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Les postulats constitutifs du « noyau dur » du programme de recherche d’appu

2. Postulat 2 : la subjectivisation présuppose l’individuation

Selon le second postulat constitutif du noyau dur du programme de recherche, la subjectivisation présuppose l’individuation. Ce postulat est d’autant plus significatif qu’il crée des « points de contact » (Chauviré, 1992, p. 47) entre deux approches épistémologiques distinctes. D’un côté, questionner l’individuation nécessite de s’appuyer sur une approche « mécaniste et causaliste » (Ogien, 2007) situant les régularités naturelles et anthropologiques. D’un autre côté, étudier la subjectivisation nécessite de s’appuyer sur une approche compréhensive « téléologique et finaliste » (Ogien, 2007) relative aux conventions sociales, autrement dit aux règles. L’individuation est donc associée à une démarche explicative par les causes alors que la subjectivisation est associée à une démarche compréhensive par les raisons. La subjectivisation correspond à la construction du sujet qui se travaille dans ses expériences de langage conventionnel, c’est-à-dire appris (Laugier, 2010). En revanche, l’individuation correspond à sa construction par le langage naturel. La subjectivisation se réalise par le suivi de règles apprises constitutives du langage conventionnel (Laugier, 2009). Elle se réalise donc dans et par le suivi des règles. Le sujet en conscientisant et en verbalisant les règles qu’il suit se construit. Comme souligné en amont, il s’agit de comprendre par les raisons et moins d’expliquer par les causes. La recherche par les causes peut être en effet infinie alors que la chaine de la pratique par les raisons est bien finie (Chauviré, 2002 ; 2004 ; De Lara, 2005). Autrement dit, l’acteur peut avancer les raisons de son action mais il méconnait vraisemblablement l’ensemble des causes de celle-ci. En effet, la philosophie analytique réfute toute explication par les causes au profit d’une explication par les raisons permettant de rendre intelligible l’action (Chauviré, 2004). En ce sens, chercher à accéder aux raisons de la pratique vaut pour identifier les règles suivies (Le Du, 2004). C’est ce que nous nous sommes attachés à réaliser lors de notre recueil des données supports à l’étude.

A ce niveau de développement, il est important de s’arrêter quelque peu sur le concept de règle. L’immanence des règles aux pratiques conventionnelles (Chauviré, 2002) présuppose tout à la fois une régularité de ces pratiques mais aussi la mobilisation de certaines réactions naturelles. Il existerait donc une « normativité naturelle » (De Lara, 2005) engendrant une régularité naturelle des choses source d’établissement des règles conventionnelles. C’est en ce sens qu’il faut entendre que ces dernières « s’enracinent dans le

naturel » (Laugier, 2010, p. 150). Une fois engendrées par la régularité des pratiques, les règles ne sont rien d’autre que des « expériences normatives situées » (Lähteenmäki, 2003)

acceptées par la communauté considérée, rendant en son sein intelligibles, anticipables et évaluables les actions de chacun des membres (Livet, 1993). Elles font autorité pour ces derniers car elles constituent autant de standards de correction. Elles ne déterminent cependant pas leur propre application en ce que chaque acteur qui les suit, peut à tout instant en rejeter le suivi (Descombes, 2004). Les règles constituent une sorte de « grammaire » expérientielle qui sert de véritable mètre étalon pour pouvoir reconnaître et/ou juger de la conformité des actions entreprises aux prescriptions de la communauté.

Dans le détail, chaque règle peut être assimilée à une expérience qui en agrège d’autres par l’intermédiaire d’un « lien de signification » (Bertone, et al., 2009). Elle contient, tout d’abord, une expérience souvent langagière « d’étiquetage » (« ceci ») de la règle considérée. Elle agrège à cette expérience d’étiquetage, une expérience « exemple » (Ce qui correspond à « cela ») de la règle considérée. Cette expérience peut être de nature diverse et plus ou moins complexe selon qu’elle est constituée de plus ou moins « d’aspects » (Chauviré, 2010). L’exemple exemplaire peut, en effet, être décrit, donné à visionner et / ou à réaliser. Enfin, la règle agrège une expérience dite « de résultats » usuellement associés ou attendus dans la communauté de la règle considérée (ce qui me permet d’obtenir cela).

En détail, ces règles sont des expériences qui « règlent » l’activité en servant de « mètre étalon » (Wittgenstein, 2004) aux acteurs pour signifier, juger, agir et/ou réagir en situation. Autrement dit, chaque lien de signification appris permet au sujet de construire des attentes et préférences nouvelles dans la perception de son activité mais aussi de juger chaque situation en cours afin d’agir correctement, c’est-à-dire conformément à la règle (Wittgenstein, 2004). L’apprentissage de chaque règle alimente donc pour ainsi dire au fur et à mesure une « grammaire » (Wittgenstein, 1996) de règles qui permet progressivement au sujet d’attribuer de nouvelles significations à ce qu’il vit lorsqu’il réalise son travail par exemple (Chauviré, 2004) et de s’y adapter. En s’appuyant sur cette grammaire, il peut ainsi remarquer ce qui devient remarquable, le juger comme adéquat ou non adéquat au regard du « mètre étalon » préalablement appris et finalement agir en conséquence. C’est en ce sens qu’il faut entendre

les propos de L. Wittgenstein (2004) lorsqu’il souligne que l’acteur vit des expériences80 par le truchement d’autres expériences vécues antérieurement.

A ce stade de développement, il convient toutefois de souligner que l’accès à cette grammaire n’est pas à tout instant et en toutes circonstances conscientisé par le sujet. Lorsqu’il est en activité, par exemple de travail, chaque acteur s’engage en effet dans un double registre de réflexivité par rapport aux règles. Dans certaines situations professionnelles, il est engagé dans un régime de réflexivité où il réalise des actions qui sont « gouvernées par les règles » (Ogien, 2007). Ce faisant, il signifie les faits et occurrences de la classe de façon immédiate et préréflexive (Legrand, 2005). Selon Taylor (1995), l’acteur parvient à une « compréhension non formulée » du monde dans lequel il agit qui (i) « permet de trouver un sens aux choses et aux actions (…) entièrement informulé » (p. 560) et (ii) « peut servir de base à une formulation nouvelle » (p. 564), le cas échéant. Ce régime de réflexivité est de l’ordre de « l’inhérence », ou de l’immanence des règles à l’action et à la signification, ce qui n’enlève nullement la possibilité de l’acteur d’énoncer ces règles, pour peu qu’on l’incite à le faire dans des conditions dialogiques favorables (Chaliès & Bertone, 2015). De façon complémentaire, notons que dans un grand nombre de situations de travail, le travailleur réalise aussi des actions dont l’apprentissage s’est fait implicitement (Lave & Wenger, 1991) par l’intermédiaire d’interactions non verbales et/ou d’alignements informels avec la pratique d’autres travailleurs (Rogoff, Matusov, & White, 1996). Il n’est donc pas intrinsèquement en capacité d’y associer des raisons c’est-à-dire de rendre compte des règles qui ont gouvernées ses actions.

Dans d’autres situations professionnelles, le travailleur est engagé dans un régime de réflexivité qui lui permet de se représenter et de rendre compte des raisons de son action et donc des règles qu’il suit lorsqu’il agit (Wittgenstein 1992). Ce faisant il signifie les faits et occurrences de la classe de façon consciente et narrative. Ce régime de réflexivité est de l’ordre de « l’appréhension de l’inhérence », ce qui ne nécessite pas que l’acteur possède la capacité pratique à réaliser l’action gouvernée par les règles correspondantes. La correspondance entre les énoncés des règles de l’action et la réalisation des actions réglées est effective lorsque l’acteur a appris non seulement à « suivre des règles » (Ogien, 2007) mais aussi à produire les actions considérées comme conformes aux règles et qui satisfont la

80 Une « expérience » est ici définie comme une activité vécue par un acteur à un instant donné associée à

communauté professionnelle de référence. Les capacités normatives impliquent donc l’existence de règles conscientes et dicibles mais aussi l’existence d’actions résultant d’un apprentissage par « immanence » (Ogien, 2007). Ce type d’apprentissage ne sollicite pas une prise de conscience de ce qui est fait et ne permet donc pas aux formés de s’en justifier après coup. Ceci dit, il est fondamentalement conscientisable et dicible moyennant une formation réflexive. Cette précision semble d’autant plus importante que, dans l’ancrage théorique déployé dans le cadre du modèle des communautés de pratique, ce type d’apprentissage dit « par participation » (Lave & Wenger, 1991) occupe une place centrale81

.

Pour clore la description de ce postulat, il apparait nécessaire de distinguer deux types de capacités : des « capacités anthropologiques » et des « capacités normatives » (Wittgenstein, 2004). Les capacités anthropologiques sont assimilées à des réactions naturelles appartenant à un comportement commun de l’humanité, telles que la capacité générale de mimétisme ou encore la capacité à associer un air de famille entre différentes expériences vécues (Wittgenstein, 2004). Même si elles restent à ce jour inaccessibles (sauf à considérer une approche fonctionnelle82

), ces capacités n’en restent pas moins fondamentales lorsqu’on s’attache à questionner la problématique de l’apprentissage en formation professionnelle d’adultes. Par exemple, un formé peut, en partie grâce à sa capacité anthropologique de mimétisme, reproduire une action sans pour autant en saisir les intentions non explicitées par le formateur. De la même manière, il est aussi anthropologiquement doté d’une capacité lui permettant de signifier des « airs de famille » (Wittgenstein, 2004) entre différentes expériences. Il peut donc étalonner une expérience professionnelle (de classe par exemple) par une autre (d’observation de la pratique de classe de son tuteur par exemple) parce qu’il a signifié que tel évènement ou tel comportement présentait une ressemblance avec un évènement ou un comportement antérieur ayant fait l’objet d’un travail de formation avec formateurs. Ces capacités anthropologiques sont considérées comme « un réseau ramifié de régularités dans la nature et le comportement humain » (Chauviré, 2002) permettant l’apprentissage d’autres capacités dites « normatives » (Wittgenstein, 2004).

81 La théorie de l’apprentissage sous-jacente au modèle des communautés de pratique et sa mise en tension avec

la lecture « collectiviste » présentée ici fera l’objet d’un développement dans un des chapitres de la partie « Discussion ». Un travail a été fait par certains membres impliqués dans le programme de recherche. Voir par exemple Escalié & Chaliès (2013).

82

Voir à ce sujet par exemple les travaux menés en neurobiologie par le groupe du Professeur Rizzolatti de l’Université de Parme sur ce qu’il est convenu actuellement d’appeler la « théorie de la simulation ». Un détail de ces travaux est proposé dans Chaliès (2012).

Finalement, la subjectivisation repose en partie sur des capacités anthropologiques, naturelles de l’individu comme les capacités de mimétisme, le langage naturel. Une partie de l’expérience issue de capacités anthropologiques participe donc à la construction de la subjectivisation. La construction de subjectivisation s’effectue donc sur « un fond » de capacités anthropologiques. C’est en ce sens que l’on peut entendre le postulat selon lequel la subjectivisation présuppose l’individuation.

3. Postulat 3 : la subjectivisation par l’exercice de capacités

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