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Pourquoi nous jouons

Dans le document Angoisse et activité ludique (Page 93-96)

CHAPITRE II : L’ACTIVITÉ LUDIQUE

1. Pourquoi nous jouons

Voici une interrogation importante et très vaste. Certaines personnes essaient des jeux dans lesquels elles ne démontrent aucune habileté. D’autres ne pratiquent que des activités dans lesquelles elles excellent. Certains jouent pour s’améliorer et gagner tandis que d’autres ne désirent que se distraire. Des joueurs prennent bien la défaite et gagnent avec noblesse et d’autres perdent avec fracas et gagnent dans les insultes et le sentiment de supériorité. Les salaires de certains sportifs révèlent l’intérêt pour le jeu. Quelques-uns jouent seulement pour participer, après tout, il faut nécessairement des perdants pour qu’il y ait des gagnants. Mais qu’accomplissons-nous ou qu’essayons-nous d’accomplir à travers le jeu? Colas Duflos démontre que Casanova dénombre plusieurs raisons de jouer : gagner de l’argent,121 se distraire,122 oublier l’amour,123 gagner une notoriété,124 cacher sa mauvaise humeur.125 Pour d’autres, le jeu entretient un lien avec le désir animal de se surpasser.126 Pour Jean Château, le jeu possède une tournure morale, il consiste en une

120 James P. CARSE. 1988. Jeux finis, jeux infinis : Le pari métaphysique du joueur : traduit de l'anglais par Guy Petitdemange avec la collaboration de Pierre Sempé. Collection «Tel», n0130. Paris : Éditions du Seuil, p.21

121 Giacomo CASANOVA. 1993. Histoire de ma vie ; Texte intégral de manuscrit original suivi de textes inédits : préface par Francis Lacassin, bibliographie d’un manuscrit par Helmut Watzlawick. Collection «Bouquins». Paris : R. Laffont, Volume 1 p.662

122 Ibid., Volume 1 p.364 et 690, Volume 2 p.740 123 Ibid., Volume 1 p.662

124 Ibid., Volume 1 p.309 125 Ibid., Volume 3 p.226-227

126 Charles CAUCHY. 1975. Analyse et commentaire d’une théorie contemporaine du jeu et de son rôle dans la culture. Québec : Mémoire de maîtrise produit à l’Université Laval, p.33

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réussite et une affirmation de soi.127 Toujours pour Mr. Château, le jeu visant plus que le moyen s’avère un acte supérieur.128 Nous possédons le sentiment d’être la cause du jeu. Mais quelle est la finalité du jeu? Favorise-t-il le développement des capacités utiles à l’adulte? Une fois maîtrisé, sert-il à divertir et à amuser? Certains, et cela vaut pour cette thèse, prétendent qu’il faut se divertir par moment. La psychanalyse voit dans le jeu une activité de défoulement semblable au rêve. Cela nous amène à nous poser cette question : le jeu consiste-t-il en un simple mouvement qui excite et attire l’attention ou touche-t-il quelque chose de profond dans l’être, quelque chose d’immuable et de toujours présent? Pour Gadamer, le jeu représente une excellente source d’information sur l’humain car le mouvement et la transformation attirent beaucoup plus l’attention que ce qui ne change jamais.129

Pascal écrit que si l’homme était heureux, il n’aurait pas recours au divertissement.130 Dans de telles conditions, nous n’essaierions pas de nous divertir de notre bonheur. Le divertissement vient de l’extérieur, il ne dénote pas un état permanent inscrit dans l’être humain. Il peut aussi être troublé, ce qui démontre qu’il ne s’agit pas de la nature de l’homme, mais d’un moment. L’humain recherche toujours cet instant de bonheur inhérent au jeu. Cependant, le sujet existentiel dépasse de loin l’expérience empirique. L’espace et le temps pré-existent et n’attendent que des occasions de se faire valoir. L’étant ne se manifeste que lorsqu’il fait irruption dans le monde. Il en résulte que le jeu consiste en un spectacle de la beauté fort intéressant pour la nature humaine car elle l’attire. Cette attirance fait partie de sa nature et l’aide à se comprendre.131 Nous nous adonnons à la beauté et aux belles choses sans totalement nous perdre en elles. L’humain

127 Jean CHÂTEAU. 1967. L’enfant et le jeu. Collection «Faits et doctrines pédagogiques». Paris : Édition du Scarabée, p.34

128 Ibid., p.38ss

129 Hans-Georg GADAMER. 1996. Vérité et Méthode les grandes lignes d’une herméneutique métaphysique : traduction intégrale par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio. Collection «L’ordre philosophique». Paris : Éditions du Seuil, p.13

130 Pascal. 2000. Pensées ; Pascal ; Présentation et notes par Gérard Ferreyrolles ; texte établi par Phillippe Sellier d’après la copie de référence de Gilberte Pascal. Collection «Classiques de poche», n016069. Paris : Livre de poche, p.120

131 Gabor CSEPREGI. 1980. L’éducation physique selon Platon. Québec : Mémoire de maîtrise produit à l’Université Laval, p.99

83 qui pratique une activité ludique s’autorise à agir conformément à lui-même, ce qui fait ressortir des traits inhabituels.

Nous considérons l’activité sportive parmi les arts puisqu’elle s’effectue d’une manière désintéressée. Cela va à l’encontre de l’habitude que nous avons d’y performer et d’y inclure un esprit de compétition. À l’inverse, simplement s’adonner aux sports tels des délassements ne les valorise pas. Entre la biologie et l’enjeu social se présente la possibilité de contempler le jeu comme une activité pleine de sens et empreinte de l’humanité.132

Le jeu prend place dans un espace variable, sous une forme tout aussi variable ; l’esprit du jeu, lui, doit toujours être de la partie. Le joueur transforme ce que la vie lui donne en moment plaisant. Le jeu représente une activité humaine qui prend place dans l’équilibre, le détachement, le repos et la quiétude.133

Selon J.M. Baldwin, le jeu est autotélique.134 Ce terme provient du grec autos (lui- même) et télos (fin). Piaget le reprend et l’explique ainsi : «Par exemple, le jeu, selon une formule célèbre, trouve sa fin en lui-même, alors que le travail et les autres conduites non ludiques comportent un but non compris dans l’action comme telle.135» L’activité ludique procure à ses participants suffisamment d’énergie ludique pour qu’ils veuillent continuer à s’y adonner. Les joueurs jouent dans le but de recevoir les fruits du jeu. Nous gagnons et nous perdons avec joie puisque cela implique le bon déroulement du jeu. Mais Clarapède affirme que le jeu réalise immédiatement les désirs et les besoins tandis que le travail

132 Maurice NÉDONCELLE. 1967. Introduction à l’esthétique. Collection «Initiation philosophique», n06. Paris : Presses universitaires de France, p.75-76

133 Gabor CSEPREGI. 1986. Philosophie du corps et esthétique du sport. Québec : Thèse de doctorat produite à l’Université Laval, p.176ss

134 J.M. BALDWIN et al.. 1903. Dictionary of philosophy and psychology : including many of the principal conceptions of ethics, logic, aesthetics, philosophy of religion, mental pathology, anthropology, biology, neurology, physiology, economics, political and social philosophy, philology, physical science, and education, and giving a terminology in English, French, German, and Italian. Gloucester, Mass : P. Smith, volume 1 p.96

135 J. PIAGET. 1978. La formation du symbole chez l’enfant ; imitation, jeu et rêve, image et représentation. Collection «Actualité pédagogiques et psychologiques». Paris : Delachaux et Niestlé, p.154

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consiste en un moyen pour se le permettre plus tard.136 Le joueur accepte les conditions du jeu et en retire du plaisir. L’effort ou le sentiment de s’astreindre à un jeu font réaliser que nous nous éloignons du jeu. L’effort sans but, gratuit, se retrouve dans le jeu, mais dès qu’il vise un but, il sort du jeu car il devient une entreprise sérieuse qui fatigue la personne. Cela s’apparente aux calembours et aux plaisanteries qui perdent presque tout intérêt s’il faut se forcer pour les comprendre ou les expliquer.

Le jeu nous divertit de nos tracas quotidiens. Nous n’améliorons pas notre sort dans le jeu, mais nous nous en détournons.137 Ceci nous amène à postuler l’idée que le jeu permet de délimiter le monde dans lequel il prend place et du même coup nous libérer des contraintes habituelles en nous donnant une agréable expérience de l’humain. Le jeu consiste en une activité esthétique.

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