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III. ANALYSE DE LA TRADUCTION RÉVISÉE

3.1. Approches traductologiques de la traduction de la science-fiction

Nombreuses sont les critiques, fondées ou non, qui portent sur une traduction « mauvaise »,

« sabotée » ou qui « trahit » l’œuvre originale. Nul n’est besoin de rappeler les traductions françaises de l’auteur autrichien Franz Kafka par Alexandre Vialatte, par exemple. La science-fiction est loin d’être épargnée par ce phénomène. En témoigne par exemple la traduction anglaise, très controversée, par Paul Selver de la pièce de théâtre R.U.R. écrite par le Tchécoslovaque Karel Čapek en 1921.

Une question d’importance est ainsi soulevée : qu’est-ce qui caractérise la traduction science-fictionnelle ? Autrement dit, sur quels critères le traducteur doit-il s’appuyer pour parvenir à une « bonne » traduction en SF ? Ou, pour reprendre la perspective de Jean Delisle (cf.

1.3.2.), quelles sont les causes d’une « mauvaise » traduction ? Nous avons rassemblé plusieurs éléments de réponse, qui nous permettront de mettre en relief les particularités de la traduction de la SF.

Nous avons dans un premier temps supposé que la traduction de la science-fiction se trouve à cheval entre la traduction littéraire et la traduction scientifique. Cette dernière, à considérer comme la traduction « dont l’objet est un énoncé de nature scientifique ayant une structure textuelle » (Schnell et Rodriguez, 2007 : 154), est relativement facile à caractériser : le traducteur doit posséder des connaissances dans le domaine relatif au texte, en comprendre les concepts et leurs relations et être à même d’utiliser une terminologie spécialisée. Le traducteur scientifique devra ainsi privilégier l’exactitude et la précision dans sa tâche.

Pour ce qui est de la traduction littéraire, ses enjeux nous semblent plus complexes. L’objet de ce travail n’étant pas la vaste thématique de la traduction littéraire, nous ne souhaitons pas étudier les différents points de vue des traductologues et retenons simplement la vision de Françoise Wuilmart, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les propos de Fadime Coban (cf.

1.4.6.). Elle estime que « [t]out est permis au traducteur littéraire pourvu qu’il restitue une globalité, via un discours qui recrée dans son souffle « l’âme » du texte, son esprit, parfois au détriment d’une certaine « fidélité » lexicale isolée » (Wuilmart, 2011 : 330). Le problème naturel qui se pose pour la traduction littéraire, et peut-être plus encore pour la traduction science-fictionnelle, est l’interprétation du texte par le traducteur : qu’est-ce qui fait « l’âme » du texte ? Néanmoins, Wuilmart pose plusieurs principes sur lesquels le traducteur peut s’appuyer pour ne pas trahir le texte ; elle les appelle des « relais » qui « cimentent » le texte.

Elle évoque ainsi la « cohérence textuelle »23, qui englobe la cohérence et la logique entre les phrases ainsi que la conservation du message principal de chaque phrase, le « champ lexical », le « rythme » dû par exemple à la longueur des phonèmes choisis, le « ton » et la « voix du texte qui correspond souvent à celle de son auteur » (Wuilmart, 2011 : 332). Nous estimons que cette « voix du texte » se rapproche de ce qu’on appelle généralement la voix narrative.

Tous ces éléments ont un « effet » sur le texte, et c’est cet effet, ou ces effets à l’échelle microstructurelle (Hewson, 2017b : 4), que le traducteur se doit de rendre :

Traduire un texte, c’est avant tout en recréer la forme. Cette forme, la manière de dire, exprime ni plus ni moins qu’une « vision du monde », une façon de percevoir les choses. C’est cette forme qu’il faut rendre, en recréant les mêmes effets. Mais quelle gageure quand on sait qu’une langue ne dispose que rarement des outils ou instruments nécessaires pour « faire comprendre », pour sensibiliser à cette autre vision étrangère des choses… (Wuilmart, 2011 : 332)

Par ailleurs, nous avons également envisagé une autre approche de la traduction de la SF : non comme un mélange de deux branches de la traduction, mais comme un tout, une unité. Nous devons admettre que, si les passages scientifiques d’un roman de science-fiction ne se traduisent pas de la même manière que les passages de discours commun, et pour cause, ils ne s’écrivent pas non plus de la même manière en version originale, ils sont pourtant tous traités par un même traducteur, et avant eux par un même auteur. C’est cette constatation qui nous a amenée à vouloir adopter également une approche plus globale de la traduction de la SF.

23 Les termes en italique le sont également dans le texte de Françoise Wuilmart.

Dans son ouvrage Sociologie de la traduction : la science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950 (1999), Jean-Marc Gouanvic se penche notamment sur les difficultés de la traduction de science-fiction. Il évoque tout d’abord la notion de « poétique » de la science-fiction :

Ce qui distingue la science-fiction américaine, c’est d’abord sa poétique. Les thèmes de la SF américaine reposent largement sur les savoirs scientifiques et techniques et manifestent un intérêt net pour l’extériorité, l’altérité, la mutation ; tourné vers le différent autre, son imaginaire est centrifuge. Ses topoï sont la généralité du changement, l’attrait pour l’altérité et les possibles métamorphoses. (Gouanvic, 1999 : 30)

Autrement dit, la traduction de la science-fiction doit permettre de rendre cette poétique en langue cible. Gouanvic estime que le traducteur doit pour cela être initié à la culture science-fictionnelle. Il souligne l’absence de paradigmes de ce genre : le lecteur est confronté à un univers qu’il ne connaît pas, à des concepts novateurs et à des termes inventés. Ainsi, « [d]u fait que la paradigmatique de la science-fiction se fonde sur la spéculation d’univers en dérive, dont le simulacre est donné à lire à travers la syntagmatique du texte, traduire la science-fiction ne peut être « la même chose » que traduire un roman réaliste » (Gouanvic, 1999 : 90-91).

Comment donc traduire le roman de science-fiction ? Dans son article Translating Irrealia — Creating a Semiotic Framework for the Translation of Fictional Cultures, Mika Loponen se propose d’établir une théorie de la traduction pour les genres littéraires spécialisés tels que la fantasy, la science-fiction ou encore l’horreur. Il convient avant tout d’expliciter la notion d’irrealia : il s’agit grossièrement des ancres culturelles relatives à une culture fictive, en l’occurrence celle de la science-fiction. Loponen explique cette notion comme suit :

[I]rrealia can be called the signs through which "a fictional world establishes its fictionality, signs through which it breaks off from the real world and announces its independence as a fiction—or its belonging, dependency or intertextual relations to another fictional world.

(Loponen, 2009 : 167)

La théorie traductologique de Loponen s’appuie sur la théorie du signifiant et du signifié, et privilégie ce dernier. Elle s’articule en trois phases. En premier lieu, le traducteur doit repérer l’intention du texte (Loponen, 2009 : 167). Pour ce faire, le traducteur doit décomposer le texte en propositions. Celles-ci, se divisant en macropropositions, c’est-à-dire en idées générales, et en micropropositions, c’est-à-dire en phrases, peuvent inclure des éléments narratifs, stylistiques ou cognitifs (Loponen, 2009 : 168). Il précise :

As some of the micro-propositions may contain culture specific references or metaphors, it may be impossible to translate the text segment into the target language without changing at

least some of the micro-propositions. At other times, translating text literally may—though the translation would be correct denotatively—lead to direct loss of the intention of the text through failing to convey the original propositions of the text. (Loponen, 2009 : 168)

Cette première approche, bien que déjà très pertinente, est cependant à elle seule insuffisante.

Loponen explique que, en deuxième lieu, le traducteur doit pouvoir créer un contexte commun dans lequel il puisse envisager l’interdépendance des concepts et des propositions du texte. Cette phase fait intervenir la notion de sémiosphère. Loponen explique que la sémiosphère englobe les normes, les règles et les textes d’une culture :

For example, we can talk about the semiosphere of horror movie knowledge, which contains the stylistic concepts, irrealia, conventions and intertextual references typically used in creating a work in the category of horror movies. (Loponen, 2009 : 169)

Dans le cadre de la traduction de la science-fiction, l’approche de Gouanvic (1999 : 81), qui estime que le traducteur « [doit connaître] la culture, le discours de ce genre littéraire, ses normes et même les polémiques qui secouent le champ de la science-fiction », s’apparente d’ailleurs à la sémiotique que décrit Loponen.

Loponen poursuit en expliquant que tout texte, dans une perspective sémiotique, est doublement codifié : il est naturellement rédigé dans une certaine langue, comme l’anglais ou le français, mais il fait également appel à un second langage, le langage spécialisé correspondant à la sémiosphère de l’œuvre, qui possède une signification, une grammaire et une phraséologie propres. Ces deux langages de rédaction sont d’importance égale pour le traducteur, qui doit savoir maîtriser tant l’un que l’autre, et leur compréhension l’aidera à extraire l’interprétation du texte.

En troisième lieu, le traducteur doit être en mesure d’analyser les différentes significations des propositions textuelles (Loponen, 2009 : 170). Selon Loponen, ces propositions agissent à plusieurs niveaux et sont porteuses de significations relatives à la culture source. Il donne l’explication suivante :

For example, in a literary text, a gloomy forest can carry both metaphoric meaning (e. g.

loneliness, uncertainty), clear denotative meaning (as a forest which just happens to be dark), a specific role (as an active opponent, a hindrance that slows the hero’s journey) and genre specific meanings (e. g. in children’s tales, forests have been often presented as dangerous and scary places to prevent children from wandering into them alone). (Loponen, 2009 : 170) Pour ce faire, le traducteur doit décortiquer les éléments textuels selon quatre aspects :

Denotation — The basic body of the subject, a state free from any outside influences. The denotative value of the concept. The denotation of a "shark", for example, describes an aquatic predator.

Connotation — The connotative values—the metaphoric values so to say—of the element. The connotations of a "shark" would describe cruelty, lack of emotions (or at least empathy) and the will to follow the scent of blood and strike against the already wounded.

Role in text — The norms, ideas and values of the concept as they are realized in its interaction in external environments. The meanings and roles the text element takes within the boundaries of the text. The story layer, so to say.

Role in norms — The meanings bestowed to the text element by genre, cultural norms or allusions that evoke meanings from outside the text. For example, a shark may be used in a text to describe the fear of sea (or of nature) or used as an allusion to the movie Jaws.

(Loponen, 2009 : 171-172)

Idéalement, lors de la traduction, il faut que chacun de ces niveaux de signification en langue cible corresponde avec ceux de la langue source. La pratique montre évidemment que ce ne peut pas toujours être le cas. Loponen illustre sa théorie en prenant l’exemple d’une fable qui met en scène un lion en tant qu’adversaire. Il postule que, dans la culture source, le lion est un animal cruel et redouté ; or, dans la culture cible, il est un symbole de noblesse et de beauté de la nature. Les niveaux de significations ne correspondent donc pas tous et l’effet sur le lecteur ne sera pas le même :

Fig. 9 : Tableau des niveaux de signification divergeant selon Loponen (2009 : 173)

En revanche, dans la culture cible, un autre animal peut avoir des qualités correspondant à celles du lion pour les quatre aspects. Loponen introduit en l’occurrence le loup :

Fig. 10 : Tableau des niveaux de signification correspondant selon Loponen (2009 : 173)

Loponen admet que le loup n’a pas exactement la même dénotation que le lion. Cependant, dans ce cas-ci, la partie pertinente de la dénotation est présente et le loup se prête donc tout aussi bien que le lion au rôle d’adversaire cruel et redoutable. Dans un autre texte, le lion, pour diverses raisons, ne pourra pas forcément être traduit par un autre animal.

En conclusion, le traducteur doit analyser la signification des irrealia en fonction de l’objectif du texte et décider, selon les significations à privilégier, de la traduction à adopter. En cela, la

théorie de Mika Loponen rejoint la vision de Françoise Wuilmart. Loponen conçoit toutefois que sa méthode peut mener à des traductions trop libres. Il admet également qu’elle peut se révéler trop fastidieuse pour un univers fictionnel relativement simple.

Pour notre part, nous estimons que, mise en relation avec les éléments caractéristiques du texte de science-fiction, cette théorie peut se révéler très utile, surtout si le traducteur privilégie les phases d’interprétation et de sémiotique. Dans la même lignée, nous avons également relevé les propos d’Irène Langlet, qui font échos à la fois à la méthode de Loponen et aux visions de Fadime Coban et de Françoise Wuilmart. Dans son ouvrage La science-fiction, lecture et poétique d’un genre littéraire (2010), elle décrit en effet l’importance de la relation signifié-signifiant :

La forme que prend le nom d’un personnage, la syntaxe des phrases qui amènent une étrangeté dans l’univers d’un récit, l’ordre dans lequel les actions de ce récit son racontées ou encore le type d’énonciation par laquelle passent les explications des étrangetés : voilà les signifiants du roman de SF, dont nous percevons bien les signifiés, composants de base des signes globaux que sont les « thèmes » vers lesquels on est si spontanément dirigé (extra-terrestres, engins spatiaux, cataclysmes futurs, autres mondes, etc.) L’étude des robots, des extra-terrestres, des sociétés futures ou des voyages dans l’espace, et de tous les autres thèmes que le corpus science-fictionnel a depuis longtemps émancipés de leur(s) texte(s) originaire(s), doit ainsi à nos yeux, pour être vraiment pertinente, poser ses bases sur une analyse des assemblages textuels qui les mettent en forme. (Langlet, 2010 : 20)

À la lumière de ces différentes approches, nous sommes convaincue que la manière dont est raconté le récit de science-fiction est tout aussi importante que l’histoire elle-même, et c’est sur cette hypothèse que nous fonderons notre analyse.