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La compréhension des rapports interinstitutionnels entre les pouvoirs exécutif, législatif et

Chapitre 2 : Théorie de la critique de la charte

2.2 Prémisses conceptuelles et analytiques de la théorie

2.2.1 La compréhension des rapports interinstitutionnels entre les pouvoirs exécutif, législatif et

Les auteurs conservateurs de la critique de la Charte estiment que l’ordre constitutionnel canadien est aux prises depuis 1982 avec une suprématie judiciaire (Morton, 1992 ; Morton et Knopff, 2000 et Martin, 2003). Dans un premier temps, cela s’explique par le

43 Ces auteurs spécifient que « the Supreme Court […] has inverted the traditional understanding of constitutionalism

and judicial review as conserving forces, and transformed them into instruments of social reform. Rather than serving as a prudent brake on political change, the judiciary has become a catalyst for change » (Knopff et Morton, 2000: 29).

fait qu’il soit pratiquement impossible, aujourd’hui, pour le pouvoir législatif, de rouvrir la Constitution afin d’en changer certaines dispositions. En effet, déjà en 1983, McWhinney disait que le processus d’amendement prévu par la Constitution canadienne serait certainement « resistant to change » et « rigid in practice » (62). Aujourd’hui, cette prédiction demeure, puisque le processus d’amendements est plus que jamais parsemé d’embuches pratiquement infranchissables44. Par conséquent, les auteurs Morton et Knopff concèdent que la Cour suprême

« now functions more like a de facto third chamber of the legislature than a court. The nine Supreme Court justices are now positionned to have more influence on how Canada is governed that are all of the parliamentarians who sit outside of cabinet » (2000: 46). Devant cet ordre politique qui s’est avéré confirmé, les théoriciens de la critique de la Charte nous exhortent à prendre connaissance de ce qui était, selon eux, l’état des rapports interinstitutionnels entre les trois branches du pouvoir canadien, tel que convenu dans la Loi constitutionnelle de 1867.

D’abord, notons que la souveraineté parlementaire constitue ni plus ni moins que la pierre angulaire de la structure constitutionnelle britannique (Patenaude 2001 : 103). Cela était également le cas au Canada avant 1982 en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, puisqu’il « indicates that the judicial and institutional organization of Canada must be similar to the constitutional system from which the Canadian Constitution emmanates, it is first and foremost the principle of parliamentary sovereignty that it attaches to the structure of the state » (Petanaude, 2001: 103). Dans ce type de « structure », le pouvoir judiciaire ne détient qu’un rôle secondaire, c’est-à-dire « a more legalistic exercice of the judicial fonction » (Morton, 1987 : 40). De plus, la Constitution du Canada ne spécifie pas que le pouvoir judiciaire appartient aux cours de justice (Martin, 2003 : 157). À cet égard, la séparation des pouvoirs au Canada – prévue par l’article 96 de l’AANB, 1867, et par l’article 11 de la Charte (Martin, 2003 : 157) – est distincte de celle qui prévaut aux États-Unis. En effet, dans le système parlementaire, « a separation of personnel between the legislatures and the executive is impossible. What exists in Canada is a separation of functions, to a degree, amongst the legislature, the executive, and the judiciary » (Martin, 2003: 155).

44 À cet effet, et sans surprise, les crises constitutionnelles du Lac Meech et de Charlottetown sont illustrées dans la

littérature comme des exemples de cette impossibilité politique du Canada de changer sa Constitution depuis 1982. Les embûches qui parsèment la volonté d’amender la Constitution sont : (1) le processus d’amendements lui-même prévu par l’article 38(1) dans la Loi constitutionnelle de 1982 qui établit des critères de base à atteindre, dont des résolutions provenant des deux chambres du Parlement, ainsi que des résolutions allant dans le même sens issues d’au moins sept assemblées législatives représentant au minimum cinquante pour cent de la population du Canada; (2) la loi des vétos régionaux adoptée en 1996 (« Constitutional Amendments Act, 1996 »), qui prévoit de diviser le Canada en cinq régions, chacune pouvant opposer un véto, suite à un référendum, à tous changements de la Constitution (Russell, 2006 : 25 ; 2010 : 36) – cette mesure complexifie toute entreprise de modification de la Constitution, puisqu’elle échafaude à travers le temps une convention dont on attend de la part des parlementaires qu’ils en respectent l’esprit ; (3) la nature fédérale du régime politique canadien où des provinces poursuivent des intérêts politiques souvent contradictoires ; (4) de plus, la nature multicommunautaire du pays.

Ensuite, il ne faut pas s’égarer en croyant que la suprématie constitutionnelle équivaut à la suprématie judiciaire (Morton, 1987 : 53). Tout au contraire, dit Morton, bien que la responsabilité interprétative de la Charte incombe au pouvoir judiciaire, « this does not mean that the courts should or do have a final say on all questions of constitutional policy » (1987 : 53). À cet égard, la démocratie libérale, dans ses principes et sa pratique, ne signifie pas et ne prévoit pas que neuf juges non élus peuvent délibérément, et de façon permanente, déterminer les politiques constitutionnelles, « especially where the Charter meaning is ambigous and the public policy impact is considered unacceptable » (Morton, 1987 : 53). Le gouvernement dans ce type de séparation des pouvoirs est responsable, puisque « the political executive (Prime Minister and Cabinet) sit as members of the legislature, retaining their governmental authority insofar as they maintain ‘the confidence’ of a majority in the legislature’s lower house » (Knopff et Banfield, 2009 : 16). Dans cette dynamique politique, le gouvernement canadien avant 1982 était responsable – certains diront plutôt coresponsable – de tout ce qui était du ressort à la fois du politique et du droit, incluant l’exercice législatif de la protection des droits fondamentaux des Canadiens en général et, en particulier, des divers groupes minoritaires. Knopff et Banfield (2009) soutiennent que dans ce système politique de gouvernement responsable il n’y avait pas de raison valable en soi d’avoir la Charte en ce qui concerne la protection des droits et libertés des citoyens, parce que la séparation des pouvoirs avait comme résultat de tempérer les hostilités en forçant une modération politique de tous bords. À cet effet, « the pre-Bill of Rights constitution was thought by supporters to be itself a bill of rights. An independent judiciary was certaintly seen as a key part of the insitutional structure, but it need not be armed with a constitutional bill of rights » (Knopff et Banfield, 2009: 15). De plus, ces auteurs nous invitent à constater que, jusqu’à tout récemment – et même aux États-Unis lors de la première période constitutionnelle s’étalant de 1776-1791 –, l’absence d’un Bill of Rights enchâssé constitutionnellement a persisté dans la majorité des démocraties libérales dans le monde, incluant le Canada jusqu’en 1982 (Knopff et Banfield, 2009 : 15). Il ne fait aucun doute, aux yeux de Morton, que bien avant l’avènement de la Charte « Canadians have always enjoyed a full measure of freedom and security from arbitrary and oppressive government » (1987 : 32). Même chose pour Knopff qui affirme ce qui suit: « I am a partisan of representative government and checks and balances, both of which constrain simple majoritarianism, and both of which were formulated precisely in order better to protect rights » (2003: 217). En effet, dans la

démocratie représentative, les processus politiques et les mécanismes institutionnels de l’organe

législatif obligent la création de coalitions qui font compétition entre elles pour obtenir les reines du pouvoir, forçant du même fait une modération réciproque, puisque chacune des parties y est soumise à un examen bidirectionnel.

Au vu de ces affirmations, l’enchâsssement de la Charte en 1982 a bel et bien marqué « a departure from the Westminster model of parliamentary supremacy and the established British legal tradition of judicial restraint » (Hirschl, 2000 : 427). Le problème avec cette nouvelle dynamique politique, selon McWhinney, repose dans le fait objectif que les frontières normatives et pratiques séparant le droit et la politique ont toujours été mouvantes puisqu’elles reposent sur une fausse dichotomie (1983 : 67). Pour compliquer cette dynamique, la révision judiciaire constitue une entreprise antimajoritaire de surcroit, puisqu’elle repose de prime abord sur la « counter-majoritarian difficulty » (Baker, 2010), c’est-à-dire que des juges non élus invalident des lois issues de législateurs élus par les citoyens (Hutchinson, 2004 : 280). Pour cette raison, Hutchinson considère que « all judicial review is anti-majoritarian and, therefore, presumptively undemocratic; no theory can reconcile judicial review with majority rule » (2004: 280)45.

À ce titre, les auteurs de la théorie critique de la Charte pensent que le pouvoir législatif devrait conserver ses prérogatives traditionnelles tels qu’avoir le dernier mot sur la conceptualisation d’une politique publique (Mackay, 1985 : 280). Pour Hirschl (2004), cela est tout particulièrement important, puisque l’élaboration de celles-ci nécessite inévitablement de faire des choix quant à la répartition du budget de l’État. Il s’agit sans contredit d’une fonction et d’une responsabilité qui revient au pouvoir législatif. Le problème repose donc dans le fait que « generous judicial interpretation of positive rights provisions entails deep judicial involvement in determining the allocation of society’s resources, a task that ought to be reserved to other branches of government » (Hirschl, 2004: 127). Par ailleurs, c’est en comprenant cette problématique que l’on peut saisir comment le pouvoir judiciaire s’octroie, par l’entremise du « reading in » – une pratique perçue comme illustrative d’un activisme judiciaire illégitime –, le rôle de législateur46. En effet, « to alter the terms of a statute is to exercise an expressly

legislative function » (Martin, 2003: 158). En dernière analyse, le « reading in » est tout simplement un exemple patent du refus de la Cour suprême du Canada d’être elle-même contrainte par la Constitution du pays (Martin, 2003 : 165).

Néanmoins, il est important d’illustrer certaines nuances qu’apportent les théoriciens de la critique de la Charte à leurs compréhensions des rapports interinstitutionnels s’exerçant entre les trois branches du pouvoir au Canada. D’abord, Hutchinson spécifie qu’il est possible de prétendre que les pouvoirs exécutif et législatif n’ont pas la capacité effective d’exercer leur mandat de responsabilité constitutionnelle eu égard aux droits fondamentaux (2004 : 292). Dans la vision de ce théoricien progressiste, le problème est que ces deux pouvoirs sont plus enclins à

45 Il est à noter que dans cette dernière phrase Hutchinson s’adresse explicitement à l’entreprise intellectuelle qu’on

retrouve dans la théorie du dialogue.

suivre et à jouer le jeu partisan menant à une victoire électorale, que de suivre et d’appliquer la volonté politique des citoyens (Hutchinson, 2004 : 293). Toutefois, rappelons que pour les auteurs progressistes le pouvoir judiciaire représente encore moins la volonté populaire puisqu’il n’est pas représentatif du citoyen ordinaire d’une part et, d’autre part, parce qu’il exerce d’abord et avant tout un rôle social à tendance conservatrice en freinant les progrès sociaux par l’entremise de jugements rendus sous l’hôtel, dit-on, d’une interprétation négative du droit47. De plus, Petter signale que le progrès social est advenu la plupart du temps grâce au

pouvoir politique plutôt que judiciaire ([1989] 2010 :103). En terminant, ce même auteur précise une caractéristique sociologique peu abordée dans le débat, celle de la difficulté d’accès au système de justice dont sont victimes les plus désavantagés de la société. Deux facteurs expliquent cette difficulté d’accès: premièrement, l’accessibilité à la Cour est difficile, car il faut des moyens économiques importants (Pettre, [1986] 2010: 22-24) ; deuxièmement, le caractère du système judiciaire en tant que tel est repoussant pour les plus désavantagés (Petter, [1989] 2010: 104). Enfin, d’une façon tautologique, le droit canadien résulte d’une compréhension libérale de la liberté, et l’application judiciaire de cette compréhension conditionne l’agencement d’une société libérale individualiste, où tout projet collectif est perçu comme d’emblée suspect. Dans une même veine autocritique, le théoricien conservateur Knopff explique que depuis 130 ans le processus législatif a vécu des changements importants, en particulier celui de l’introduction d’une culture politique de « hyper-disciplined parties », dans lequel les députés d’arrière-ban se trouvent en quelque sorte désarmés (1999 : 34). Cette impossibilité croissante d’exercer le processus politique des poids et contrepoids au sein même de la législature « is one of the justifications for enhanced judicial power » (Knopff, 1999 : 34). Toutefois, Knopff déclare que l’on fait fausse route en supposant que cette lacune peut être comblée par un dialogue interinstitutionnel – ce que nous verrons dans le prochain chapitre – qui se situerait dans le temps et l’espace, entre les pouvoirs législatif et judiciaire (1999 : 34). En effet, dit-il, « this amount to saying that the increasingly unaccountable power of legislutres should be balanced by the even more unaccountable power of judges – that good policy (i.e., moderate policy) will come form a (one-sided) ‘dialogue’ of the unaccountable » (Knopff, 1999 : 34).

Pour terminer, notons que l’ensemble des auteurs composant la théorie critique de la

Charte s’entendent pour dire que si déficit démocratique il y a au sein du système politique

parlementaire, c’est par l’entremise de réformes politiques qu’elles seront comblées et non pas par l’entremise d’une distribution grandissante des pouvoirs constitutionnels au profit de la branche judiciaire. À cet effet, Petter soutient qu’au lieu d’élaborer des théories qui tendent à

47 C’est-à-dire que la liberté d’un individu s’arrête là où celle d’un autre commence. Le droit en démocratie libérale

est négatif dans le sens où il vise à limiter notre liberté, plutôt qu’à l’augmenter. À cet égard, les auteurs progressites regrettent que la Charte ne prévoie aucun droit positif, tels que le droit au logement, le droit d’être nourri, etc.

légitimer la révision judiciaire élargie suite à 1982 il faudrait plutôt revivifier la démocratie et redonner à ses institutions centrales toutes leurs forces (2003 : 10).