• Aucun résultat trouvé

L’interprétation constitutionnelle des auteurs progressistes

Chapitre 2 : Théorie de la critique de la charte

2.2 Prémisses conceptuelles et analytiques de la théorie

2.2.2 L’interprétation constitutionnelle et jurisprudentielle

2.2.2.1 L’interprétation constitutionnelle des auteurs progressistes

L’interprétation constitutionnelle des auteurs progressistes s’effectue d’une part par l’entremise d’analyses concernant le constitutionnalisme libéral et, d’autre part, par l’entremise d’analyses plus spécifiques concernant la Loi constitutionnelle de 1982.

Le constitutionnalisme libéral

Les théoriciens progressistes entretiennent une méfiance systématique envers le constitutionnalisme libéral. Ce dernier est à leurs yeux une projection légale et politique du paradigme du libéralisme classique. Cette projection constitutionnelle, disent-ils, a comme objectif premier de perpétuer la domination de ce paradigme dans le temps et l’espace à la satisfaction des élites qui s’en trouvent favorisées.

Pour ce faire, les élites canadiennes ont procédé en 1982 à la constitutionnalisation du droit dont l’objectif premier était d’assurer leur « hegemonic preservation » (Hirschl, 2004 : 11)48. Ce faisant, le pouvoir politique est passé par-dessus la masse défavorisée, c’est-à-dire des

mains du pouvoir politique à ceux du pouvoir judiciaire (Mandel, 1996 : 19). Dans ce sens, Hirschl prétend – tout comme Mandel (2000) d’ailleurs – que les élites traditionnelles canadiennes ont encensé les prémisses constitutionnelles de la démocratie parlementaire jusqu’au moment où elles se sont aperçues qu’elles ne semblaient plus à même de préserver l’hégémonie de leurs intérêts politiques et économiques, notamment parce que ces élites se

48 Hirschl est un juriste. Sa thèse concernant la « juristocratie », vise à expliquer l’émergence et les conséquences de

la constitutionnalisation du droit (2004 : 3). Pour lui, il est évident que celle-ci ressort d’une entente tacite entre trois groupes de la société canadienne dont les intérêts étaient en danger : il y a les (1) élites politiques « who seek to preserve or enhance their political hegemony by insulating policy-making processes form the vicissitudes of democratic politics » (Hirschl, 2004 : 43) ; il y a les (2) élites économiques « who may view the constitutionalization of certain economic liberties as a means of promoting a neoliberal agenda of open markets, economic deregulation, antistatism, and anticollectivism (Hirschl, 2004 : 43) et, finalement, il y a les (3) élites judiciaires, « [who] seek to enhance their political influence and international reputation » (Hirschl, 2004 : 43).

voyaient perdre le contrôle des institutions parlementaires au profit de la masse (Hirschl, 2004 : 217). À cet égard, ce sont les protagonistes du constitutionnalisme libéral sous sa forme démocratique « madisonnienne » eux-mêmes qui soulignent, depuis un siècle déjà, que ce type de constitutionnalisme peut faire acte de rempart contre des dérives démocratiques de la masse (Mandel, 2000 : 447). Parmi celles-ci, notons la tyrannie de la majorité, si bien identifiée par de Tocqueville (1835) et perçue comme menaçante pour les élites canadiennes (Hirschl, 2004 : 217). Pour Mandel – eu égard à l’historique jurisprudentiel de la Cour suprême des États- Unis (1996 : 90-91) –, il n’y a aucun doute que ce type de constitutionnalisme a été conçu à titre d’« antidote to the mortal danger posed by democratic representative institutions to the oligarchy of private property » (Mandel, 2000 : 444).

À l’opposé de cette idée de la tyrannie de la majorité les théoriciens progressistes croient qu’il y a « no democratic reason to allow judges to have any more say than anyone else on the meaning of the Constitution » (Mandel, 2000 : 443). De plus, disent-ils, la loi provenant du constitutionnalisme libéral « is anything more than ideology seeking to mask itself as interpretation » (Mandel, 2000: 458). Cette mascarade judiciaire, où on prétend interpréter des faits objectifs alors qu’il s’agit en réalité d’une vision du monde particulière exprimée sous le couvert du droit constitutionnel libéral, a pour résultat que l’on empêche – évite – la tenue de discussions sociales portant sur de vrais enjeux politiques, à savoir les débats sur ce qui est « right and wrong, good and bad, left and right, what to do ? » (Mandel, 2000 : 458). Enfin, les théoriciens progressistes considèrent que le constitutionnalisme libéral est porteur d’un droit de nature négative, puisqu’axé unilatéralement sur la protection du citoyen contre l’État plutôt qu’axé sur une vision incluant l’émancipation du citoyen par l’entremise de l’État (Hirschl, 2004)49. En effet, l’éthos du libéralisme classique est omniprésent dans le constitutionnalisme

libéral canadien, tout particulièrement au sein de la Charte: « The rights set out in the Charter are founded upon the belief that the main enemies of freedom are not disparities in wealth, nor concentrations of private power, but the state » (Petter, [1989] 2010: 100-01). L’interprétation judiciaire de la Constitution renforce l’éthos libéral puisqu’elle « depends to a large extent on the ideological atmosphere as well on the economic and social conditions within which it operates » (Hirschl, 2004 : 147).

À ce titre, pour Petter50, les droits et libertés énoncés dans la Charte « are predicated on

the same hostility to legislative action and the same reverence for individual autonomy that

49 À ce titre, Hirschl souligne qu’entre 80 et 90 pour cent des litiges vus par la Cour suprême du Canada sont relatifs

aux droits négatifs, opposant des particuliers à l’État (2004 : 105).

50 Petter est un juriste de formation et jusqu’à maintenant un politicien actif. Il s’autoidentifie en tant qu’un

« progressive Charter sceptic » (Petter, [2005] 2010 : 171). À la lumière d’une lecture de la littérature, nous sommes en mesure d’affirmer qu’il est le plus prolifique des auteurs progressistes de ce chapitre, du moins en termes de publications. Dès 1986, Petter publiait The Politics of the Charter, lequel « gained notice as one of the first political critique of the Supreme Court of Canada’s early Charter jurisprudence » (2010: 8). De plus, Petter est un intellectuel

animated the common law » ([1989] 2010: 103) ; de là la critique au sujet du conservatisme des juges. C’est pourquoi, dit-il, pour comprendre les conséquences clés de la Charte, il faut d’abord comprendre la nature politique du système judiciaire qui est chargé d’interpréter ses textes (Petter, 2010 : 21). À cet égard, les théoriciens progressistes affirment que le pouvoir judiciaire canadien est conservateur, parce qu’il participe à travers ses jugements à la préservation hégémonique des élites traditionnelles canadiennes qui, elles, encensent le libéralisme classique comme façon de réglementer les rapports sociaux. Dans cette compréhension critique de la révolution chartiste, le constitutionnalisme libéral est à l’origine de la judiciarisation du politique, dont l’objectif est de soustraire du Parlement la tenue de débats démocratiques à caractères sociaux, à laquelle s’inscrivent les inégalités économiques.

La Loi constitutionnelle de 1982

Sans surprise, pour les théoriciens progressistes la Loi constitutionnelle de 1982 est, de par son contenu (la Charte qui y est enchâssée, les articles de loi qui la composent et les valeurs libérales qui y sont sous-jacentes), l’outil par excellence à travers lequel les protagonistes du libéralisme classique – les juges, les politiciens et un pan de la société civile, tout particulièrement les institutions académiques et les groupes d’intérêts de libertés civiles – exercent l’imposition sociopolitique de la vision du monde qu’il chérissent. Dans cet ordre constitutionnel, les articles composant la Loi constitutionnelle de 1982 sont importants pour l’ensemble des théoriciens qui se penchent sur la judiciarisation du politique au Canada, car c’est bel et bien à partir de l’interprétation de ces articles constitutionnels, entre autres, que le pouvoir judiciaire rend ses jugements de nature constitutionnelle.

Au sujet de la clause de limitation des droits (l’article 1), Petter estime que le jugement rendu dans la cause R c. Oakes (1986), et le test de proportionnalité qui en émane51, ont permis

de faire croire, en surface, que les juges font toujours preuve d’un légalisme empreint d’une objectivité légaliste et d’une neutralité constitutionnelle (2003 : 2). De plus, dit-il, « [t]his clause establishes an amorphous standard that appears to call upon courts to engage in interest- balancing, an activity normally associated with political decision-making » (Petter, 2003: 2). Nuançant ces propos, Hirschl (2000) considère tout de même que les articles 1 et 33 agissent comme des balises constitutionnelles permettant au pouvoir législatif de contrer la « counter-

engagé – il fut notamment ministre dans différents gouvernements du NPD de la Colombie-Britannique durant les années 1990 – qui désire l’équité sociale, qui s’oppose aux privilèges en société et qui dit avoir une préférence pour la démocratie directe. Enfin, la préoccupation centrale de l’œuvre de Petter est que quelques-uns aient le pouvoir (en l’occurrence les juges) et basent leur décision sans tenir compte de l’avis de la masse (2010 : 3).

51Ce test met de l’avant deux conditions auxquelles doivent souscrire les législateurs pour prouver que leur loi limite

des droits mais que cela est raisonnable dans une société libre et démocratique : « The first is that the challenged legislation advances a pressing and substantial objective that warrants infringing a Charter right. The second part […] involves the following considerations : first, there must be a rational connection between the law and the policy objectives advanced; second, the law must be proportionate and not have a severe effect on individual who suffers a right limitation » (Kelly, 2005: 139)

majoritarian difficulty » (Baker, 2010) issue du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois (Bernatchez, 2000). Toutefois, Hirschl est perplexe de constater que la Cour suprême a rejeté et refuse d’interpréter la section 2(d)52 de la Charte comme étant favorable à la

reconnaissance constitutionnelle du droit à la grève et du droit au marchandage collectif des syndicats (2004 : 141).

À propos de l’article 753, Mackay affirme sans détour que son inclusion dans la Charte –

et l’interprétation qu’en font les juges – a induit tout bonnement la fin de la suprématie parlementaire en ce qui a trait aux droits fondamentaux (1985 : 264). C’est pourquoi l’auteur souligne que la « section 7 should not be given a fullblown substantive interpretation in the sense that judges can challenge legislation on the basis of substantive standards » (Mackay, 1985: 334). Voici un passage où Mackay identifie clairement son raisonnement:

Concentrating on the first branch of section 7 as a vehicule for substantive review and defining fundamental justice in largely procedural terms, may produce judicial protection of fundamental values without getting mired in the substantive due process controversy. Such an approach would be distinctively Canadian and superior to a borrowed version of American due process (Mackay, 1985: 300)

Petter précise que si l’on se fit à l’intention des constituants de 1982 – par exemple, des propos tenus à ce sujet par le ministre de la Justice de l’époque, Jean Chrétien – l’article 7 devait être interprété de façon procédurale et non pas substantielle ([1986] 2010 : 53)54. Cela illustrait alors

« the reluctance of the framers of the Charter to abandon entirely Anglo-Canadian traditions of parliamentary sovereignty » (Petter, 2010 [1986]: 53).

52 L’article 2 de la Charte prévoit ce qui suit : « Chacun a les libertés fondamentales suivantes : a) liberté de

conscience et de religion; b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication; c) liberté de réunion pacifique; d) liberté d’association » (Loi constitutionnelle de 1982).

53 L’article 7 de la Charte prévoit ce qui suit : « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il

ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale » (Loi constitutionnelle de 1982).

54 Ici, Petter se soumet de plein gré à l’argumentation de l’ex Juge en chef Lamer. Dans un premier temps, JC Lamer

affirme « that substantive review of legislation by the courts is nothing new in Canada […] under the Charter, ‘it is the scope of constitutional adjudication which has been alter rather than its nature, at least, as regards the right to consider the content of legislation » ([1987] 2010 : 55). Dans un deuxième temps, le JC Lamer donne trois raisons pourquoi l’article 7, selon lui, peut et doit pouvoir faire l’objet d’une interprétation substantielle du droit, plutôt que seulement procédurale : de un, que la distinction opposant droit procédural et droit substantif est trop catégorique (Petter, [1987] 2010 : 58) ; de deux, que les mots utilisés pour énoncer l’article 7 sous-tendent une approche substantielle. Ainsi, dans les mots de JC Lamer, s’arrêter au formel des mots serait « to ‘strip the protected interests of much, if not most, of their content’ and would be contrary to a ‘purposive interpretation’ of the rights protected by section 7 » (Petter, [1987] 2010: 60) ; enfin, que les règles de droit énoncées dans les aa. 8 à 14 de la Charte, « are specific examples of the general right guaranteed by section 7 » (Petter, [1987] 2010: 62) et qu’ils pourraient, en fait, être un seul et unique article. À la première raison, Petter répond que bien qu’il est vrai que cette distinction soit catégorique, « for the Charter’s framers, its categorical nature was its virtue » ([1987] 2010: 59). À la deuxième raison, il répond en précisant que ce faisant, c’est-à-dire en proposant que le juges trépassent les mots écrits par les constituants, ont fait fi des procès-verbaux qui proviennent des comités parlementaire ayant siégé préalablement à l’avènement de la Charte et aussi pour élaborer cette dernière. Ainsi, « [w]hat the Court’s ‘purposive’ approach really amounts to is a means of ascribing to the framers of the Charter values that seem appropriate to the judiciary » (Petter, [1987] 2010 : 61). À la troisième raison donnée par le juge, l’auteur répond qu’il s’agit d’un argument d’Alice au pays des merveilles (Petter, [1987] 2010: 62). En effet, « [w]hile Lamer J. may be correct in saying that sections 7 to 14 ‘could have been fused into one section’ the obvious response is : they were not » (Petter, [1987] 2010 : 62-63).

Enfin, pour les théoriciens progressistes, la clause dérogatoire (l’article 33) est indispensable pour préserver un tant soit peu une démocratie saine, où les législateurs peuvent imposer des politiques publiques qui répondent aux besoins sociaux de la masse, celle-ci étant la plupart du temps victime d’injustices et de précarités sociales multiples. En effet, l’article 33 « préserve le droit d’un gouvernement représentatif de mettre un programme législatif à l’abri de la profession juridique et de sa forme de politique » (Mandel, 1996 : 133). En dernière analyse, il faut concevoir les articles 1 et 33 comme des mécanismes constitutionnels qui ont comme objectif de sauvegarder la souveraineté parlementaire (Petter, [1986] 2010: 53). Enfin, la Loi constitutionnelle de 1982 protège, exceptionnellement, certains droits collectifs que l’on retrouve énoncés dans les articles 16 à 23 et 35 (Hirschl, 2004 : 108).