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I. LA RÉVISION

1.4. Le processus de révision

1.4.5. Les principes et la pratique de la révision

Si plusieurs auteurs se sont intéressés à l’application des principes de révision, nous constatons que, dans le domaine de la révision littéraire, la pratique s’éloigne parfois radicalement des préceptes théoriques relatifs à l’activité révisante. Cette distanciation semble provenir à la fois du manque de réglementation de cette activité et de la frustration du réviseur de ne pas pouvoir proposer sa propre traduction. Paloposki et Koskinen, entre autres, ont souvent relevé ce mécontentement dans le cadre de leurs études. Elles aboutissent ainsi, au sujet des traducteurs finlandais de Les Misérables, à la constatation suivante :

It may be reasonable to assume that revision may be problematic because of the translators’

personal choices and styles, and the revising translator may have felt frustrated working with an earlier translation (such complaints can be found in translators’ correspondence).

(Paloposki et Koskinen, 2010 : 39)

Mossop (2014 : 205) formule vingt principes à partir de ses observations et de celles d’autres auteurs. Par souci de clarté, nous les classons dans l’ordre proposé par Isabelle Robert (2012 : 51-53), c’est-à-dire selon leur ordre d’apparition dans le processus de révision. Ainsi, le réviseur doit :

1. Dans le cas d’un grand nombre de fautes rencontrées dès le début du texte, décider si le texte ne mériterait pas une retraduction plutôt qu’une révision.

2. Opter pour la procédure qui lui permet de considérer le texte comme s’il en était le premier lecteur.

3. Opter pour la procédure qui lui permet de trouver l’équilibre entre exactitude et lisibilité.

4. Optimiser le temps de la révision en effectuant une révision unilingue unique (procédure A) à moins qu’une révision bilingue soit indiquée (à cause de la probabilité élevée qu’il y ait des erreurs ou des conséquences qu’engendreraient ces erreurs).

5. Opérer le moins de modifications possible. Dans la deuxième édition de son manuel, Mossop (2010 : 182) préconise également de n’intervenir que lorsque la traduction doit être modifiée, et non lorsqu’elle le peut.

6. S’il ne comprend pas la traduction après l’avoir relue deux fois ou sans recourir au texte source, opérer une modification.

7. Opérer des modifications qu’il est capable de justifier.

8. Se garder d’imposer à autrui son approche de la traduction.

9. Se garder d’imposer ses idiosyncrasies linguistiques aux autres. De même, Horguelin et Pharand (2009 : 32) rappellent que « les préférences personnelles ne sont pas un critère de révision ».

10. Opérer des modifications mineures au sein d’une phrase au lieu de la retraduire.

11. Réduire le risque d’introduire des erreurs en évitant d’opérer une modification en cas de doute sur la pertinence de ce changement.

12. Lorsqu’il procède à une correction d’ordre linguistique ou à une amélioration stylistique, s’assurer de ne pas introduire d’erreur de sens.

13. Lorsqu’il opère une modification, s’assurer que ce changement n’en demande pas un autre ailleurs dans le texte.

14. Porter autant d’attention aux nombres qu’aux mots.

15. Éviter de faire une mauvaise première impression en s’assurant que la première page ne comporte pas d’erreurs d’orthographe ou de typographie.

16. Éviter de focaliser son attention au niveau microstructurel et ainsi de manquer des erreurs d’ordre macrostructurel, et vice versa.

17. Éviter de focaliser son attention sur le style et ainsi de manquer des erreurs de sens, et vice versa. De plus, Horguelin et Pharand (2009 : 28) ajoutent que, si le texte est l’œuvre de plusieurs traducteurs ou rédacteurs, le réviseur doit assurer l’harmonisation du style et de la présentation ainsi que l’uniformisation terminologique.

18. À l’étape finale, donner la priorité aux besoins du lecteur plutôt qu’à ceux du client.

19. S’assurer que le client et le lecteur ont accès à l’intégralité des changements en veillant à ce qu’ils soient clairement notés et sauvegardés avant l’envoi de la traduction révisée au client.

20. S’il ne parvient pas à résoudre un problème, en aviser le client.

Nous allons maintenant nous intéresser à la manière dont la révision littéraire semble être pratiquée. Pour ce faire, nous passerons en revue les principes pertinents pour la révision littéraire en les mettant en relation avec la réalité des réviseurs littéraires.

Reprenons tout d’abord le principe n° 1. Il correspond au paramètre de rentabilité de Horguelin et Brunette (cf. 1.4.2). Nous avons déjà abordé ce sujet plus haut (cf. 1.2.) et avons conclu que la décision de réviser ou de retraduire un texte n’appartient pas nécessairement au réviseur, mais peut tenir à des facteurs externes de nature économique. D’ailleurs, les traducteurs prenant la parole dans Septièmes assises de la traduction littéraire (Arles 1990) au sujet de la révision littéraire, tels que James Grieve, Isabelle Jan ou Françoise Wuilmart,

indiquent tous qu’ils préfèrent reprendre la traduction du début lorsqu’ils en ont la possibilité (Monod et Jaujard, 1991 : 35-46 ; 59-80) ; Sylvie Denis pense de même, tandis que les trois traducteurs ayant rempli le questionnaire sur la traduction révisée ont un avis plus nuancé (cf.

annexes 1 à 4). Les observations de Paloposki et Koskinen penchent en faveur de l’opinion de Grieve et de ses collègues. :

It stands to reason that translators may actually feel much more constrained working with an earlier translation than when translating anew, and this fact – their personal involvement – might well have contributed to at least some cases of retranslation. (Paloposki et Koskinen, 2010 : 39)

Ensuite, selon le principe n° 5, le réviseur doit apporter une modification uniquement lorsqu’une amélioration est nécessaire, et non lorsqu’elle est possible. Les principes n° 8 et n° 9 prescrivent au réviseur de ne pas se laisser guider par sa subjectivité. René Prioux et Michel Rochard, dans le cadre de leur étude sur la révision au sein de la Division de la traduction de l’OCDE, s’expriment à ce sujet :

En soi, le travail du réviseur est à la fois complexe et frustrant. Réviser, c’est accepter qu’un autre ait fait la traduction, donc des choix qui peuvent être différents des siens. Le réviseur doit donc en permanence lutter contre la tentation de la réécriture, qui est forte, mais improductive. (Prioux et Rochard, 2007 : 38)

En révision littéraire, nous imaginons que ce travail est d’autant plus frustrant que le style et la poésie du texte à réviser comptent énormément. D’ailleurs, nous constatons que l’application des principes n° 5, n° 8 et n° 9 est très relative. Plusieurs études montrent en effet que les réviseurs ont tendance à les transgresser. Outi Paloposki et Kaisa Koskinen mentionnent l’exemple de deux révisions d’une traduction de Pippi Långstrump en Finlande, auxquelles les deux réviseurs se sont livrés de manière très différente :

A detailed comparison of both revised versions reveals that the two revisers have approached their task in totally different ways: Makkonen makes extensive and liberal revisions, Taubert is extremely conservative. Within the analyzed section of two chapters Makkonen made close to 350 major and smaller revisions, whereas Taubert only made 21, most of them related to a recurrent need to avoid the Finnish word ‘neekeri’ (‘negro’) […]. Most of Makkonen’s revisions are best described as either personal or stylistic changes to bring the text into line with the aesthetic values of the time. (Paloposki et Koskinen, 2010 : 45)

Par ailleurs, le réviseur littéraire, contrairement au réviseur d’une traduction semi-finie, voit généralement son nom inscrit sur la couverture du livre, comme c’est le cas pour Les Dieux eux-mêmes : « Traduction révisée par Sylvie Denis », peut-on lire sur la quatrième de couverture, en dessous de « Traduit de l’américain par Jane Fillion ». Les vendeurs en ligne

comme la Fnac ou Amazon7 vont jusqu’à présenter, juste au-dessous du titre du roman, les deux traductrices sur le même plan : « Isaac Asimov (Auteur), Jane Fillion (Traduction), Sylvie Denis (Traduction) ». Ainsi, il est possible que le réviseur, peut-être frustré de devoir se limiter à une révision et du fait que son nom apparaisse, tende à outrepasser son rôle de réviseur objectif pour donner libre cours à sa créativité.

Compte tenu du fait que les principes n° 6 et n° 7, ainsi que n° 10 à n° 15, s’appliquent sur le plan microstructurel, il nous est difficile de connaître les pratiques effectives en révision littéraire qui portent sur des modifications ponctuelles. Toutefois, nous supposons que le non-respect de ces principes d’ordre microstructurel peut conduire le réviseur littéraire à s’écarter des autres principes ayant une portée plus générale. Par exemple, en s’écartant du principe n°

10, il contrevient au principe n° 5.

Dans le même ordre d’idée, nous revenons sur le principe n° 2. Lance Hewson (1995 : 155) écrit, à propos du rôle de lecteur du traducteur, que celui-ci « travaille nécessairement avec une image, consciente ou inconsciente, de son lecteur à lui : il traduit à l’intention de ce lecteur, il se met à sa place, il crée et recrée ce lecteur au fil de son travail ». Nous pensons que c’est également ce que fait le réviseur. Toutefois, en voulant trop orienter la traduction vers le lecteur (principe n° 18), vers l’idéal du réviseur, celui-ci court le risque de dénaturer le travail de l’auteur ou du traducteur initial. Hewson nuance ainsi ses propos :

Comment, en retravaillant sa traduction, ne pas céder à la tentation de la normalisation, de l’explicitation ? Comment garder l’essentiel de l’autre ? En construisant son image du lecteur, le traducteur doit, finalement, trouver un terrain d’entente, lieu provisoire où la rencontre avec l’autre est possible. La recherche de ce terrain peut, évidemment, aboutir à des excès, à des images stéréotypées – à celle du lecteur "cultivé" par exemple – et même à l’imitation d’un style déjà bien installé dans la culture d’arrivée. (Hewson, 1995 : 155-156)

Le réviseur devra donc prendre garde, non pas forcément aux images stéréotypées et au style ancré dans la culture cible, mais plutôt à sa subjectivité, à son désir de créativité et à sa volonté d’imposer son propre style, comme nous l’avons déjà écrit plus haut.

Au sujet du principe n° 17, qui fait écho à la cohésion et à la cohérence de la traduction révisée, il convient de citer Françoise Wuilmart :

Un problème essentiel dans la révision est celui de la cohérence. Que nous le voulions ou non, en tant que traducteurs, nous avons une cohérence de traduction. Non que nous imposions notre style, mais nous avons une manière qui nous fait reconnaître. L’expérience consistant à

7 http://livre.fnac.com/a1370707/Isaac-Asimov-Les-Dieux-eux-memes et https://www.amazon.fr/Dieux-eux-m%C3%AAmes-Isaac-Asimov/dp/2070419770, consultés le 10 mars 2017.

donner le même texte à traduire à cinq étudiants produit ce résultat miraculeux : cinq traductions complètement différentes malgré une même fidélité au sens, au rythme, au style.

Cinq personnalités différentes se sont exprimées. Or, dans la révision, on fait un patchwork ; alors la cohérence subsiste-t-elle ? Non, le texte révisé est un mariage — qui peut être malheureux — entre deux personnalités distinctes. (Monod et Jaujard, 1991 : 79)

Nous ne disposons pas de suffisamment de données empiriques pour savoir si la cohésion des traductions révisées est généralement moins bonne que celle de traductions initiales ou de retraductions à proprement parler. Toutefois, c’est un élément qui demande une attention particulière de la part du réviseur. En outre, la cohérence peut être réellement malmenée si plusieurs réviseurs retravaillent la traduction successivement, sans se concerter. James Grieve donne l’exemple de la traduction révisée en anglais de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust :

[L]’une des conséquences inévitables et fâcheuses de cette révision est désormais le fait que la seule version intégrale de la Recherche en anglais est le produit maintenant non d’un seul traducteur, mais bien de trois traducteurs, car je vous rappelle qu’Andreas Mayor avait déjà retraduit le Temps retrouvé. Et voilà qui donne en anglais une Recherche qui est l’œuvre non d’une seule main, mais de trois personnes distinctes, travaillant non pas en équipe, mais indépendamment les unes des autres. Il me semble que c’est là l’un des arguments les plus pertinents que l’on puisse apporter à l’appui de la thèse de la retraduction. (Monod et Jaujard, 1991 : 41)

Pour conclure, nous rappelons que ces principes sont tirés de la théorie sur la révision de textes pragmatiques, au même titre que les paramètres (cf. 1.4.2.). Dès lors, nous ne savons pas à quel point les traducteurs littéraires sont conscients de ces préceptes. Peut-être en ont-ils d’autres à respecter, qui leur sont par exemple transmis par l’éditeur. Peut-être n’ont-ils pas de principes spécifiques à respecter vis-à-vis du traducteur initial, du moment que la traduction révisée est jugée « correcte » par l’éditeur. L’expérience de Sylvie Denis et des traducteurs ayant répondu au questionnaire sur la traduction révisée tend toutefois à montrer que le domaine de la révision littéraire laisse passablement de liberté au réviseur.