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Angoisse et activité ludique

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Angoisse et activité ludique

Thèse

Mathias Czor

Doctorat en philosophie

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

© Mathias Czor, 2015

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RÉSUMÉ

Dans cette thèse qui traite du rapport entre l’angoisse et l’activité ludique, nous reprenons les grands thèmes de l’angoisse : existentielle, morale, absurde. Nous explorons ses nombreux traits : la condition humaine, la mortalité, l’absurdité, l’inconnu, le possible, le néant. Nous abordons la liberté qui en constitue une des composantes essentielles. S’y ajoutent des émotions proches de l’angoisse. Cette thèse trace, dans les grandes lignes, la description de ce que le jeu implique, requiert, accomplit, la forme qu’il prend et la place que cette activité, que nous considérons souvent comme à l’opposé du sérieux, occupe dans notre quotidien. Nous offrons différents points de vue sur ses caractéristiques, notamment l’esthétique, l’irréel, le passif, l’actif et le subjectif. Nous faisons également une description de plusieurs jeux, ce qui nous permet d’analyser les différentes attitudes possibles du joueur, qui impliquent sa subjectivité, sa maturité et son besoin de se dépenser dans des circonstances peu dangereuses. Enfin, nous mettons en relation ces deux concepts, angoisse et jeu, qui l’un comme l’autre demandent la liberté. Ce travail s’inspire et partage les écrits d’auteurs anciens et récents qui traitent de ces sujets, dont les incontournables Buytendijk, Caillois, Fink, Gadamer, Heidegger, Huizinga, Kierkegaard et Sartre. Nous y abordons d’importantes facettes de la vie qui amèneront le lecteur à développer et à prendre position sur ses propres définitions de l’angoisse et du ludique. Notre objectif est de mettre en évidence le rôle indispensable du jeu, de ses effets dans la vie humaine et de démontrer son influence sur l’angoisse.

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ABSTRACT

This thesis written about the relation between angst and play, gives the main definitions of angst : existentialism, culpability, absurdity. We explore the traits of angst : human condition, mortality, absurdity, unknown, possibilities and void. We explain many feelings close to angst. This thesis traces wide lines to describe what play implies, requires, achieves, what forms it takes and where this activity that we often consider the opposite of serious takes place in everyday’s existence. Also, we describe many characteristics of play, mainly esthetic, unreal, passive, active, subjective. Many games are also explained. We touch different theories about the player, which imply his subjectivity, maturity and his need to spend energy in non-dangerous activities. Then, we show the relation between play and angst, two concepts that require liberty. Inspired by great authors, old and modern, of those we have to mention Buytendijk, Caillois, Fink, Gadamer, Heidegger, Huizinga, Kierkegaard and Sartre ; we describe important parts of life, which will bring the reader to develop and take position on his view of play and angst. This is to show the irreplaceable role of play and its attributes in the human life but even more to push the limits of knowledge on play, and show play’s influence on angst.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

ABSTRACT ... v

TABLE DES MATIÈRES ... vii

REMERCIEMENTS ... ix

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE I : L’ANGOISSE ... 13

1. La position de l’humain dans le monde ... 15

a. La difficile condition d’être humain ... 15

b. L’intermédiaire entre fini et infini ... 25

c. La mort ... 31

d. La liberté ... 34

2. L’angoisse pour différents auteurs ... 39

a. Paul Tillich ... 39 b. Mihaly Csikszentmihalyi ... 44 c. Georges Bataille ... 45 d. Michel Henry ... 46 e. Les existentialistes ... 47 f. D’autres auteurs ... 57

3. Les émotions et l’angoisse ... 60

4. Conclusion ... 70

CHAPITRE II : L’ACTIVITÉ LUDIQUE ... 77

1. Pourquoi nous jouons ... 81

2. L’esthétique du jeu ... 84

3. L’esthétique comme plaisir ... 86

4. Le passif et l’actif ... 87

5. L’attitude subjective ... 88

6. Les circonstances propices au jeu ou à la génération du jeu ... 91

a. La fête ... 91

b. Le jouet physique ou l’accessoire du jeu ... 93

7. Des définitions du jeu selon différents auteurs ... 94

a. James P. Carse ... 96

b. Johan Huizinga ... 99

c. Roger Caillois ... 103

d. Eugen Fink ... 112

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viii f. Schiller ... 120 g. Pascal ... 123 h. Henri Bergson ... 126 i. Mihaly Csikszentmihalyi ... 128 j. Les Grecs ... 130 k. Heidegger ... 131 l. Sartre ... 132 m. Buytendijk ... 133 n. D’autres auteurs ... 149

8. Le jeu consiste en une activité ordonnée ... 151

9. L’activité ludique et son antithèse, le sérieux ... 152

10. Différents jeux et leurs visées ... 156

a. Le mot d’esprit, le rire ... 157

b. Les énigmes ... 159

c. La poésie ... 159

d. Le théâtre ou bien le joueur-spectateur ... 160

11. La virtualité de l’activité ludique ... 163

a. L’apparence et l’image ... 165

b. Une trace ... 167

c. À travers le temps ... 169

d. Une métaphore cosmique ... 170

e. La responsabilité dans le jeu ... 171

12. La liberté et le jeu ... 172

13. La destruction du jeu ... 173

a. Le jeu pré-déterminé et le jeu forcé ... 173

b. Le désintéressement du jeu ... 175

c. L’intérêt du gain ... 176

d. L’activité physique ludique versus le sport ... 177

14. Conclusion ... 178

CHAPITRE III : L’ANGOISSE ET LE JEU ... 185

1. La catharsis de l’angoisse par le jeu ... 187

2. La condition de l’humain et le jeu ... 194

3. Le summum qu’est le jeu ... 200

4. La limitation de l’infini de la vie et sa réinterprétation ... 205

a. Dans le cadre du jeu ... 207

5. L’insertion de caractéristiques du jeu dans la vie quotidienne ... 218

a. Le puérilisme ... 226

b. Le jeu et la société ... 236

6. Conclusion ... 246

CONCLUSION ... 255

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REMERCIEMENTS

Une mention spéciale d’abord à ma famille qui m’a soutenu, encouragé, aidé sous de nombreux aspects, mais surtout supporté tout au long de mes études. Aussi, je ne peux oublier mes amis qui ont fait les mêmes efforts. J’insiste pour exprimer ma gratitude envers ma mère qui a lu et m’a aidé à corriger les multiples versions de cette thèse.

Ensuite, le corps professoral qui a contribué à mon éducation et à développer mon goût pour la connaissance.

Puis, le corps sociétal qui a permis aux deux premiers d’être tels qu’ils sont. Je dois remercier toutes les personnes qui m’ont encouragé temporellement ou spirituellement, de près ou de loin et dont les noms nous échappent. Aujourd’hui, je considère que les remarques, conseils et questions ont permis de susciter une meilleure recherche.

Raynald Valois, dont la réaction stimulante et enthousiasmée pour mes sujets n’aura jamais trouvé écho ailleurs et m’aura motivé pendant de nombreuses années.

Et finalement, je dois remercier Thomas De Koninck qui m’a fait l’immense honneur d’accepter la lourde tâche de directeur de thèse. Il m’a incité à pousser ma recherche en me relançant et m’aiguillant en plus de répondre à toutes mes questions au fil du temps. Il s’est avéré une mine d’or de connaissances et un joyau par son approche positive qui y est pour beaucoup dans la présente thèse.

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xi À Diane et Laszlo,

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INTRODUCTION

J’ai toujours été impressionné par le désir des personnes de se divertir dans les moments les plus éprouvants : de la blague pour soulager la tension aux bouffonneries afin d’éclairer la journée d’enfants malades. Même les malades incurables ressentent des effets positifs à égayer leurs journées en se laissant aller au rire. Mon expérience m’a appris que la maladie passe plus vite lorsqu’on se divertit. Ainsi, je réalisai que, de tout temps, les humains ressentent les limites de leurs capacités ce qui les amènent à ressentir l’angoisse et qu’ils s’adonnent aussi à des divertissements. Le jeu tient une place particulière dans la vie. Beaucoup d’érudits dans les sciences de l’anthropologie, la psychologie et la philosophie parviennent à la conclusion que le jeu détient une importance capitale dans le développement des cultures, dans le développement de la pensée et par conséquent dans le développement de la vie.1 Il demeure difficile de cerner le divertissement et d’y fixer des limites intemporelles, malgré tous les écrits sur le sujet et une intuition personnelle quant à reconnaître en quoi consiste une activité ludique. Nous distinguons tous que nous nous amusons lors d’un jeu, malgré sa complexité qui nous échappe, par opposition au moment ardu pendant lequel nous pratiquons une activité sérieuse. Bien que le phénomène du jeu paraisse banal, il fait l’objet de nombreuses observations et réflexions. Toutefois, il n’existe pas de théorie qui explique de façon satisfaisante toute la profondeur que peut prendre le jeu et la relation qu’il entretient avec l’angoisse. La réflexion tue souvent le jeu, il s’avère alors contradictoire d’en découvrir les causes et de repousser le divertissement toujours plus loin. Certains iront jusqu’à dire qu’il vaut mieux se contenter de jouer que d’en découvrir les racines profondes.2 En conceptualisant le jeu, nous en faisons une création qui

1 Martine MAURIRAS BOUSQUET. 1984. Théorie et pratique ludiques : préface de Henri Dieuzeide. Collection «Vie psychologique». Paris : Economica, p.1

2 Sigmund FREUD. 1992. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient : traduit de l'allemand par Denis Messier ; préface de Jean-Claude Lavie. Collection «Folio/Essais». Paris : Gallimard, p.267

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n’entretient plus le lien avec l’activité stimulante qui a servi de modèle ; tandis que l’angoisse persiste même si nous nous efforçons de découvrir et d’endiguer sa source.

Définir le jeu se compare facilement à expliquer le temps ou l’amour : nous les vivons tous quotidiennement, mais nous ne les mettons pas en mots. Ces concepts se montrent plus faciles à pratiquer et à vivre qu’à expliquer. Le jeu prend tellement de formes différentes que sa forme et sa structure paraissent varier du tout au tout. Pourtant, quiconque joue, sait avec certitude qu’il pratique une activité ludique et cela sans être capable d’énoncer ce en quoi consiste le jeu dans l’activité qu’il pratique.3 De plus, en réfléchissant aux connaissances que l’humain accumule, nous y découvrons énormément d’inconnu. Ce dernier fait prendre conscience à quel point nous ignorons le phénomène ludique et cela nous met mal à l’aise face à la condition humaine qui peut vaquer à ses occupations sans jamais savoir ce qu’elles sont vraiment. La prise de conscience de notre ignorance contamine tout notre savoir et nous en arrivons à tout mettre en doute.4 Il faut élaborer des notions qui nous serviront de base jusqu’à une autre remise en question qui ébranlera peut-être les fondations. Mais entre-temps, pendant que nous souffrons du doute et que tout ce qui se dessine paraît absurde, nous souffrons de l’angoisse : un sujet évasif qui paraît aussi inutile dans une vie inutile.

Chapitre 1

Lorsque nous abordons l’angoisse, certains sujets la suscitent immédiatement. En se questionnant à propos de ce qu’adviendra notre conscience, lors de notre mort, nous ressentons immédiatement les limites de la condition humaine ; notre incapacité à répondre à la question suscite un sentiment de détresse, d’impuissance et d’incapacité. Voilà en quoi consiste l’angoisse. Il reste à découvrir si d’autres situations stimulent l’angoisse, s’il est possible de ne pas ressentir ce sentiment, s’il en existe plusieurs sortes et finalement si une activité comme le jeu nous immunise contre elle.

3 Eugen FINK. 1966. Le jeu comme symbole du monde : traduit en français par H. Hildenbrand et A. Lindenberg. Paris : Les éditions de minuit, p.19

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3 Ce sentiment inhérent à l’existence humaine se ressent surtout par ses effets négatifs. Toutes les sensations humaines servent de motivation soit pour s’approcher du plaisant ou soit pour s’éloigner du déplaisant et l’angoisse ne fait pas exception. La liberté de l’humain lui accorde énormément d’alternatives, mais elle a aussi un coût : l’angoisse. Puisque nous devons vivre avec l’angoisse, mieux vaut alors bien savoir à quoi nous nous mesurons, autant trouver ce qui la suscite, qu’il s’agisse du simple fait d’exister ou bien de posséder la liberté. La comprendre nous outille afin d’y faire face ou de mieux la contrôler.

Puisque la plus grande partie de l’angoisse consiste en une émotion, elle se ressent avant que nous la définissions et même si elle demeurait impossible à définir, elle possède sa propre existence au sein de l’humain. Cela provient de la condition de l’humain et ce concept sera élaboré dans le prochain chapitre. Notre condition humaine se compose d’une partie finie et d’une autre infinie, qui nous taraudent en permanence, nous amènent à nous angoisser. Nous tâchons de satisfaire ces deux éléments, mais cela se révèle souvent impossible et il en résulte de l’angoisse. La difficulté d’intégrer des idéaux dans la vie quotidienne et de réaliser tout ce que nous désirons produit de la frustration qui se transforme en colère. Cependant, l’angoisse peut aussi se cacher sous ces sentiments. Beaucoup d’émotions ressemblent à de l’angoisse. En les exposant, nous saisirons mieux ce qu’implique l’angoisse et en prime, nous décrirons certains sentiments positifs qui tournent autour de l’angoisse. N’oublions pas qu’elle entretient une parenté avec énormément de sentiments différents et que si leurs effets se ressemblent, les sentiments ne naissent pas des mêmes causes. Il sera intéressant d’expliquer plusieurs émotions et de préciser les traits qu’elles partagent avec l’angoisse ainsi que ceux qui les différencient.

Impossible d’outrepasser une des principales sources d’angoisse : la mort. Puisque nous mourrons tous, il s’agit d’un point commun qui met sur le même pied d’égalité toutes les personnes. Certains auteurs insistent pour que ce moment unique dans la vie de chaque individu soit perçu comme l’un des plus importants. Il s’agirait du seul moment à partir duquel nous possédons toutes les données concernant notre vie. Cela nous permet alors de percevoir cette vie comme une œuvre complète qui n’évoluera plus et aussi de la réinterpréter. Donc, la mort consisterait en ce moment important, car elle clôt l’entrée de

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nouvelles informations au sujet d’une personne ; mais aussi, pendant que nous vivons, nous nous destinons tous à la mort. Les actions de toute notre vie s’avèrent alors vaines puisque la mort donne le sens à la vie. Ainsi, l’apogée de l’existence humaine prendrait place à la mort, le point culminant de notre existence.

L’angoisse représente un thème foisonnant et difficile à cerner. Nous partagerons et commenterons plusieurs définitions et pistes de réflexions afin de prendre connaissance des différentes composantes de l’angoisse. Les mots précis manquent lorsque vient le temps de définir d’une façon concise ce sentiment. Heidegger dit que l’humain demeure actif et coupé du monde tout le long de son existence pour y retourner à sa mort ;5 cela suscite de l’angoisse.6 Mais après, il complique les choses en ajoutant qu’en étant, nous ne faisons que démontrer notre éloignement de l’être ; notre être quotidien et changeant dissimule notre être ontologique permanent.7 En découvrant le genre d’être qui transparaît à travers les phénomènes nous apercevons un indice pour remonter jusqu’au Dasein.8

Chapitre 2

L’activité ludique est essentielle. Elle contient des qualités qui permettent d’améliorer notre compréhension du règne animal. Ce dernier inclut l’humain et sa propension pour l’angoisse.9 Le terme jeu renferme énormément de contenu ; celui-ci se sépare de différentes manières, bien souvent arbitraires, qui dénotent l’intérêt de la science qui l’interroge. Certaines sciences s’intéressent à l’aspect matériel du jeu et d’autres, à l’aspect social. Le psychologue n’examine pas le jeu de la même façon que le sociologue ou le physiologue. Toute connaissance à propos du jeu se réduit aux questions qui lui sont posées. Dans cette optique, le jeu ne rassemble que les éléments découverts par les sciences. Ce qui le compose, mais ne concerne pas les sciences, tombe dans une sorte de

5 Martin HEIDEGGER. 1986. Être et temps: traduit de l'allemand par François Vezin. Collection «Bibliothèque de philosophie». Paris : Gallimard, p.289ss

6 Ibid., p.404-405 7 Ibid., p.371 8 Ibid., p.224-225

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5 néant.10 Nous devrions toujours nous méfier des scientifiques qui posent des limites retirant le sujet de son environnement et postulant ainsi une existence indépendante de l’un et l’autre. Nous découvrons l’humain sous les rubriques de l’anthropologie, la biologie, la philosophie, la théologie, etc., mais peu d’auteurs s’acharnent à y conserver une unité. Non seulement toutes les connaissances ne se rejoignent pas, mais elles ne traitent pas des mêmes qualités. Par le passé, trois jeux différents ont intéressé trois différentes branches de la science. Les sociologues passèrent du temps à étudier saute-mouton, les mathématiciens se concentrèrent sur les dominos et les sociologues se limitèrent au cerf-volant. Il semble que chaque spécialité ignorait des jeux pour se concentrer sur un seul en particulier.11 Comment peuvent-ils nier toutes les possibilités humaines de s’adonner à un jeu et prétendre en comprendre l’essence? Le jeu ne se révèle pas un phénomène facile à comprendre, mais un sujet difficile à élucider ; il se tient en marge de l’existence et s’effectue avec une certaine légèreté que les critères d’une analyse font disparaître.12

Le ludique soulève énormément de questions dont : certaines activités sont-elles plus ludiques que d’autres? Si oui, lesquelles et pourquoi? Un divertissement équivaut à un autre si nous nous contentons de mesurer le plaisir de ceux qui s’y adonnent. Ainsi, deux chapitres portent sur une composante importante du jeu : l’esthétique. Il s’y trouve la définition du terme esthétique, comment ça se retrouve dans le jeu et aussi comment il récompense, en plaisir, les adeptes du jeu : le fonctionnement de ce système qui suscite du plaisir de jouer et de mener à terme l’entreprise. Nous découvrons toute une profondeur à l’être humain à travers l’activité ludique à laquelle il s’adonne, ce qui l’amène à discerner les traits qui procurent du plaisir pendant le jeu.13

10 Jean-Paul SARTRE. 1943. L’être et le néant : essai d’ontologie phénoménologique. Collection «Tel», n01. Paris : Gallimard, p.40

11 Roger CAILLOIS. 1991. Les jeux et les hommes : le masque et le vertige. Collection «Folio/Essais», n0184. Paris : Gallimard, p.312-313

12 Eugen FINK. 1966. Le jeu comme symbole du monde: traduit en français par H. Hildenbrand et A. Lindenberg. Paris : Les éditions de minuit, p.16-17

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Le jeu profite d’une dynamique d’action et de réaction. Une partie de l’activité requiert un degré de passivité avant de redemander une prise d’action. Cela inclut l’attente entre deux coups aux échecs ou bien celle entre le moment du pari et celui de la bille qui s’arrête dans une case à la roulette. En plus, une partie du jeu se présente sous la forme d’un matériel avec lequel le joueur actif doit composer afin d’arriver à ses fins.

L’humain unit corps et esprit. Toutefois, s’il le désire, il laisse son imagination errer. Pour compliquer la chose, son esprit vagabonde parfois de manière ludique en classe ou en effectuant un travail, ce qui s’avère très difficile à percevoir de l’extérieur. Dans le jeu, tout comme dans l’angoisse, des futilités deviennent importantes. L’angoissé arbore rarement une grimace ou un trait visible qui dénote de son état d’âme. De même, le spectateur non-initié n’apprécie pas toute la subtilité et la profondeur d’une activité ludique : voir des joueurs déplacer de petites figurines n’illustre pas l’énergie investie par ces joueurs lors d’une partie d’échecs.

Le hasard confronte régulièrement l’humain. Ce dernier vit dans un monde où la stabilité affronte couramment le chaos, le jeu ne fait pas cavalier seul, il s’agit d’une activité ordonnée et non pas de quelques caractéristiques qui se manifestent par un pur hasard. Ainsi le jeu, si les joueurs le désirent, consiste en une activité soumise au hasard, mais habituellement, une part et quelques fois la presque totalité du hasard s’en voit évacuée.

Le jeu permet de vivre une plus grande expérience humaine. Il s’ajoute au travail et occasionne des sensations que ce dernier ne procure pas.14 Il s’avère intéressant de découvrir d’où provient ce consensus et de constater ce qu’il sous-entend. Nous ne nions pas l’existence du jeu pas plus que celle de la beauté, la vérité, l’esprit, la vertu, etc. Il en va de même pour l’opposé du jeu : le sérieux. Des auteurs, dont Kant, remarquent qu’une différence existe entre le divertissement et le travail.15 Celui-ci se montre éreintant,

14 Ibid., p.45 15 Ibid., p.46

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7 fatiguant et déplaisant. D’ailleurs, le divertissement divertit, il change de l’habituel. Des auteurs notent l’ironie que représente le jeu si le but de l’humain consiste à se divertir et que du même coup le secret du bonheur se cache dans un détour de la vie et non pas dans le sérieux, le quotidien et le nécessaire.

Fink vide grand, il préconise qu’une étude du jeu mène à une compréhension de la différence entre l’homme et le cosmos en plus de découvrir leur affinité Donc, cela permet de mieux cerner l’existence de l’humain et sa relation avec l’univers.16 Qu’il s’agisse de peindre sur des murailles les faits quotidiens ou bien de danser autour d’un feu, les nombreuses définitions du jeu démontrent que pour certains, le divertissement doit refléter une perte de temps pure qui n’apporte que du plaisir ; alors que pour d’autres, il s’avère important de retirer quelque chose du divertissement : une connaissance ou une pratique du futur. Ces multiples emplois du concept de jeu laissent pantois quand vient le temps de discerner des constantes qui le définissent. Minimalement, ces utilisations prennent place dans la vie qui intègre tout et le monde sert de base dans laquelle se déroulent autant le sérieux et le ludique.17 Tout événement de la vie prend place dans l’expérience même de la vie.

Cette thèse cherche à susciter la réflexion philosophique sur le divertissement et le jeu aussi appelés activité ludique en tenant compte d’un grand nombre d’œuvres, d’analyses et de réflexions et en amenant ces idées originales sur le terrain de l’activité ludique. Toutefois, en disséquant le jeu, nous évitons l’essentiel : le plaisant. D’ailleurs, une partie de ce travail portera sur les circonstances propices au jeu et nous essaierons de découvrir des traits qui encouragent ou démarrent les jeux. Surprise, même un jeu ennuyant nous entraîne contre notre gré initial. Qu’est-ce qu’un jeu, quelle est sa fonction? La réponse freudienne, que le jeu consiste en un besoin de base comme manger et dormir, ne nous suffit pas, mais nous place sur la piste que cette activité pourrait bien se montrer plus importante que nous le croyions.

16 Eugen FINK. 1966. Le jeu comme symbole du monde : traduit en français par H. Hildenbrand et A. Lindenberg. Paris : Les éditions de minuit, p.18

17 Martin HEIDEGGER. 1986. Être et temps : traduit de l'allemand par François Vezin. Collection «Bibliothèque de philosophie». Paris : Gallimard, p.452

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Bêtement, la question se pose : pourquoi jouons-nous? Les réponses varient selon les auteurs. Certains y voient un moyen de développer le corps et d’autres, une mauvaise adaptation de l’adulte. Le jeu amène son lot de difficultés lorsque nous essayons d’en trouver l’impulsion initiale à l’aide d’une seule science, voilà pourquoi plusieurs auteurs interviendront pour répondre à cette interrogation.18 Les raisons de s’adonner à un jeu, d’assister à une représentation théâtrale ou de s’asseoir dans un manège divergent-elles vraiment d’un individu à l’autre? Si nous prétendons que toute activité ludique entretient un rapport similaire avec l’humain qui y participe, nous croyons qu’en découvrant ce qui pousse l’humain à se divertir, nous découvrirons la clé de la motivation humaine et pourrons l’insérer dans de nombreuses autres activités.19

Qu’a le jeu d’attrayant? Voici une brève réponse considérant l’importance accordée à cette question par la présente thèse. Le jeu répond à la question existentielle de : qui suis-je? De plus, il sert à de multiples fonctions : se délivrer d’un excédent de vitalité, pratiquer l’imitation, détendre, pratiquer le sérieux, s’exercer à la maîtrise de soi, matérialiser une aspiration spontanée, sortir des barrières habituelles… Et finalement, le jeu récompense la personne qui s’y adonne. Ces qualités se retrouvent dans les jeux et un passage de cette thèse analysera quelques jeux pour le démontrer et expliquer ce qui fait de ces activités des jeux.

Le jeu se présente souvent sous la forme de faire comme si, moment où nous imitons des gestes ou des attitudes que nous croisons régulièrement au cours de la vie, mais sans viser le résultat escompté. Mais il reste que les activités effectuées dans le cadre du jeu ou possèdent quelque chose de plus qui les transforme en jeu ou manquent de la substance de l’original ce qui en fait une activité virtuelle, une image, mais qui satisfait tous les besoins du jeu.

18 F.J.J. BUYTENDIJK. 1976. Wesen und Sinn des Spiels. New York : Arno Press, p.15

19 Mihaly CSIKSZENTMIHALYI. 1975. Beyond Boredom and Anxiety. Collection «Jossey-Bass behavioural science series». San Francisco : Jossey-Bass, p.2

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9 La relation entre l’humain et le jeu remet en question la relation entre l’humain et le monde. Comment sommes-nous à la fois déterminés et libres? De plus, l’univers ne s’offre jamais en totalité à l’intellect humain, tandis que le jeu : oui. Cela sera traité dans la partie abordant la liberté nécessaire au jeu qui sollicite la capacité de sortir de l’habituel. Il s’agit d’une des nombreuses possibilités qui accompagnent notre liberté. D’ailleurs, elle nous munit d’un vaste éventail d’aptitudes qui trouvent toutes écho dans le jeu : à chaque facette de la liberté son jeu. Nul ne peut être forcé à jouer, chacun doit s’y adonner librement afin de vraiment pratiquer une activité ludique.

Plusieurs événements prévisibles ou imprévisibles peuvent survenir et terminer le jeu avant sa fin prévue. Lorsque nous nous engageons à participer à un jeu nous nous jurons d’y demeurer jusqu’à la fin prévisible, celle, prédéterminée, qui proclame le gagnant ou le perdant, lorsque le jeu consacre de tels rôles. Ainsi, cette thèse abordera l’obligation de jouer qui ruine la posture du joueur et transforme le jeu en travail. Les participants peuvent aussi perdre leur intérêt, ce qui implique la fin du jeu puisqu’il ne suscite plus le plaisir espéré. Les intérêts diffèrent et parfois l’activité ludique bascule subitement dans l’ennui. Il se révèle difficile d’expliquer un tel revirement, mais il sera abordé plus tard. La transformation de l’activité ludique en travail la fait évidemment sombrer du côté de l’activité rémunérée et elle perd du même coup sa naïveté. Finalement, la métamorphose du jeu amusant en un sport, une recherche de performance, élimine le jeu. Il ne faut pas perdre de vue que de se prêter au jeu ne représente pas la même chose que d’y réfléchir. Lorsque nous lisons et apprenons des coups spécifiques aux échecs, nous ne jouons pas aux échecs.

Chapitre 3

Puis, nous mettrons en relation le jeu et l’angoisse parce qu’ils partagent énormément de caractéristiques et qu’ils laissent entrevoir qu’ils pourraient se compléter ou rivaliser pour surgir des mêmes caractéristiques. Par exemple, le jeu et l’angoisse inspirent des gens et amènent le développement de la science : ils servent de motivation suffisamment forte pour pousser à travailler sur des problèmes. L’histoire illustre que de savants mathématiciens ont travaillé sur de nombreux problèmes issus de différents jeux.

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Nous croyons qu’ils gardaient espoir de découvrir quelque chose d’utile et d’important pour le genre humain à travers des activités aussi anodines en apparence que le jeu. Cet espoir de découvrir et de perdurer s’élève directement contre l’angoisse existentielle et se trouve aussi à la base de la présente thèse qui se veut la mise en lumière de caractéristiques essentielles à la vie humaine qui prennent place dans l’angoisse et que le jeu réussit à repousser dans ses retranchements, où elle n’affecte plus l’humain. Mais ces deux activités consistent en des façons pour la nature humaine de s’exprimer.

Nous décrirons le thème de la catharsis qui s’effectue par le jeu et qui en consiste une des composantes les plus importantes. Cet effet du jeu sur les émotions représente peut-être en la meilleure solution pour enrayer l’angoisse et explique peut-peut-être pourquoi autant de jeux véhiculent des valeurs qui sortent du carcan véhiculé par la société. Lorsque nous expliquons l’effet de la catharsis par le jeu, nous affirmons que sa simple présence valorise le jeu à un tel point qu’elle en motiverait et expliquerait l’existence.

Le texte aborde aussi la condition de l’humain et le jeu afin de démontrer comment ce dernier répond au besoin de lier les deux natures humaines : finie et infinie. La difficulté de se satisfaire pleinement forme de l’angoisse. Le jeu implique simultanément du fini et de l’infini, il satisfait la nature humaine et enraye la fabrication d’angoisse. Le jeu alloue une situation où l’humain retrouve les possibilités repoussées lors de choix antérieurs. Comme il se définit normalement au fur et à mesure qu’il vieillit, à travers ses choix, le jeu propose d’annuler le passé, de reprendre n’importe quelle possibilité actuellement impossible et de s’y adonner. Les regrets et les remords perdent leur raison d’être, le temps du jeu, le moment où le joueur devient n’importe quoi ou n’importe qui.

Suivra un passage encensant le jeu comme le summum de l’expérience humaine. Nous jouons tous à un moment ou à un autre, il s’agit d’une activité très importante de l’être humain.20 Pour Buytendijk, tout mouvement perpétré par une personne révèle la

20 Colas DUFLOS. 1997. Le jeu de Pascal à Schiller. Collection «Philosophies». Paris : Presses universitaires de France, p.6

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11 grandeur de l’humain.21 Nous ne posons pas de petit geste anodin, de la stature debout à la performance sportive. Cet accomplissement tient compte de la relation entre la nature humaine et l’angoisse. Nous nous livrons à des jeux qui prennent une multitude de formes différentes. Ils divertissent, amusent et évoluent pour donner naissance à de nouveaux jeux. Ceux-ci apportent-ils quelque chose de différent ou ne mélangent-ils que des composantes déjà connues? Après tout, nous n’inventons pas de nouveau sentiment, cependant la manière de les susciter ne cesse d’impressionner. L’ingéniosité humaine transparaît à travers tout ce que nous créons lorsque nous jouons.

Enfin, nous prendrons connaissance de ce qui rend l’activité ludique si plaisante et de l’intérêt de l’humain à récupérer des qualités du jeu et à les insérer dans le quotidien.22 À l’aide de ces données, nous développerons des moyens d’enrayer l’angoisse près de sa source. Cependant, il faut redoubler de prudence, car des attitudes valables dans le cadre d’un jeu ne le restent pas toujours hors du ludique. Ainsi, les comportements encouragés à l’intérieur du jeu diffèrent de ceux hors du jeu. Toutefois, la dynamique de la société encourage à la percevoir comme un jeu qui récompense les bons comportements. Il se déploie une sorte de zone où se déroulent les événements importants et une autre pour les frivoles. Toutefois, nous nous devons de ne pas prendre le sérieux avec un grain de sel et le ridicule avec un sérieux déplacé, sinon nous risquons d’agir de manière insultante et de blesser physiquement ou émotionnellement plusieurs personnes. Il faut demeurer vigilant car la corruption de la vie par le jeu ou du jeu par le sérieux guette les individus qui limitent mal le ludique et le sérieux. Cette lacune s’appelle le puérilisme et représente un des derniers sujets qui clôt la présente thèse. Car vient ensuite la société qui se présente parfois comme un jeu, ce qui contient du bon et du mauvais.

Cette thèse démontrera que toutes les caractéristiques du jeu entretiennent un lien plus ou moins direct avec l’angoisse et l’intérêt de jouer afin d’atténuer, ou de ne pas ressentir l’angoisse.

21 Gabor CSEPREGI. 1986. Philosophie du corps et esthétique du sport. Québec : Thèse de doctorat produite à l’Université Laval, p.44

22 Mihaly CSIKSZENTMIHALYI. 1975. Beyond Boredom and Anxiety. Collection «Jossey-Bass behavioural Science Series». San Francisco : Jossey-Bass, p.73

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CHAPITRE I

L’ANGOISSE

Dans cette première partie nous abordons l’angoisse. Tout être humain ressent un jour ou l’autre de l’angoisse. Cette émotion affecte les humains sans discrimination. Mais cela ne veut pas dire que nous nous arrêtons pour essayer d’élaborer à propos de ses effets, sa définition et sa cause. Un grand nombre d’individus vit de l’angoisse et aimerait la définir afin d’en atténuer les effets bien souvent perçus comme pénibles et désagréables. L’humain n’apprécie pas subir ce sentiment sans pouvoir améliorer sa condition ou du moins réduire sa souffrance. Lorsqu’il ne possède pas les capacités nécessaires pour effectuer ces améliorations, il prend au moins connaissance de sa condition d’être fini qui possède la capacité de s’imaginer l’infini. Cette qualité de l’humain sera abordée dans le présent chapitre. L’humain se sent vulnérable surtout parce que l’angoisse le met directement en relation avec sa petitesse et sa finitude dans un vaste univers. De plus, il se pourrait qu’il soit voué à ressentir de l’angoisse sans jamais réussir à en éliminer totalement l’apparition. Si la nature humaine nous amène à ressentir de l’angoisse, alors, l’angoisse nous accompagnera toujours. Nous expliquerons que l’angoisse requiert la liberté, qu’elle ne surgit pas sans liberté et que la position de l’homme dans le monde en tant que créature en partie finie et infinie favorise son apparition. Nous démontrerons que l’angoisse accompagne l’humain depuis qu’il jouit de sa liberté et qu’il a réussi à conceptualiser l’avenir. Ainsi, la vie finie, qui se réalise, met de côté un nombre infini d’alternatives qui ne se réaliseront jamais. Comment pouvons-nous savoir avec certitude ce que nous serons

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dans le futur? Les chemins que nous empruntons ne réalisent qu’une seule des possibilités imaginables et non pas plusieurs. Cela a comme effet de confondre notre désir de connaissances claires et stables qui ne réussit pas à toujours prévoir le déroulement subséquent. Nous voulons une certaine répétition et une prévisibilité. Nous développons un système de probabilités, mais ce qui se produit nous surprend par son existence. De plus, la monotonie qu’engendre la répétition nous pousse naturellement vers la nouveauté. Nous vivons toujours le tiraillement de ces deux désirs et cela engendre de l’angoisse puisque nous ne pouvons les satisfaire au même moment.

Une façon simple de s’exposer à l’angoisse consiste à penser à la mort et à la néantisation de notre être. Ce passage inévitable de la vie vers autre chose nous amène à nous interroger sur la continuité de l’être. Nos sens nous assurent que rien ne survit, mais notre émotivité et notre intellect nous suggèrent que quelque chose demeure malgré le décès. Il s’ensuit une impression de vertige et d’incapacité à se projeter dans le futur : cela est de l’angoisse. Cela remet en doute tout le sens que nous donnons à notre vie. Nous nous questionnons à propos de la capacité de l’humain à percevoir l’être. Peut-être sommes-nous limités à n’en percevoir que les manifestations : l’étant. Beaucoup d’auteurs existentialistes ont abordé cette question : si seul ce qui existe possède un sens, qu’advient-il de ce qui sombre dans le néant au décès? Le sens se voit-il expulsé, retourne-t-il dans une masse primordiale? Nous nous retrouvons devant l’incapacité d’expliquer pourquoi certaines choses existent et d’autres pas. Le dessein du monde nous échappe. Nous développons des sciences sur les objets qui existent et non pas sur ce qui les a poussés à exister. Beaucoup de choses existent sans que nous ne comprenions pourquoi et à l’inverse d’autres n’existent pas et cela cause une surprise. Nous nous devions donc d’élaborer sur cet aspect de l’angoisse ainsi que sur la possibilité que l’angoisse surgisse de l’incapacité humaine à comprendre tous les secrets de l’univers et qu’ainsi nous ressentions nos propres limitations.

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15 La littérature sur l’angoisse abonde autant que le nombre d’auteurs ayant discouru sur le jeu. Cependant, en philosophie, l’angoisse demeure un sujet plus étoffé que l’activité ludique. De chaque élaboration d’un système philosophique jaillit une différente définition de l’angoisse. Cela a l’avantage de fournir énormément de matériel pour la présente thèse et ainsi nous partagerons de nombreuses définitions et caractéristiques de l’angoisse, telles que développées par différents auteurs dont Heidegger, Sartre et Kierkegaard et enfin nous distinguerons les caractéristiques de l’angoisse qui serviront pour la suite de cette thèse. Avant de nous lancer dans la description d’un sentiment habituellement perçu comme désagréable, nous devons établir d’où surgit l’angoisse.

1. La position de l’humain dans le monde a. La difficile condition d’être humain

L’homme ne sait pas ce qu’il est, il ne connaît que des raisons. L’être demeure dissimulé derrière tout ce qui existe. Bien que nous découvrions des causes, nous ne trouvons pas la première, celle qui se voile derrière toutes les explications que notre raison réussit à élaborer.23 Ainsi, nous n’acceptons pas que la moindre chose puisse exister sans explication. Cela concerne l’humain qui s’imagine pouvoir tout débuter à partir de cette idée : Nihil est sine ratione, rien n’est sans raison. Motivé par cet axiome, l’humain extrapole. Cette pensée rencontre une autre idée que nous partage Héraclite en son fragment #17 : «Le caractère humain n’a pas de raison, le divin en a.24» Le reste, en suivant la logique divine, possède par défaut une raison d’être. Mais il demeure que l’homme, incapable de donner une raison satisfaisante pour expliquer son existence, détient quand même un intellect qui lui confère l’appréhension du monde «Et cependant c’est la destinée curieuse de notre humaine raison d’être troublée et accablée sans cesse par la pensée de la totalité de tout ce qui existe.25» Nous voulons tout englober dans nos sciences. Nous nous insérons dans un monde où tout détient une position spatiale et temporelle et paraît être lié.

23 Martin HEIDEGGER. 2008. Le principe de raison : traduit de l'allemand par André Préau ; préface de Jean Beaufret. Collection «Tel», N079. Paris : Gallimard, p.237-238

24 Héraclite d’ÉPHÈSE. 1986. Fragments ; Texte établi. Traduit, commenté par Marcel Conche. Collection «Épiméthée». Paris : Presses universitaires de France, p.81

25 Eugen FINK. 1966. Le jeu comme symbole du monde : traduit en français par H. Hildenbrand et A. Lindenberg. Paris : Les éditions de minuit, p.24

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Cette totalité nous apparaît aussi respecter des règles. Nous essayons de tout expliquer et cela nous rappelle la petitesse de l’humain soumis à un univers si vaste. Accepter d’emblée notre ignorance et notre incapacité à expliquer le monde hors de tout doute ne nous satisfait pas. Au contraire, cela nous humilie et nous force à avouer notre faiblesse plutôt que de démontrer notre conscience et notre acceptation de notre condition d’être fini comme point de départ d’une science qui permet d’appréhender tout le monde. L’humain désire tout comprendre et prétend posséder la capacité de connaître le monde en entier. Encore plus prétentieux, nous convoitons la connaissance de l’être comme si en observant les phénomènes nous trouverions un moyen d’expliquer pourquoi ils se produisent. Étrangement, l’humain peut limiter sa compréhension du monde à ce qu’il en sait ou bien à ce qu’il conclut des connaissances du moment. C’est-à-dire que la science pousse dans des directions et repousse les limites quotidiennement. Ainsi, nous pouvons prétendre qu’il existe notre connaissance de la nature (physique), la limite et l’autre côté de la limite, ce qui dépasse la nature observable (métaphysique). Toutes ces explications s’avèrent plausibles et fonctionnent assez bien dans notre monde, mais rien n’indique qu’il s’agisse du vrai fondement. Expliquer comment le monde fonctionne ne donne pas le motif de la création et ne nous assure pas que les explications soient fidèles à la réalité. La science offre d’expliquer et non de comprendre le monde. L’humain se repositionne continuellement au fur et à mesure que la science progresse. Ainsi, il passa de créature, désirée par une force supérieure, qui eut comme but de continuer l’œuvre divine à simple créature vivante qui nécessite un support physique afin de continuer une existence contingente. Mais, tous ne se questionnent pas sur la nature des choses. Nous nous concentrons sur les vérités du monde dans lequel nous évoluons avec le désir de découvrir une vérité toujours valable. Nous prétendons innover en créant une méthode d’appréhender le monde qui, en soi, contient déjà notre rapport au monde puisqu’elle tient compte de notre expérience et de notre développement effectué dans la contingence du monde. L’humain ne se positionne pas objectivement dans un espace bien homogène. Sa perception du monde influence toute la matière qui l’amène à effectuer des raisonnements. Comment prétendre que l’humain dépasse l’humain? Tout ce qu’il perçoit, tout ce qu’il sait, tout ce qu’il accomplit, tout cela n’était-il pas déjà lui ou en lui au moment où cela se présentait encore sous la forme de potentiel? En suivant cette théorie, nous ramenons la totalité de l’expérimentable à

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17 l’humain comme seul interprète de l’environement dans lequel il vit. Il n’accepte pas qu’une part demeure hors de sa compréhension. Cela clôt aussi l’horizon d’agir autrement que de la façon humaine. Il n’atteint pas une connaissance pure et détachée de l’humain. Les instruments les plus objectifs demeurent des créations humaines. Par exemple, nous réussissons à séparer le temps en plusieurs ensembles si probants que nous acceptons tous la séparation de ces périodes. Nous nous entendons sur ce que représente une journée, mais ensuite, le nombre de ces journées dans les semaines, les mois et les années varient d’une culture à une autre. Nous avons observé et décidé ce que représentait le cycle d’une année, mais de nombreuses alternatives existent. Tout ce que nous percevons, toutes les actions que nous perpétrons prennent place dans le monde. Ce dernier ne contient pas seulement que ce qui s’y passe et l’expérience que nous en avons, mais il renferme aussi les possibilités des objets qui s’y trouvent.26 «Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconsistance des apparences, rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient.27» Nous devons vivre quotidiennement dans un mélange de continuité, mais aussi de discontinuité. Nous nous convainquons que tous les phénomènes de la vie possèdent un but, car sans cet axiome nous dépenserions énormément d’énergie dans des facéties et aussi abandonnerions certains domaines en prétendant qu’ils demeurent impénétrables. En entrevoyant le contraire, nous en arriverions à un doute généralisé à propos de tout ce qui se produit dans le monde. Nous pouvons prendre connaissance de cette attitude humaine avec la théorie de l’évolution darwinienne qui cherche à démontrer que si la nature se développe sans respecter de règle, nous ne pouvons pas en discerner et en interpréter la vérité.28 Alors, toutes nos théories scientifiques ne vaudraient rien. Malheureusement, la nature ne s’exprime pas, ce qui vaut aussi pour la nature humaine. Malgré ce constat désolant, nous adhérons à la croyance en une vie qui suit des règles que nous pouvons découvrir. Même si cette explication s’avérait aussi simple que la pensée suivante de Marx pour qui «La vie

26 Ibid., p.205-206

27 Pascal. 2000. Pensées ; Pascal ; Présentation et notes par Gérard Ferreyrolles ; texte établi par Phillippe Sellier d’après la copie de référence de Gilberte Pascal. Collection «Classiques de poche», n016069. Paris : Livre de poche, p.167

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elle-même se présente seulement comme moyen de vivre29», nous posséderions assez de matière pour reconnaître ce fait et améliorer notre existence. En nous soumettant aux affres de la vie, nous prétendons réussir à en apprendre les constantes et à y déceler un fonctionnement qui puisse contribuer à améliorer notre condition humaine. Nous avons cessé de vénérer les dieux pour apaiser les événements naturels, nous avons pris les choses en main et du même coup remplacé ces croyances par une connaissance technique plus approfondie qui place la nature dans un contexte. Comme la nature ne s’explique pas de vive voix, la science progresse à l’aide de méthodes limitées par les capacités de ceux qui les mettent en place. Nous détenons une science sur quelque chose : minimalement, nous disposons de la capacité de comprendre et d’élaborer sur différents sujets. Cela nous place dans la difficile position d’une entité qui saisit une partie du monde sans en comprendre l’entièreté, mais qui peut engendrer des choses. Il revient donc à l’humain de se doter d’un but, de le vouloir et de le désirer. Ce qui l’amène au malheur puisqu’aucun but ne le satisfait pleinement. Le constat que tire celui qui a compris la futilité du vouloir et du désir l’amène à contempler la farce du monde qui a suscité toute sorte de sentiments en lui par le passé, mais qui le laisse désormais indifférent. Sa vision du monde ressemble à la vision que nous avons d’un échiquier lorsque nous contemplons à rebours et avec détachement les mouvements qui ont déclenché des réactions et des gestes durant la partie. Nous cherchons toujours à faire des liens qui ne possèdent pas d’autre raison d’être que de satisfaire la curiosité humaine. Nietzsche qualifie cette propension humaine de ridicule : la nature humaine limite l’humain, elle limite l’horizon. Il n’existe pas de métaphysique, que de la physique qui nous dépasse partiellement.30 Dans le combat de l’intellect contre la nature, nous devons considérer les deux protagonistes. L’humain découvre un ordre à la nature et non pas l’ordre qui la régit. Il fait face à la possibilité que la vie ne soit pas une argumentation, mais simplement un fait ; de plus, que ce fait inclut probablement des erreurs selon notre pensée rationnelle. Notre propension à tout ordonner s’avère un moyen

29 James P. CARSE. 1988. Jeux finis, jeux infinis : Le pari métaphysique du joueur : traduit de l'anglais par Guy Petitdemange avec la collaboration de Pierre Sempé. Collection «Tel», n0130. Paris : Éditions du Seuil, p.34

30 Friedrich NIETZSCHE. 2000. Œuvres 1 La naissance de la tragédie ; Considérations inactuelles : traduit par plusieurs personnes. Collection «Bibliothèque de la Pléiade», n0471. Paris : Gallimard, Volume 1 p.27ss

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19 de s’illusionner et non pas une justification de l’univers.31 Même le langage, qui consiste lui aussi en une façon de maîtriser le monde qui nous entoure, contient des faiblesses. Ainsi, il ne convient pas à toutes les situations et nous le réalisons vite lorsque nous cherchons le mot le plus approprié et que celui-ci ne nous vient pas en tête ou n’existe tout simplement pas. Il faudra faire référence à une situation, à une émotion et à une expérience vécue afin que nos interlocuteurs nous comprennent. Souvent, à cette situation, se joignent de l’insatisfaction, de la colère, un sentiment d’incapacité et de l’angoisse. Ce qui nous dépasse et que nous ne réussissons pas à expliquer nous angoisse. L’étant participe à un monde qui lui échappe. Il ne sait pas pourquoi une chose est telle quelle. Nous croyons que l’être ne s’attribue pas de la même façon à un humain qu’à un objet inanimé. L’humain s’accomplit à travers les décisions qu’il prend et cela en jouissant de la liberté. Il doit mener une existence dans l’incertitude et il ne dispose que de cette existence. Cela génère une crainte d’effectuer des erreurs exactement comme la peur de pécher chez les croyants, une peur de réduire le lien et la marque de respect envers quelque chose de grandiose. Minimalement, nous percevons une crainte de nous manquer et de ne pas nous développer comme nous le voulons, comme nous croyons que nous le devrions. La liberté dont nous disposons nous force à faire des choix et ainsi nous sommes seuls à porter la faute de saboter tout le chemin entrepris en un sens. Bien que non responsables de notre création, lorsque nous existons, la liberté va de pair avec la responsabilité.32 Sans rencontrer de détermination, l’humain se croit illimité. Nous utilisons les concepts de l’infini de l’espace et du temps grâce à notre imagination. Nous ne connaissons pas de limite, mais toutes ces fabulations ne donnent pas l’existence aux formes imaginées. De ces infinies possibilités, nous n’en rencontrerons réellement que quelques-unes et nous n’aurons pas le loisir de décider lesquelles existeront, elles nous seront données. La vie prend tout son sens au moment où nous réalisons vivre. Elle n’a aucune importance pour ce qui n’existera pas, mais une fois dans le monde, nous lui donnons le sens que nous choisissons. Nous ne savons même pas quelle puissance gouverne tout et nous comprenons peu cette situation. Ce que nous vivons personnellement nous est clair, nous connaissons notre misère, nous

31 Catherine BATES. 1999. Play in a Godless World : the Theory and Practice of Play in Shakespeare, Nietzsche and FREUD. London : Open Gate, p.56

32 Jean-Paul SARTRE. 1996. L’existentialisme est un humanisme : présentation et notes par Arlette Elkaïm-Sartre. Collection «Folio-Essai», n0284. Paris : Gallimard, p.39-40

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ignorons ce qu’est la mort et nous reconnaissons que ce territoire demeure hors de notre portée, mais que nous mourrons. Cela cause de l’angoisse. Nous nous débattons pendant notre existence et malgré ces limitations, nous visons le bonheur et la joie. Certains disent que la condition humaine ressemble à une prison parce que, malgré son énorme potentiel, nous percevons aussi ses limites physiques mentales et émotionnelles.33 Cependant, nous désirons le bonheur en incluant ces différentes limites. Si nous ne pouvons pas changer ou guérir notre condition d’étant, nous pouvons l’oublier en nous divertissant ou en nous éloignant de notre nature. Notons qu’en nous investissant complètement dans une activité quelconque, en nous changeant les idées, nous quittons aussi l’habituel. Nous désirons passer tout notre temps en harmonie avec nous-mêmes, avec nos besoins comblés. Cela représente un but de la vie envisageable qui consiste à vivre dans un état de joie aussi appelée le désir sublimé. Cela requiert un amour de la vie et la satisfaction de ses besoins essentiels et plus encore. La joie se constituerait à partir de l’harmonie avec soi-même, tandis que son opposé, l’angoisse, consisterait en le mal d’être avec soi. Nous voulons mettre notre vie banale de côté, mais des contraintes physiques, pécuniaires, etc. nous en empêchent. Nous voudrions que notre vie n’invite à aucun dépassement. Car elle ne peut pas être dépassée. Tout s’y accomplit, il s’avère donc inutile de vouloir en sortir. Mais, il se trouve que «Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et sommes incapables ni de certitude ni de bonheur. Ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d’où nous sommes tombés.34» Même en ce qui concerne les lois et la justice, nous démontrons régulièrement notre incapacité à les accorder. Lorsque nous nous efforçons d’intégrer un idéal tel que la justice, son passage au monde matériel s’effectue au détriment de sa perfection. Ironiquement, nous pourrions affirmer que «L’homme est donc si heureusement fabriqué

qu’il n’a aucun principe juste du vrai, et plusieurs excellents du faux. (en italique dans le

33 Marcel Conche. 1980. Temps et destin. [S.L]: Éditions de Mégare, p.67

34 Pascal. 2000. Pensées ; Pascal ; Présentation et notes par Gérard Ferreyrolles ; texte établi par Phillippe Sellier d’après la copie de référence de Gilberte Pascal. Collection «Classiques de poche», n016069. Paris : Livre de poche, p.47

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21 livre)35» Notre incapacité à réaliser les idéaux et notre habitude de les dégrader au même moment où nous les incorporons dans le monde apporte son lot d’insatisfaction.

Ce qui amène un objet à exister ou pas nous échappe. «Son propre être-dans-le-monde est pour l’homme le miracle et l’énigme devant lesquels il se trouve placé et qui constitue l’inquiétude de son existence.36» Dans l’immensité qui nous a engendrés, nous ne comprenons pas ce qu’on attend de nous, les motivations de l’existence. Nous nous basons sur notre position dans le monde pour définir notre rapport face au reste et pour extrapoler à propos de ce que tout cela signifie. Le monde d’un individu se borne à sa compréhension. Nos limites varient selon nos connaissances et nous désirons tout connaître afin de tenir le monde entier et même ce qui le dépasse entre nos mains. Voilà les visées de la physique et de la métaphysique : les créations surgissent de quelque chose et en retrouvant et comprenant cette généalogie nous recréerons la naissance des choses. Cela nous placera dans une position qui nous assurera de bien comprendre et d'effectuer les bons choix. Ce rêve de scientifique surgit du fait que l’homme vit dans les choses, il ne peut pas donner un point de vue strictement objectif. En prenant le rapport de l’homme avec les choses du monde qui lui servent d’environnement, nous réalisons que nous entretenons une relation intime avec tout ce qui existe car nous possédons une compréhension et surtout la capacité de comprendre le monde. Cela laisse croire qu’il existe une transcendance de notre être qui s’unit à tout l’être.

Laissés à nous-mêmes, nous prétendons que tout tient de la chance y compris ce que nous sommes. Il s’agit d’une relecture de Sartre qui déclare que tout n’est que contingence. En découvrant que nous nous soumettons à la contingence du monde dans lequel nous nous insérons, nous devons choisir : ou bien nous nous étonnons de cette réalité et nous essayons de l’expliquer de notre mieux, ou bien nous utilisons notre imagination et peuplons ce qui échappe à la contingence de toute sorte de créations qui détiennent un contrôle sur le contingent. Cela nous amène ensuite à essayer d’amadouer ces êtres qui survivent à la

35 Ibid., p.73

36 Eugen FINK. 1966. Le jeu comme symbole du monde : traduit en français par H. Hildenbrand et A. Lindenberg. Paris : Les éditions de minuit, p.219

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contingence, au chaos et au néant. Notre attitude s’explique par le désir de survivre et d’éviter la néantisation de notre être. Car l’idée de chance répugne naturellement à l’humain qui préfère y voir un signe divin. Il ne s’agit pas de diviniser ou d’exorciser le hasard, mais de l’intégrer dans la vision idéale du monde. Il affecte les humains, mais il n’explique pas tout. À l’inverse, un univers rigide gouverné par une loi d’un destin prédéterminé excluant tout hasard ne satisfait pas plus les questions que suscite l’existence. L’interprétation de l’histoire ressemble à cette prétention de réussir à expliquer le déroulement du passé avec l’espérance que le présent, qui y ressemblera, pourra s’expliquer de la même façon. Normalement, nous racontons une histoire en la replaçant dans son contexte. Ce procédé se limite aux événements passés. Sur la trame chronologique, cela n’a pas de sens car le récit possède déjà sa conclusion. Nous ne pouvons sortir du temporel pour expliquer une histoire, puisque le conteur reste, lui, dans la temporalité. Comme nous le montre Levis Strauss : l’histoire est un mythe parce qu’on essaie de lui donner un sens qui puisse encore se montrer utile aujourd’hui et demain. Cela signifie que nous réinvestissons régulièrement l’histoire de valeurs afin de lui conserver un statut spécial. En plus, nous utilisons nos dernières découvertes scientifiques dans l’histoire afin d’en offrir une nouvelle interprétation ou bien une confirmation des conclusions anciennes.

Nous vivons dans un univers régi par un mélange de hasard et de certitude. Malgré le manque de repères, nous évoluons tout au long de notre vie. Nous constatons quotidiennement que le hasard nous affecte. Nous pouvons jouer avec le hasard, l’utiliser, le transformer et l’avoir en notre faveur. Nous mourrons aussi d’une façon déterminée par le hasard, bien que notre statut de créature vivante inclut du même coup la nécessité de mourir. Ainsi, nous pouvons prétendre vivre en suivant un certain parcours. Après notre naissance, nous prenons les rênes de notre vie en main et nous dirigeons dans une direction voulue. Nous ne vivons pas dans un univers dominé par le hasard et dans lequel nous n’avons aucune emprise ; plusieurs moyens sont mis à notre disposition et nous permettent d’y laisser notre marque. Nous ne subissons pas un seul ordre établi par le hasard auquel nous devons tous nous plier, un monde où n’importe qui ou n’importe quoi respecte un ordre préétabli sans le questionner ou pouvoir y déroger. Dans un tel univers, nous devrions nous contenter de subir un hasard permanent dans lequel nous ne réussirions pas à établir

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23 de constante et dans lequel nous adopterions une posture de créature soumise aux aléas de la nature. Le savoir ne détiendrait aucune prise sur la chance. En connaissant les probabilités, nous ne comprenons pas ce qui se tient derrière et qui les a amenées à exister. Le savoir n’offre pas de tout assimiler, mais d’exclure les excès, l’impossible et ce qui représente des possibilités démesurées. Nous participons à un monde dans lequel le hasard a sa place, où un système causal fonctionne. Nous trouvons des séquences qui se répètent et prétendons parler d’un ordre «permanent». Nous rêvons de trouver des raisons qui appuient l’impression de supériorité qui anime l’humain. Par notre travail nous réussissons à laisser notre marque et à dominer les choses du monde. Cela nous inspire à vivre, malgré notre naissance aléatoire dans une localisation tirée au hasard, la vie que nous chérissons et qui requiert des ressources fixes grâce auxquelles nous pouvons mener une vie décente à travers un univers constant bien que soumis à des règles issues originellement du hasard. Nos explications ne démontrent pas toute l’étendue de la liberté. D’une part, nous pouvons nous résigner à admettre un degré de chance. D’autre part, les paramètres expliquant un comportement se révèlent trop complexes pour que nous les saisissions tous. Dans un monde issu de la chance et toujours soumis à cette dernière, nous ne reconnaitrions même plus ses effets. Notre compréhension des événements en exclut la chance parce qu’en reconnaître l’importance en vient à handicaper sérieusement la connaissance.

En découvrant les statistiques, nous ne prenons pas le contrôle des résultats. Nous ne faisons que rendre compte des éventualités possibles. Nous nous savons finis, périssables, voués à la mort. Mais en même temps, notre capacité à nous ouvrir au monde contient notre connaissance d’une nature limitée qui s’étend sur la trame apparemment infinie du temps et de l’avancée des sciences.37 Nous repoussons les limites de nos connaissances et les générations futures nous dépasseront. Ainsi, nous ne paraissons pas avoir atteint les limites de notre finitude. Grâce à nos connaissances, les actions humaines possèdent un sens, tandis que nous comprenons les phénomènes naturels comme des actes obligatoires ne possédant pas d’autre sens que celui d’être. Nous ne prétendons pas connaître la finitude du monde naturel et ses intentions comme celui des hommes. «L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu

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sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.38» Malgré notre inconfortable position, nous ne pouvons affirmer tout connaître ou bien à l’inverse ne rien connaître. Nous ressentons un sentiment de familiarité avec le monde dans lequel nous vivons, mais aussi de la confusion face aux nombreuses surprises que la vie nous réserve. Plus le temps passe, plus l’humain réussit à tout expliquer, moins l’homme possède d’explication à propos du spirituel et de sa sentimentalité. Jadis, les humains primitifs voyaient des dieux et des démons partout. Maintenant, grâce à la science, nous avons repoussé ces démons dans leurs retranchements. Nous disons, à propos de l’humain archaïque, qu’il ne demeurait pas en lui-même, mais qu’il intégrait la nature au complet en lui. Il détenait en lui la clef pour comprendre le tonnerre et les éclairs. Il devait effectuer les bons gestes dans le but d’obtenir les grâces des dieux et d’asseoir les pierres d’achoppement de la civilisation. Cette relation avec un être autre que l’humain a évolué lorsque l’homme moderne s’est détourné des dieux et a décidé qu’il se suffisait à lui-même pour fonder l’humanité.39

Nous ressentons de l’angoisse à cause de ce processus de prise de connaissance de notre environnement. D’abord, parce que l’humain occupe une position ouverte envers l’univers : nous possédons la capacité de le découvrir et d’extrapoler sur le monde. Le monde se dévoile d’une façon qui nous est intelligible, ou, du moins, nous l’interprétons ainsi. Ensuite, nous avons l’impression de ne pas réussir à le percer à jour pas plus qu’à trouver la position confortable qui nous permettrait de connaître notre rôle. La condition de l’humain incarné dans l’être l’oblige à toujours participer au grand schème et à y conserver une position intégrée. Au même moment où nous expérimentons le monde, nous donnons un sens à cette expérience. Nous nous incarnons et ne pouvons pas quitter cette condition. Cela nuit à notre compréhension objective du monde puisque l’objectivité pure n’existe pas, elle demeure l’objet manié par un être subjectif. Nous nous retrouvons donc dans toutes les découvertes. De plus, nous ressentons une sorte d’angoisse liée à la découverte,

38 Pascal. 2000. Pensées ; Pascal ; Présentation et notes par Gérard Ferreyrolles ; texte établi par Phillippe Sellier d’après la copie de référence de Gilberte Pascal. Collection «Classiques de poche», n016069. Paris : Livre de poche, p.47

39 Eugen FINK. 1966. Le jeu comme symbole du monde : traduit en français par H. Hildenbrand et A. Lindenberg. Paris : Les éditions de minuit, p.194

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