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L’activité ludique et son antithèse, le sérieux

Dans le document Angoisse et activité ludique (Page 164-168)

CHAPITRE II : L’ACTIVITÉ LUDIQUE

9. L’activité ludique et son antithèse, le sérieux

Sommes-nous capables de définir le sérieux? S’oppose-t-il au divertissement? Naturellement, nous percevons une différence entre travail et jeu, même si elle ne paraît pas vraiment exister de façon absolue. Nous comprenons ce que ces termes signifient et encore plus quand ils s’opposent. Cependant, ces deux concepts sont-ils toujours bien distincts ou bien se présentent-ils toujours en des concentrations différentes pour former des compromis qui relèvent ou plutôt du ludique ou plutôt du sérieux? La distinction entre sérieux et ludique n’a peut-être pas lieu d’être, ce qui expliquerait la difficulté à les départager. Pascal dresse la table en énonçant que le jeu contient trois caractéristiques essentielles : l’insignifiance des objets, l’arbitraire des règles et le plaisir qui survient de s’y adonner.450 Mais elles ne suffisent pas à cerner toutes les activités ludiques. Bien que tout jeu doive tenir compte de ces caractéristiques, ces dernières se retrouvent aussi dans des activités non ludiques. En nous prêtant au jeu de décrire ce que le jeu n’est pas, nous n’accédons pas à une meilleure définition. Le jeu n’est ni vrai, ni faux, ni bon ni mauvais et il ne possède pas de fonction morale. Il extrait le joueur du monde présent : le confort et la richesse n’importent plus pendant que dure le jeu. Mais, même détaché des rapports sérieux, l’être humain redécouvre sa relation avec eux dans l’acte même du jeu.451 Pour Buytendijk cette idée demeure fondamentale, le joueur se libère du réseau de relations sérieuses dans lequel il vit ; cependant, cette illusion ne fait que cacher la vie qui étend une structure organisée qui englobe tout et réconcilie l’existence en incluant la liberté, la relation avec l’être et

449 Gabor CSEPREGI. 1986. Philosophie du corps et esthétique du sport. Québec : Thèse de doctorat produite à l’Université Laval, p.129

450 Laurent THIROUIN. 1991. Le hasard et ses règles ; Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal : préface de Jean Mesnard. Collection «Bibliothèque d’histoire de la philosophie». Paris : Librairie philosophique J. Vrin, p.9

451 Ibid., p.116 citant et traduisant Hans-Georg GADAMER. 1977. Das Spiel der Kunst, dans Kleine Schriften. J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), Tùbingen, Volume IV p.240

153 l’étant, l’obligation et l’élan créateur, etc.452 Le rapport aux objets change lorsque nous jouons : la falaise dangereuse se transforme en un plongeoir, la sphère soumise aux lois de la gravité se métamorphose en ballon, etc. Un objet devient ludique lorsqu’il perd ses significations habituelles, celles apposées par le sérieux.453 Le jeu consiste à faire ’’comme si’’ tandis qu’en temps normal, nous faisons ’’pour de vrai’’. Dans le cours normal des choses, nous sommes et nous agissons. Tandis que dans le jeu nous agissons indépendamment de ce que nous sommes. Le jeu, tout comme le rêve, prend place dans un univers de semi-conscience. Nous n’y sommes pas nous-mêmes, tout en étant totalement nous-mêmes. Le jeu se déroule hors des normes habituellement favorisées par les gens. Ainsi, les enfants quittent le monde habituel dans lequel ils évoluent et en créent un nouveau soumis à des règles de leur propre manufacture.

L’humain travaille dans le but de s’adonner au loisir. Suite au travail, nous nous récompensons par le divertissement. Nous n’y recherchons pas la même productivité. Le loisir délasse du travail et offre un certain bonheur, un moment plaisant où nous n’aspirons plus à ce que nous ne possédons pas, nous sommes rassasiés de la vie.454 Dans la Grèce antique, l’Hellène libre s’occupait à des activités nobles et créatrices. L’humain se contente de ce qu’il a dans le cadre d’une activité ludique.

Habituellement, nous décelons ce qui tient du jeu et ce qui accompagne la vie sérieuse. L’enfant fonctionne avec une attirance pour le plaisir, le moteur des activités ludiques, et un éloignement du déplaisir, une auto-censure de l’exploration. Tandis que l’adulte agit même si les actions lui déplaisent, il s’auto-aliène en s’astreignant à ne pas improviser et à ne pas agir avec spontanéité. Nous acceptons cela comme la façon naturelle de fonctionner.455 Souvent, nous pouvons quitter le jeu et y revenir ou bien recommencer le même jeu à une date ultérieure. Des événements sérieux peuvent intervenir et arracher les

452 F.J.J. BUYTENDIJK. «À propos du jeu humain». Évolutions psychiatriques. n01, (1956). p.65ss

453 Gabor CSEPREGI. 1986. Philosophie du corps et esthétique du sport. Québec : Thèse de doctorat produite à l’Université Laval, p 115ss

454 Johan HUIZINGA. 1988. Homo Ludens : essai sur la fonction sociale du jeu : traduit du néerlandais par Cécile Seresia. Collection «Tel». Paris : Gallimard, p.260-261

455 Jean-François De RAYMOND. 1980. L’improvisation : contribution à la philosophie de l’action. Collection «Problèmes et controverses». Paris : Librairie philosophique J. Vrin, p.50

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joueurs à cet univers, par exemple si le local prend feu ou si un invité entre dans la pièce. Le sérieux contient la responsabilité, l’originalité, la continuité dans les actions ainsi que leurs répercussions dans la vie. Nous y cherchons l’éternité, la durée qui se perpétue à chaque nouvelle génération qui s’ajoute à la société.456 Tandis que d’être joueur insinue une composante de révolte et de retrait de la continuité à laquelle nous participons quotidiennement : interrompre l’immobilisme social pour s’exprimer même si ce n’est qu’un bref moment, car le jeu se compose d’instants éphémères que le sérieux englobe et estompe. Quelqu’un qui effectue une tâche répétitive en vient à se lasser, mais le sérieux lui permet aussi de continuer en anticipant les récompenses à long terme ou les conséquences de l’abandon.

L’humain prend plaisir dans le jeu comme il prend plaisir dans le monde sérieux, même si le jeu comporte un mélange de réel et d’irréel, d’être et d’apparence. Pour Schiller, l’homme doit avoir des sensations et s’efforcer de rendre éternelle toute réalité passagère. J’ajouterai que là se trouve l’intérêt d’un jeu qui se répète : il permet d’étirer, dans un temps parallèle, les qualités d’une activité.

S’il existe un espace physique occupé par le sérieux, puisqu’il occupe tout, le jeu y prend place. L’action jouée se déroule dans le jeu. Et si le jeu possède aussi une existence continue, l’idée du ludique inscrit dans la nature frappe l’imagination parce qu’il doit bien provenir de quelque part.457 Le concept se conceptualise lui-même. Il faut exister pour le réaliser puisqu’il requiert toujours un sujet.

Quelle surprise lorsque nous réalisons faire preuve d’une certaine insensibilité afin de rire. Nous ne devons pas être sous l’état d’une émotion et il faut oublier momentanément l’amitié si nous voulons rire d’un ami. Quelqu’un en colère n’entend pas à rire et nous manquons de respect envers ce qui nous fait rire. Cela s’avère déplacé dans le monde sérieux. Nous faisons preuve d’un égarement ou d’un éloignement à nos habitudes en ne

456 Alain COTTA. 1993. La société du jeu. Paris : Librairie Arthème Fayard, p.49ss

457 Martine MAURIRAS BOUSQUET. 1984. Théorie et pratique ludiques : préface de Henri Dieuzeide. Collection «Vie psychologique». Paris : Economica, p.31

155 tenant pas compte de notre affection pour quelque chose ou quelqu’un.458 Le drôle doit trouver matière afin de se répercuter sur le savoir du rieur. Pour Fink, «L’homme qui joue ne pense pas et l’homme qui pense ne joue pas.459» Nous ne pouvons jouer et être sérieux en même temps, toutefois, nous oscillons d’un état à l’autre. La même activité peut passer de l’état de travail à celui de jeu. De plus, le sérieux sert régulièrement de matériel et d’inspiration au divertissement.

Le joueur existe avant, pendant et après le jeu. Le jeu et le sérieux se séparent difficilement l’un de l’autre. La mort vient fermer la temporalité du jeu, qu’il s’agisse de la fin du jeu perçue comme la mort ou de la mort perçue comme la fin du jeu. Le jeu éloigne de quelque chose : mais de quoi? Heidegger dit : «Déloigner veut dire abolir le lointain, c’est-à-dire l’être-éloigné de quelque chose, rapprocher.460» Mais de quoi le jeu nous rapproche-t-il? Il contient une matière sérieuse à laquelle il ne faut pas déroger sous peine de briser le jeu.461 Le monde s’arrête là où le jeu prend place. Le non-sens du jeu lui donne un sens : un égarement du savoir dans une pensée sans limite.462 Lors d’expériences du jeu, nous rencontrons des moments qui suspendent notre conscience du temps par l’évocation de souvenirs ou qui nous mettent directement en relation avec des sentiments profonds difficiles à ressentir dans le cours normal des jours.463 Car l’homme vit dans une répétition du quotidien, mais il tente d’y échapper, ce que l’improvisation lui propose sous la forme d’une ouverture vers le nouveau.464 Dans le cadre du travail, nous nous efforçons d’employer les mouvements qui procurent le maximum d’effectivité ; le cadre du jeu se contente entre autre de la joie qui accompagne les mouvements qui dévoilent une

458 Henri BERGSON. 1978. Le rire : essai sur la signification du comique. Collection «Bibliothèque de philosophie contemporaine». Paris : Presses universitaires de France, p.4

459 Eugen FINK. 1966. Le jeu comme symbole du monde : traduit en français par H. Hildenbrand et A. Lindenberg. Paris : Les éditions de minuit, p.64

460 Martin HEIDEGGER. 1986. Être et temps : traduit de l'allemand par François Vezin. Collection «Bibliothèque de philosophie». Paris : Gallimard, p.145

461 Martine MAURIRAS BOUSQUET. 1984. Théorie et pratique ludiques : préface de Henri Dieuzeide. Collection «Vie psychologique». Paris : Economica, p.113

462 Georges BATAILLE. 1954. L’expérience intérieure suivi de Méthode de méditation et de Post-scriptum 1953. Collection «Somme athéologique», n01. p.306

463 Martine MAURIRAS BOUSQUET. 1984. Théorie et pratique ludiques : préface de Henri Dieuzeide. Collection «Vie psychologique». Paris : Economica, p.43

464 Jean-François De RAYMOND. 1980. L’improvisation : contribution à la philosophie de l’action. Collection «Problèmes et controverses». Paris : Librairie philosophique J. Vrin, p.9

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conscience du corps.465 Dans le cadre de la vie normale, nous adoptons une attitude mitoyenne. Nous marchons sans le souci d’optimiser nos gestes. Nous improvisons à travers nos gestes : nous avons l’impression de créer comme un artiste et de nous approprier une manière bien personnelle de fonctionner. Cette spontanéité dans le geste se perd lorsque nous découpons le mouvement pour l’analyser.

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