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I. LA RÉVISION

1.2. Pourquoi réviser une traduction ?

Maintenant que nous avons défini l’objet de la révision littéraire, nous souhaitons nous pencher sur les motifs d’une telle tâche : pourquoi révise-t-on une traduction ?

Vanderschelden (2000 : 2) nous apporte un premier élément de réponse : « [i]n the context of world literature, a translation can be questioned or challenged at any time, which may lead to its revision or even complete retranslation ». Dans son article « Why retranslate the French classics? The impact of retranslation on quality », la traductologue dénombre cinq motifs pour lesquels il est fréquent de retraduire, au sens large, un texte. Trois d’entre eux, que nous

détaillerons ci-dessous, sont également applicables à la révision ; nous ajouterons encore deux motifs de révision que Vanderschelden ne mentionne pas.

Premièrement, la retraduction peut être due à l’apparition d’une nouvelle édition du texte d’origine, adoptée en tant que texte de référence. Paloposki et Koskinen (2010 : 44) estiment qu’il peut s’agir d’une excellente raison de réviser une traduction : « a changed source text may actively call for a revised translation to accommodate the changes ». Nous retiendrons que la décision d’une révision ou d’une retraduction devra tenir compte de l’étendue des transformations du nouveau texte source.

Deuxièmement, une retraduction peut s’imposer pour un motif évident, à savoir que sa première traduction est insatisfaisante. Tous les traductologues ne sont pas d’accord sur les causes de cette insatisfaction. Vanderschelden (2000 : 4) se limite par exemple aux raisons suivantes : « liberties taken with the ST [source text] or numerous errors of comprehension, […] changes in perception or of TL [target language] norms over the years ». Enrico Monti y ajoute notamment des omissions dans la traduction initiale, pouvant parfois se présenter sous forme de censure. Sylvie Denis (cf. annexe 1) et Pierre-Paul Durastanti (cf. annexe 3) invoquent eux aussi ces coupures en tant que causes fréquentes de révision. Gambier ajoute :

Il y a les retraductions visibles qui portent sur des parties initialement supprimées, allégées, sur des passages naguère amputés, censurés… Des retraductions peuvent ainsi être partiellement des premières traductions…

Il y a les retraductions qui portent sur des contresens (p. ex. : La plaisanterie de Kundera), sur des allusions mises à jour. Et puis celles qui remédient à la lourdeur du style de la ou des traductions antérieures, qui (re)donnent le ton, le rythme de l’original… (Gambier, 1994 : 415) Pour ce facteur, Vanderschelden (2000 : 4) justifie la retraduction en ces termes : « [t]he existing translation is unsatisfactory and cannot be revised efficiently ». Nous en déduisons qu’une révision peut être entreprise dans la mesure où elle peut être « suffisamment efficace », autrement dit, lorsque la traduction initiale ne contient pas trop de passages insatisfaisants.

Troisièmement, une retraduction peut être envisagée lorsque la traduction précédente a vieilli d’un point de vue stylistique. Ce facteur semble être celui que les traducteurs invoquent le plus souvent pour justifier une retraduction. Elżbieta Skibińska le qualifie de « facteur historique ». Selon elle, il découle de « la nécessité d’une réactualisation du texte traduit, considéré comme « vieilli » et ne pouvant plus répondre aux besoins d’un nouveau public : les goûts varient, les conventions littéraires changent, les langues évoluent » (Skibińska, 2007 : 2-3). Paloposki et Koskinen (2010 : 29) ont elles aussi relevé ce phénomène : « [t]ranslations

are said to “age”: their language becomes obsolete or they do not conform to prevailing standards of faithfulness or accuracy ». Isabelle Collombat (2004 : 5) ajoute qu’« [a]ux facteurs purement linguistiques (syntaxe, lexique), s’ajoutent des paramètres idéologiques, eux aussi catalyseurs du vieillissement d’une traduction ». Elle évoque en particulier la connotation raciste qui vient, avec le temps, entacher une œuvre. C’est notamment le cas lorsque le traducteur a utilisé des mots autrefois anodins comme « nègre » ou « missié ».

Paloposki et Koskinen (2010 : 45) affirment également que les normes concernant les usages que l’on considère aujourd’hui comme inappropriés sont une cause courante de révision ou de retraduction.

Isabelle Tegelberg, citant Bensimon, explique la raison de ce phénomène de vieillissement des traductions :

Par conséquent, le texte littéraire en traduction – ainsi qu’en retraduction – est un reflet de son temps : « Toute traduction est historique, toute retraduction l’est aussi », constate Paul Bensimon dans Retraduire (1990a : IX), et il continue : « Ni l’une ni l’autre ne sont séparables de la culture, de l’idéologie, de la littérature, dans une société donnée, à un moment de l’histoire donné. » Cet ancrage temporel n’affecte pas de la même façon le texte original, car, bien que celui-ci vieillisse, il garde son actualité, à condition, bien entendu, d’être de haute qualité littéraire […]. (Tegelberg, 2011 : 453)

Elle met ainsi en lumière le fait que, si la traduction vieillit, il n’en va pas de même pour le texte source. André Topia traite cette thématique dans son analyse des traductions de Finnegans Wake :

L’expérience de la lecture montre que, sans qu’on puisse toujours se l’expliquer, on accepte souvent mal dans la traduction ce qui dans l’original n’est jamais mis en question. Pourquoi alors ces distinctions dans la légitimité ?

En fait la notion de décalage temporel n’a pas le même sens selon qu’il s’agit de l’original ou de la traduction. Et c’est peut-être là le nœud du problème. Car si la langue de Joyce dans Ulysses est datée, elle ne date pas, alors que la traduction, elle, date. […]

Ce qui manque à la traduction, c’est précisément ce réseau d’interaction organique. […]

[P]lutôt que d’opposer le temps de l’œuvre, qui serait celui de l’éternité, au temps de la traduction, qui serait celui de l’éphémère et de la détérioration, il faudrait dire que paradoxalement c’est l’œuvre qui change et la traduction qui ne change pas. Alors que l’œuvre ne cesse de se déplacer imperceptiblement en fonction des changements de perspective qu’entraîne l’évolution historique, la traduction est figée dans un temps verrouillé une fois pour toutes. (Topia, 1990 : 45-46)

Selon Collombat, toutefois, « ce que l’on nomme « grande traduction » échappe à l’immobilisme et connaît le même destin que l’œuvre originale, car son impact sur les œuvres postérieures de la culture d’arrivée l’inscrit pleinement dans le réseau de l’intertextualité historique » (Collombat, 2004 : 5).

Voici pour les trois facteurs recensés par Vanderschelden. Nous en proposons un quatrième, que constitue l’« hypothèse de la retraduction ». Cette hypothèse, fondée sur l’approche de Bensimon et Berman, concerne elle aussi le vieillissement de la traduction, mais lui impute une autre cause. Nous notons qu’elle est contestée par plusieurs traductologues dans la mesure où, contrairement à ce qu’affirme Berman, elle n’est pas valable pour toutes les retraductions.

Pour les cas qui confirment l’hypothèse toutefois, Gambier offre une synthèse de ses implications :

Il faudrait retraduire aussi parce qu’une première traduction (naturalisante, cibliste) n’intégrerait que très partiellement la culture de départ. Elle est ou serait une introduction, une acclimatation, soumise à des impératifs socioculturels, soucieuse de complaire aux récepteurs, plutôt que de mettre en avant l’étrangéité, la lettre, la singularité du texte original, de lui restituer toute sa signifiance, en forçant la langue traduisante.

La suite des (re)traductions d’un même texte tendrait toujours plus à se rapprocher de l’original ; elle serait une amélioration dans la mesure où justement elle réduit la distance vis-à-vis de l’original […]. (Gambier, 2012 : 54-55)

Il conclut que la « retraduction […] consisterait en un retour au texte-source » (Gambier, 1994 : 414). Paloposki et Koskinen sont du même avis : « [i]mplied in this statement is the idea that first translations are inherently assimilative and therefore somehow lacking; hence, source-oriented translations are needed after the initial translation » (Paloposki et Koskinen, 2003 : 21). Ainsi, la retraduction viserait à se rapprocher du texte source, à rendre son exotisme et, ce faisant, à devenir une « grande traduction ».

Pour ce quatrième facteur, de même que pour le troisième, il apparaît qu’une révision peut aisément se substituer à une retraduction, dans la mesure où il « suffirait » de remettre le style de la traduction initiale au goût du jour, ou de se rapprocher du texte source, de « réduire la défaillance originelle » (Berman, 1990 : 5). Nous garderons présent à l’esprit que la révision est possible lorsque la traduction initiale présente une minorité de modifications à effectuer.

Enfin, comme cinquième et dernier facteur de retraduction, vient s’ajouter le facteur éditorial, aussi appelé commercial. Dans ce contexte, Jean-René Ladmiral (2011 : 43-44) explique que les maisons d’édition recourent parfois à la retraduction pour posséder les droits de publication d’une œuvre. Enrico Monti (2012 : 17-18) observe également que les éditeurs peuvent commander une retraduction parce qu’elle leur reviendra moins chère que l’achat des droits de la traduction ou parce qu’ils sont dans l’impossibilité d’acquérir ces droits. Yves Chevrel mentionne lui aussi l’intérêt économique : on retraduirait pour « gagner de l’argent en exploitant le succès d’une œuvre déjà connue » (Chevrel, 2010 : 12). Monti fait encore

remarquer qu’« une retraduction – ou mieux une « nouvelle traduction » dans la terminologie éditoriale – se révèle souvent plus attractive aux yeux des lecteurs / critiques, qu’une ancienne traduction rééditée, et par conséquent, plus rentable pour les éditeurs » (Monti, 2012 : 18).

En ce qui concerne la révision du point de vue éditorial et commercial, Vanderschelden (2000 : 2) indique que, face à une demande de republication, il est souvent plus facile et meilleur marché de réviser la traduction existante que d’en commander une nouvelle. James Grieve ajoute que « [l]es éditeurs ont sans doute tendance à favoriser la révision. La retraduction risque en effet de leur coûter beaucoup plus cher, du moins dans le monde anglo-saxon » (Monod et Jaujard, 1991 : 40). Les témoignages de plusieurs traducteurs francophones ayant participé au questionnaire sur la traduction révisée, disponibles en annexe, expriment un avis similaire.

En conclusion, on procédera plus volontiers à une révision qu’à une retraduction lorsque la traduction initiale est, comme nous l’avons expliqué au point 1.1.2., « recyclable » ou lorsqu’il y a un intérêt économique en jeu, même si la pratique semble démontrer que c’est ce dernier facteur qui est le plus souvent à l’origine d’une révision.