, la « métaphore » du dialogue est en porte à faux avec la théorie de la séparation des pouvoirs, laquelle « met […] l’accent sur le conflit et non sur la collaboration puisque son objectif n’est pas d’assurer l’efficience institutionnelle, mais de mieux garantir la liberté et le bien-être du citoyen » (Leclair, 2003 : 396). Encore, Leclair souligne que la Charte et ses mécanismes constitutionnels – notamment les articles 1 et 33 – peut démotiver les citoyens à participer aux processus démocratiques, puisqu’en définitive, « Canadian courts will always have the last word on constitutional matters » (2004: 551). En conclusion, l’auteur suggère que si dialogue il devrait y avoir, celui-ci doit avoir lieu entre les législateurs et le peuple, « not primarily between the legislatures and the courts » (Leclair, 2004: 555).