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Différents jeux et leurs visées

Dans le document Angoisse et activité ludique (Page 168-175)

CHAPITRE II : L’ACTIVITÉ LUDIQUE

10. Différents jeux et leurs visées

Souvenons-nous des différents types de jeux décrits antérieurement dans cette thèse. À ceux-là se rajoutent d’infinies catégories tant sur les divertissements, les jeux enfantins, l’extase mystique, etc.466 Même les jeux de simulation forment une catégorie qui recense les jeux qui possèdent une structure, renvoient à une réalité extérieure et entretiennent une relation entre le joueur et la réalité.467 Les catégories s’avèrent larges, différents jeux ne se développent pas pareillement et ne paraissent pas entretenir de liens au premier regard.

Plusieurs langues utilisent un regroupement de mots pour remplacer le mot jeu. La langue limite le concept de jeu. Souvent, nous ajoutons une catégorie pour préciser les jeux : jeux d’enfants, jeux sexuels, jeux de compétitions, etc. En latin, ludus, s’utilise pour : les ébats des poissons, le vol folâtre des oiseaux, les clapotis de l’eau. Mais qu’est-ce qui unit tous ces jeux? Les mêmes objets servent à des jeux différents. Par exemple, un jeu qui prend place chez les Eskimos ressemble au bilboquet, cependant à chaque coup qui roule, le joueur doit raconter une histoire que son adversaire reprendra et améliorera. Ou bien d’un côté, en Suisse, le concours de cerf-volant consiste à le faire voler le plus haut possible, tandis que de l’autre, en Orient, on cherche à couper la ficelle des autres cerfs-volants.

465 Eugen FINK. 1966. Le jeu comme symbole du monde : traduit en français par H. Hildenbrand et A. Lindenberg. Paris : Les éditions de minuit, p.81

466 Martine MAURIRAS BOUSQUET. 1984. Théorie et pratique ludiques : préface de Henri Dieuzeide. Collection «Vie psychologique». Paris : Economica, p.61

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a. Le mot d’esprit, le rire

Le public doit saisir le jeu d’esprit comme c’est le cas avec l’humour : si le public ne comprend pas et demeure perplexe, c’est l’échec.468 Les personnes qui participent au jeu doivent capter ce qui se déroule. La blague réside entre l’absurde et l’intelligence. L’inconnu ne divertit pas chaotiquement, il faut y trouver un repère, tout comme un portrait fait jaillir le souvenir de l’original. Sinon, nous faisons face à une image sans référant. Élucider le mystère du comique requiert tout un travail : même en expliquant ce qui se révèle comique, nous ne découvrons pas l’essence comique. Peut-être que les jeux de mots n’entretiennent qu’une ressemblance superficielle.469 Cependant, une sensation accompagne notre exposition au mot d’esprit.470 Dans les jeux de mots, le rire surgit lors de nombreuses situations différentes : habitudes anticipées et piégées, maladresse, etc. Si la blague ne fait pas mouche, lorsque le conteur l’explique en détail, elle suscite difficilement l’effet escompté ; le moment-clé passé, le mot d’esprit ne possède plus la même efficacité. Dans le mauvais environnement, il blesse et insulte certaines personnes, car il entretient un lien avec la société et ses situations sociales.471 Il ne se développe pas en solitaire, mais bien en complicité avec d’autres personnes réelles ou imaginaires.

Freud distingue trois sortes de jeux de mots : d’abord la condensation de deux mots pour n’en former qu’un, par exemple quelqu’un de familier et de millionnaire qui nous accueille d’une manière «familionnaire» ; ensuite, la possibilité de faire des doubles sens : Pistolet, tire-toi ; et finalement l’homophonie, lorsque des mots possèdent des sens différents, mais partagent la même sonorité : comme c’est le cas entre Rousseau et Roux sot.472 Freud note l’existence de jeux de l’esprit dans lesquels la réaction inattendue explique l’effet. Il l’illustre par un homme qui emprunte de l’argent afin de se payer un

468 Catherine BATES. 1999. Play in a Godless World : the Theory and Practice of Play in Shakespeare, Nietzsche and FREUD. London : Open Gate, p.v

469 F.J.J. BUYTENDIJK. 1976. Wesen und Sinn des Spiels. New York : Arno Press, p.41

470 Sigmund FREUD. 1992. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient : traduit de l'allemand par Denis Messier ; préface de Jean-Claude Lavie. Collection «Folio/Essais». Paris : Gallimard, p.129-130

471 Henri BERGSON. 1978. Le rire : essai sur la signification du comique. Collection «Bibliothèque de philosophie contemporaine». Paris : Presses universitaires de France, p.5ss

472 Sigmund FREUD. 1992. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient : traduit de l'allemand par Denis Messier ; préface de Jean-Claude Lavie. Collection «Folio/Essais». Paris : Gallimard, p.57

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repas de luxe.473 Pour Freud, le plaisir accompagnant le mot d’esprit provient du contenu et de l’effet escompté. Ces deux composantes se voilent l’une et l’autre.474 Le mauvais cheminement intellectuel ou le tour de force laisse la personne bernée avec un sentiment d’amusement. Tous les efforts fournis se voient récompensés par le plaisir dont l’intensité vient dédommager la dépense énergétique.

Freud se heurte aux difficultés de séparer une bonne blague d’une mauvaise et de les définir. Il conclut qu’une mauvaise blague peut s’avérer aussi drôle qu’une bonne, au moment opportun. À chaque blague sa situation. Cependant, pour Lacan, tout est blague de mauvaise à bonne. Il n’existe ni sérieux ni drôle, que du drôle de bonne ou de mauvaise qualité.

J. Stoops écrit que le rire consiste en un summum du jeu esthétique et que le rire de l’enfant s’avère un des sons les plus extraordinaires sur terre.475 Le rire, ici, signifie la délectation face au monde qui nous entoure. L’humain démontre sa singularité et sa créativité lorsqu’il rit. Dans cet ordre d’idées, le rire exprime un rapport direct avec quelque chose en soi d’immature, liée à une notion de pureté comme à la naissance de l’individu. Les blagues permettent de sortir de l’environnement sérieux, de renouer avec une certaine liberté et de s’autoriser des passe-droits. Nous redécouvrons l’enfance qui ne consiste qu’en humour et en plaisir. Les blagues lèvent l’inhibition et le fardeau quotidien, mais ceux-ci reviennent. Nous possédons toujours la possibilité de nous divertir à nouveau.

Pour Antonin Artaud, l’humour détruit la contrepartie dramatique en contestant ses effets et sa lourdeur.476 H. Spencer dans Physiology of Laughter nous explique que le rire déborde d’une explosion de trop plein, un peu comme si la soupape sautait au moment où

473 Ibid., p.113 474 Ibid., p.181ss

475 Gabor CSEPREGI. 1986. Philosophie du corps et esthétique du sport. Québec : Thèse de doctorat produite à l’Université Laval, p.266et ss citant J. A. STOOPS. The human worth of aethetic play. Dans R.L. Leight (ED.), Philosophers speak of Aesthetic experience in education, The interstate Printers and publishers inc., Danville, Ill. p.23

476 Henri GOUHIER. 1974. Antonin Artaud et l’essence du théâtre. Collection «Essais d’art et de philosophie». Paris : J. Vrin, p.69

159 nous rencontrons un défi.477 Pour Kant, le rire émerge lorsqu’une attente ne sera pas satisfaite et que l’entendement doit rééquilibrer la tension et le résultat.478 Cette idée ressemble beaucoup à celle que Bergson soulevait : une action au mauvais moment.

b. Les énigmes

Parmi tous les jeux qui prennent racine dans le langage, les énigmes s’adressent aussi bien à une connaissance spécifique qu’à la présence d’esprit des participants qui les interprètent. Le savoir mène à la victoire du jeu. Les joutes prennent souvent la forme d’une présentation de poèmes ou de récitals qui respecte certaines règles ; la victoire échoit au participant qui récite le plus longtemps. Nous retrouvons régulièrement des concours d’énigmes dans les religions comme chez les brahmanes. De plus, les mythes regorgent de combats d’énigmes entre les dieux : cela donne un statut particulier à l’énigme qui se retrouve à l’origine des jeux sacrés, les jeux qui s’insèrent dans la vie sérieuse.479

c. La poésie

La poésie explique l’existence de nombreux synonymes. Elle doit et devrait être obscure car le poète ne partage pas son expérience de la réalité, mais le vraisemblable et le nécessaire.480 La poésie représente une grande dépense d’énergie et d’efforts. Elle rompt avec l’utilisation habituelle des mots et donne l’impression d’assister à une danse ou une musique impliquant des mots. Le langage permet de s’amuser dans un monde de théories et de conformisme créé par l’humain, tout comme les échecs. La lecture de la poésie requiert

477 Sigmund FREUD. 1992. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient : traduit de l'allemand par Denis Messier ; préface de Jean-Claude Lavie. Collection «Folio/Essais». Paris : Gallimard, p.267 et Herbert SPENCER. 1911. Essays on Education and Kindred Subjects. London : J.M. Dent & sons ltd. ; New York, E.P. Dutton & co., inc., p.303ss

478 Emmanuel KANT. 2000. Critique de la faculté de juger : traduction et introduction par Alexis Philonenko. Collection «Bibliothèque des textes philosophiques». Paris : Vrin, p.238

479 Johan HUIZINGA. 1988. Homo Ludens : essai sur la fonction sociale du jeu : traduit du néerlandais par Cécile Seresia. Collection «Tel». Paris : Gallimard, p.185

480 Aristote. 1980. La poétique : le texte grec avec une traduction et des notes de lecture par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot préface par Tzvetan Todorrov. Collection «Poétique». Paris : Éditions du Seuil, p.65

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également beaucoup d’énergie, les vers dépeignent la vie d’une manière différente de la prose.

d. Le théâtre ou bien le joueur-spectateur

Aristote affirme, dans sa définition de la tragédie classique, que les spectateurs participent puisque la tragédie produit un effet sur eux. Ils vivent ce qui se déroule sur la scène et ils ressentent les sentiments joués par les acteurs : nous appelons ce procédé la catharsis. Il fera d’ailleurs l’objet d’une rubrique dans la prochaine partie. Le jeu de l’acteur au théâtre affecte les spectateurs. Il s’y produit quelque chose qui rend impossible d’affirmer l’irréalité du jeu qui prend place puisque cela en reviendrait à dire qu’il est néant. En effet, le jeu théâtral prend l’apparence de la réalité, mais malgré tout, le spectateur conserve une certaine distanciation, contrairement à ce que vivraient de vraies personnes mises dans la situation qui se déroule sur les planches.481 Ces dernières délimitent l’espace et le temps de la représentation. Ce qui y prend place n’entretient pas de lien avec le temps de l’endroit, pas plus que l’espace et le temps d’une peinture se lient avec le temps et l’espace du mur où elle est accrochée. Mais la peinture ou la pièce de théâtre nécessitent un support physique à leur présentation.482 Les spectateurs d’une représentation théâtrale se comportent différemment de ceux d’un match sportif et de ceux qui apprécient les œuvres d’art dans les musées. Ils dépensent de l’énergie et s’investissent pour aimer un spectacle. Tout comme la personne qui apprécie une œuvre d’art, sinon le spectateur ne voit, s’il se montre objectif, dans une toile de grand maître, qu’un amas de taches de couleurs. Puis, en se forçant un peu, il distingue une forme ressemblant à une baigneuse à la plage. L’image suscite une réaction et le spectateur réagit à l’œuvre d’art.

Au théâtre, une bonne tragédie doit susciter la pitié et la frayeur. Pour ce faire, elle ne saute pas seulement du bonheur au malheur, cela fait ressentir de la répulsion et ne couronne pas la tragédie de succès. La répulsion ou répugnance dégoûte le spectateur lorsqu’il voit l’homme de bien souffrir et terminer dans le malheur ou bien l’inverse, l’impie à qui tout réussit. La frayeur se ressent lorsqu’un de nos semblables vit une

481 Eugen FINK. 1966. Le jeu comme symbole du monde : traduit en français par H. Hildenbrand et A. Lindenberg. Paris : Les éditions de minuit, p.64-65

161 situation difficile et elle nous affecte même si nous ne sommes que des spectateurs. Ce sentiment ressemble beaucoup à de l’empathie. Ce que les autres subissent et vivent peut nous arriver. Nous percevons de la pitié lorsque quelqu’un ne mérite pas ce qui lui arrive. Cela surgit souvent d’événements douloureux et pénibles. Voilà pourquoi beaucoup d’excellentes histoires mettent en scène un dilemme qui implique que si le héros fait le bien ou bien ce qui est considéré correct, la personne se damne et à l’inverse, si elle effectue ce qui paraît déplorable, elle se sauve. La pièce de théâtre met en scène des situations qui touchent facilement le public : les mauvaises relations entre membres d’une famille, les actes mauvais perpétrés à l’insu des protagonistes qui croyaient n’effectuer qu’une action banale. Les personnages démontrent des traits qui d’intéressent le spectateur, le seul juge d’une représentation. Malgré la foule dans laquelle il s’insère, il interprète ce qu’il perçoit et rit, pleure ou applaudit selon le cas. Les spectateurs jouent et sont joués : ils participent activement au jeu, comme le mouvement du cou du spectateur qui conserve les yeux en tout temps sur la balle en mouvement au tennis. Nous voyons bien qu’une activité agit sur les spectateurs lorsque dans une joute sportive la majorité se lève de son siège au même moment, pour partager sa joie suite à un point marqué ou bien à la fin d’une pièce de théâtre où des spectateurs émus se lèvent pour applaudir.

1. Les dangers de la comédie

Pascal met en garde contre la passion du jeu : le monde sérieux ne se réduit pas à une extrapolation du monde ludique. La comédie laisse croire que le monde dans lequel nous vivons suscite les mêmes passions. En sortant d’une comédie, le spectateur cherche à imiter ce qu’il a vu et à obtenir les mêmes bénéfices que le héros. Cela parce que la violence plaît à notre amour propre et que le plaisir suscité par ces actions aveugle la conscience et nous fait oublier notre innocence.483 Le danger de tous les jeux réside dans la naïveté de comparer la vie sérieuse et ses règles à celles du jeu. Tout comme dans le jeu, les personnes, au théâtre, s’isolent de l’univers sérieux et ne se préoccupent pas de ce qui se

483 Pascal. 2000. Pensées ; Pascal ; Présentation et notes par Gérard Ferreyrolles ; texte établi par Phillippe Sellier d’après la copie de référence de Gilberte Pascal. Collection «Classiques de poche», n016069. Paris : Livre de poche, p.408-409

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passe à l’extérieur. Les spectateurs vivent l’histoire et ils en oublient leurs besoins élémentaires.

Et à l’inverse de la vision pascalienne de la comédie, Aristote voit la tragédie d’un bon œil, car une action menée jusqu’à son terme y prend place. Cela forme un tout.484 Platon recommande la comédie et la tragédie à deux publics distincts dans Les lois VII 16-

17. La comédie s’avère une pièce de théâtre vile et la tragédie, le summum. On laisse la

comédie aux esclaves et aux enfants tandis que les citoyens doivent préférer la tragédie.

2. L’humain pour l’humain

Le jeu agit comme une réjouissance et une cérémonie civique où il se manifeste une joie partagée par toute la population. Chaque spectateur réagit de façon personnelle à ce qu’il voit et l’humain devient le plus beau spectacle pour l’humain.485 La création humaine qui se déroule sous les yeux d’autres humains cherche à susciter une réaction tout aussi humaine. Même les spectacles de mise à mort des criminels visaient la valeur exemplaire.486 Certains, comme Sénèque, croient que la population trouve momentanément, à travers ces spectacles, une matière à réflexion. L’illusion ne dure pas longtemps. La population assiste à sa propre mort et à l’amollissement de sa culture. Les personnes qui se déplacent viennent assister aux horreurs de la mise à mort afin d’apaiser leur penchant sadique.487 Le jeu et la mort coexistent étroitement. Michel Foucault décrit les rouages de la mise à mort et trace un parallèle avec les fêtes dans Surveiller et punir. Il décèle une atmosphère de fête lors de la mise à mort ainsi que de toutes les procédures qui l’accompagnement. Les journaux publient des descriptions des criminels qui se rendront à l’échafaud dans le but de mieux les connaître. Le déplacement des condamnés consiste en un spectacle, une foire où les spectateurs analysent la physionomie des condamnés et où ces

484 Aristote. 1980. La poétique : le texte grec avec une traduction et des notes de lecture par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot préface par Tzvetan Todorrov. Collection «Poétique». Paris : Éditions du Seuil, p.59

485 Gabor CSEPREGI. 1980. L’éducation physique selon Platon. Québec : Mémoire de maîtrise produit à l’Université Laval, p.98-99

486 Alain COTTA. 1993. La société du jeu. Paris : Librairie Arthème Fayard, p.73 487 Ibid., p.74

163 derniers essaient de paraître les plus exécrables. Pendant cette fête, le supplice et la punition engendrent de la fierté. Les règles du jeu changent et chacun se valorise à l’aide d’actions qui dans un autre contexte ne vaudraient rien ou seraient répréhensibles.

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