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LE CONTRÔLE A POSTERIORI DE LA CONSTITUTIONNALITÉ DES LOIS EN FRANCE ET EN COLOMBIE, CONSTRUCTION

LE POUVOIR ROYAL LIMITÉ PAR UNE VOIE DE DROIT

Certains corps avaient pour fonction de limiter le pouvoir royal, dont deux d’entre eux méritant une attention spéciale dans notre étude : les Parlements et le Real y Supremo Consejo de las Indias (Conseil des Indes120). Ces corps, selon la

terminologie du droit de l’Ancien Régime, se servaient de deux moyens en droit, selon la terminologie du Nouveau Régime, pour défendre ou « conserver » l’ordre établi121 : les Remontrances et le recours-principe dit de « J’obéis, mais je

n’exécute pas »122. Ils appartiennent respectivement à l’Ancien Régime français

et à la Vice-royauté de la Nouvelle-Grenade et exécutaient leurs fonctions avec une certaine indépendance, laquelle devint d’autant plus courante qu’elle était gênante pour le roi au cours du XVIIIème siècle123. Toutefois, des différences

apparaissent entre le royaume de France et ladite vice-royauté rendant pertinente à ce stade l’introduction de quelques concepts nécessaires à une meilleure compréhension des termes de la comparaison.

Tout d’abord, les organes et les moyens de leur connaissance admettent la comparaison puisqu’ils s’inscrivent dans une logique antérieure à l’État constitutionnel et de droit actuels. Les cours souveraines étaient avant tout des émanations de la Couronne, et le Parlement de Paris et le Conseil des Indes étaient des émanations de la Curia regia. Leur évolution donna lieu à la création

120 Terme utilisé par : GAUDIN, G. L’Empire de papiers de Juan Díez de la Calle, Commis du Conseil des Indes Espace,

administration et représentations du Nouveau Monde au XVIIe siècle, 622 p. Thèse, Droit, Paris-X, 2010.

121 GOYARD-FAVRE, S. « Le droit est-il de ce monde? », Droits (n°4), 1986, p.38.

122 La traduction du terme « Obedezco, pero no cumplo » ou « Obedézcase, pero no se cumpla » est tirée du livre intitulé

Sor Juana Inés de la Cruz. Une femme de lettre exceptionnelle. Mexique XVIIe siècle (BENASSY-BERLING, Marie-

Cécile. Sor Juana Inés de la Cruz. Une femme de lettre exceptionnelle. Mexique XVIIe siècle. L'Harmattan, 2010, Paris, p.29).

123 L’objet de ce chapitre concerne la comparaison entre le droit de l’Ancien Régime français et le Droits des Indes

pendant le XVIIIème siècle. Ce choix a été fait en raison de l’évolution de la décadence des institutions de l’Ancien

Régime, tant en France qu’en Amérique, grâce à l’influence des Lumières, v. CARON ; WULF. « Introduction : Les Lumières américaines dans l'historiographie contemporaine aux États-Unis : ambivalences et réticences », Revue

française d'études américaines (n°92). Belin, Pairs, 2002 p.3-21 ; LOMNE, G. « 1794, ou l’année de la « sourde rumeur

», la faillite de l’absolutisme éclairé dans la vice-royauté de Nouvelle-Grenade », Annales historiques de la Révolution

française (n°365, Lumières et révolutions en Amérique latine). A. Colin, Paris, 2011, p.9-29 ; YEPES, J-M. Philosophie

du panaméricanisme et organisation de la paix : le droit panaméricain. Éditions de la Baconnière, Genève, 1945, p.234-

238 ; RODRIGUES, M. Le système interaméricain et les principes démocratiques : l'évolution de son engagement. L'Harmattan (Logiques juridiques), Paris, 2009, p.91 ; CORONAS GONZALES. « Espíritu ilustrado y liberación del

d’autres parlements en France et à la création du Suprême Conseil des Indes, respectivement. La logique organique de la Couronne « corps mystique » révèle d’ailleurs que leurs fonctions étaient peu définies ; id est, il s’agit de « créatures » ou organes créés aux fonctions dérivées du pouvoir du roi et, par conséquent, rattachées à lui dans un rapport d’obéissance. Ce rapport entre créature et créateur était beaucoup plus instable au cours le XVIIIème siècle, période

préparant l’effondrement de l’Ancien Régime et marquant la présente comparaison.

La Vice-royauté de la Nouvelle-Grenade fut créée entre les années 1717 et 1739124, avec pour capitale la ville de Santa Fe, rebaptisée Santa Fe de Bogotá

après l’indépendance. Puis l’absolutisme monarchique et l’autorité qui s’en dégageait ont commencé à être contestés par le biais d’insurrections. La Couronne de Castille exerçait son autorité sur les territoires des Indes occidentales depuis 1492 en vertu des Capitulations de Santa Fe125, devenant

ainsi, l’un des bienes de realengo126 ou « propriété personnelle de la Couronne de

Castille »127. De plus, les Castillans se servaient d’une série d’institutions pour

garantir leur domination et le régime juridique spécial les encadrant portait le nom de Derecho de Indias (Droit des Indes128). Celui-ci disposait d’un système de

124 À ce sujet v. les Reales cédulas du 27 mai 1717 signée à Segovia, 5 novembre 1723 et celle du 20 août 1739, toutes

les deux signées à San Ildefonso. Elles sont la preuve de la création, la disparition – par sa faillite – et la recréation de la Nouvelle-Grenade. Pour connaître des extraits des documents, v. : « La Nouvelle-Grenade s’érige en Vice-royauté », in

Documentos que hicieron un país ; Archivo general de la Nación. Imprenta nacional de Colombia, Bogota, 1997, p.138-

142.

125 Les Capitulaciones de Santa Fe du 17 avril 1492 étaient une sorte de contrat, ou plus précisément un accord

exorbitant entre les rois et Christophe Colomb. Ce document fut statué (despachado) et avait deux fonctions. Il marque, premièrement, l’accord entre l’Amiral et les Rois Catholiques et établit, en second lieu, les fondements juridiques pour gouverner l’Amérique espagnole ; v Amérique Latine. Recueil Historique complet des Traités, Conventions,

Capitulations, Armistices, Questions de Limites de tous les Etats, comprises entre le Golfe du Mexique et le Cap de Horn, depuis l’année 1493 jusqu’à nos jours (Première période, Tome n°11). A. Durand (*Contributeur : CALVO, Carlos

(1822-1906). Éditeur scientifique), Paris, 1862-1868, format 54 microfiches (105*148 mm ; BNF), p.18 et ss. ; sur la nature juridique des Capitulations… ; également v. : OTS CAPDEQUI. Instituciones. Illusrado con grabados

intercalados en el texto. Salvat, Barcelone, 1958, p.9-14 ; ZAVALA, S. Las instituciones jurídicas en la conquista de América (4e éd.). Porrúa, Mexico D.F., 2006, 621p.

126 Sont des biens faisant partie du patrimoine exclusif du roi, inaliénables car liés à la Couronne de Castille. Il était

signalé en tant qu’Etat aussi bien que de « reyno », royaume, dans les normes de la Compilation des lois des Indes, par exemple. De plus, selon Antonio Dougnac la preuve de l’importance des territoires des Indes occidentales fut l’inscription sur des monnaies du XVIe siècle : Hispaniarum et Indiarum rex ; v. DOUGNAC RODRIGUEZ. Manual de

Historia del Derecho Indiano (1ª éd.). UNAM, Mexico D.F., 1994, p.32-33.

127 CHAUNU, P. Histoire de l'Amérique latine (14e éd.). PUF (Que sais-je ?), Paris, 1999, p.22.

128 Nous utiliserons également le terme Droit Indiano, d’autant plus capricieux qu’utile. À cet égard, il faut arguer deux

raisons. Premièrement, il est nécessaire de se servir d’un synonyme lors du développement du texte. Deuxièmement, parce qu’il est nécessaire d’arriver à dissiper toute possible confusion avec le droit de l’Inde, en Asie, et le droit des Indes occidentales, lesquels appartiennent par ailleurs à l’histoire du droit en Espagne et en Amérique Latine.

sources de droit129 ainsi que d’une législation particulière dont le corpus

juridique le plus connu était la Compilation des Lois des Indes. Ce système était d’ailleurs soumis à l’autorité du Conseil des Indes. Sous l’Ancien Régime, le droit français était, en revanche, un droit qui, malgré sa nature fragmentaire aussi diverse que nébuleuse, n’avait qu’une source unique : la volonté royale.

La présente comparaison exige un commentaire liminaire afin de mettre en évidence un aspect purement géographique et son lien avec l’exécution des normes. Le droit du royaume de Castille était en effet fort complexe, toutefois, malgré la multiplicité des systèmes – deux le cas échéant –, il existait des règles simples : le droit des Indes était un régime d’application exclusive en Amérique, tandis que le droit de la métropole s’appliquait dans tous les coins du royaume, Indes inclues. Cette règle connaissait cependant une exception implicite inhérente à la distance de l’autoritas de son objet de domination. Or, les normes qui étaient bonnes et justes dans les territoires de la péninsule ne le seraient forcement pas en Nouvelle-Grenade. La pratique empêchait l’exécution normale de la volonté du monarque et le droit castillan devait s’appliquer différemment en Nouvelle-Grenade. C’est ainsi qu’un fait participe à une meilleure compréhension de la présente comparaison entre organes limitant le pouvoir dans le Royaume de France et dans celui de Castilla.

Concernant l’Hexagone, il convient d’évoquer quelques éléments clef. Tout d’abord, le fait que les Parlements français étaient de véritables cours souveraines et étaient placés sous l’ingérence directe des officiers de la Couronne. Deuxièmement, le Conseil des Indes siégeait en métropole mais administrait une bureaucratie outre-Atlantique dans un territoire aussi lointain que vaste, bien plus étendu d’ailleurs que le royaume fondé par Isabelle et

129 Certains auteurs affirment l’existence de quatre branches du Droit des Indes, chacune classée selon leur source. La

première est le Droit Indiano de la Métropole, ou péninsulaire. Il est né des ordres directs du Roi, du Conseil des Indes et la Casa de Contratación de Séville. La deuxième est le Droit Indiano, également dit créole (criollo), issu des autorités royales mise en place en Amérique : le Vice-roi, d’autres autorités et les Cabildos (sorte de Conseils). La troisième, le Droit castillan, est issu des Sept parties, les Lois de Toro, la Nouvelle compilation commandée par Philippe II selon l’ordre établi dans l’Ordonnancement d’Alcala. Enfin, en quatrième, l’ensemble des coutumes indigènes non contraires au Droit des Indes et aux commandements de l’Eglise Catholique. À ce sujet, v. BERNAL, B. « El derecho castellano

dentro del sistema jurídico indiano », in Anuario Mexicano de Histoire del Derecho (vol X). UNAM, México D.F., 1998,

Ferdinand au lendemain de la Reconquista130. Face à de telles différences il

s’avère nécessaire de signaler les deux organes déjà cités ayant la même fonction au sein de la Couronne : l’enregistrement des normes et l’administration des offices. Cette similitude marque un principe de convergence des anciens régimes.

Après avoir abordé la question des organes et leur comparaison, il est à présent possible d’établir l’importance des actes objets de leur contrôle, et donc de ce qu’ils contrôlent : s’agit-il d’un objet de même nature pour la Couronne française et espagnole ? La réponse peut être affirmative, moyennant une série de nuances. L’objet des limitations est la volonté royale émanant du souverain. Elle se présentait à l’époque sous une forme normative, mais sans être pour autant la même dans les royaumes en question. Dans l’Ancien Régime français, d’un côté, l’expression normative de la volonté du roi se faisait principalement131 à travers

les Ordonnances et les édits, tandis que, concernant la monarchie espagnole, ces normes étaient reconnues sous trois formes : les Cartas (lettres royales), les Cédulas Reales (ordonnance rendue par le roi132) et les édits. Les limites à

l’autorité royale s’exerceraient ainsi par la médiation d’une autorité déterminée et sur des normes déterminables.

Ne reste plus, dès lors, qu’à se demander dans quelle mesure ces institutions de l’Ancien Régime français et espagnol portent le germe de l’insurrection, n’étant en réalité qu’une fluctuation du conservatisme. Plus important encore que les organes évoqués supra, comment peuvent-elles en effet contribuer à l’étude de la culture constitutionnelle et à une meilleure compréhension des origines du contrôle des normes en vigueur ? Le lien entre certaines institutions anciennes et le contrôle a posteriori se trouve dans un point de convergence selon trois conditions. Premièrement, leur dynamique encadrait des pratiques sublimant le droit, le mettant au-dessous de l’exercice de la puissance : le germe du triomphe

130 CONRAD, P. Histoire de la Reconquista. PUF (Que sais-je ?), Paris, 1999, 127p ; ALVARADO PLANAS. Manual

de Historia del derecho y de las instituciones. Sanz y Torres S.L., Madrid, 2006, p.267 et ss.

131 L’adverbe « principalement » s’applique aux normes émanées de la volonté royale en raison de l’instabilité de la

formule « loi du roi », exprimé par Bodin et dénoncé par François Saint-Bonnet et Yves Sassier, v. : SAINT-BONNET ; SASSIER. Histoire des institutions avant 1789 (4e éd.). Montchretien-Lextenso, Paris, 2011, p.363-365 et p.370-372. 132 Il s’agit d’une sorte d’ordonnances à portée générale rendues par le roi. Elles étaient utilisées pour rendre justice, fixer

du positivisme sur le « volontarisme juridique »133. Elles pouvaient par ailleurs

contester l’autorité de normes émises par le souverain. Enfin, une telle contestation était fondée, au préalable, sur le rattachement à une norme dite suprême ou fondamentale parce que dépassant le pouvoir souverain et heurtant l’arbitraire. Or, il s’agit ici de l’une des premières manifestations d’une logique propre aux l’États de droit contemporains.

Cette dernière interprétation frôle l’anachronisme, néanmoins il est possible d’identifier, au sein de ces régimes despotiques de France et d’Espagne, l’origine de la mise en œuvre du respect à un ordre juridique fondamental supérieur. Il s’érige à partir de normes suprêmes et prévoit, en même temps, des mécanismes pour contester l’autorité royale unipersonnelle. Leur but est donc de conserver la stabilité de l’ordre juridique. En paraphrasant Kantorowicz, il apparaitrait donc possible d’affirmer que la « couronne matérielle et visible » avait tendance à dépasser les limites établies dans un ordre juridique émanant du corps mystique éternel (Section 1. Présence du contrôle des actes normatifs dans

le proto-constitutionnalisme). C’est pourquoi, la Couronne elle-même élabora

des procédures ou mutatis mutandis, c’est-à-dire des moyens de droit (Section 2.

Le contrôle a posteriori à « l’ère des révolutions ». triomphe du constitutionnalisme révolutionnaire) pour affaiblir la puissance royale et

l’obliger, ainsi, à retarder la prise d’une décision susceptible de troubler l’ordre établi.

SECTION 1.

PRÉSENCE DU CONTRÔLE DES ACTES NORMATIFS