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Les postulats constitutifs du « noyau dur » du programme de recherche d’appu

5. Place de la santé dans le programme mené en anthropologie culturaliste

La santé peut être considérée, comme dans d’autres lectures théoriques (voir par exemple la clinique de l’activité en psychologie du travail) comme une des retombées du bien faire au travail. Ainsi tel que le précise Clot (2010) « le bien-être concerne tout autant la gestion du bien faire par la promotion de « bonnes pratiques » qui renouvelle la normalisation des actes afin d’assainir par en haut les situations difficiles » (p. 138). Le bien- être est donc en étroite corrélation avec la confrontation du sujet à des normes (règles au sein de notre lecture théorique) en matière de bonnes pratiques professionnelles. Bien fait, le travail permet « d’obtenir la considération des autres et l’accomplissement de soi » (Clot, 2010, p. 26). Il est donc source de satisfaction et de reconnaissance. Inversement, un travail mal fait peut être à l’origine d’une « souffrance » (Clot, 2010) engendrée notamment par un déficit de reconnaissance de ce qui a été fait par soi et les autres.

La notion de travail bien fait nécessite une référence à des pratiques jugées comme répondant pour ainsi dire à une norme professionnelle partagée au sein de la communauté. Par voie de conséquence, se former consiste à acquérir les « bonnes » normes d’exercice du métier. L’idée n’est pas ici de considérer que le formé doit se plier aux normes de bonnes pratiques et les appliquer après les avoir apprises. Comme souligné en amont, le sujet se doit dans un premier temps d’apprendre les règles constitutives du métier pour ensuite en jouer, c’est-à-dire exister en leur sein en les faisant craquer pour les suivre de façon toujours adaptée au sein de circonstances situationnelles singulières. Nous retrouvons alors le point de vue de Le Blanc (2007, p. 105) lorsqu’il avance que « la formation du sujet dans les normes est donc intimement liée à la réussite du sujet dans les normes qui le forment. Un circuit narcissique se met en place qui va de la norme au sujet en passant par l’estime de soi que le sujet développe grâce aux gains que l’attachement aux normes lui procure ». Le sujet en formation doit donc acquérir des normes formatrices et formatives du métier. En s’y conformant et en réussissant à partir et dans elles, le sujet s’en trouve alors conforté tant personnellement que professionnellement. Ainsi « il n’y a donc soumission aux normes que parce que les normes s’imposent d’un coté aux sujets eux-mêmes, contribuant à leur formation, et que parce que le sujet, d’un autre coté, trouve dans l’attachement aux normes l’occasion d’un gain psychique qui se nomme estime de soi et qui a pour origine les failles narcissiques de toutes existence à

ses commencements » (Le Blanc, 2007, p. 105). Le sujet se soumet donc aux normes pour ensuite se construire au travers d’elles.

Tout le caractère paradoxal de cette lecture est que la prescription du métier est au final « source de santé » (Clot & L’huilier, 2010). Les normes viennent en effet de l’extérieur et s’imposent au sujet comme une obligation de pratiques à réaliser pour être accepté dans la communauté. « Le normal c’est proprement l’exemplaire qui peut servir d’exemple » (Le Blanc, 2007, p. 30). C’est bien là toute la difficulté de la formation professionnelle. Cette confrontation à la norme même chez un novice n’est envisageable qu’à condition d’espérer s’extirper de la norme qui le forme. « Rien ne parait plus difficile que l’intériorisation d’une contrainte venant de l’extérieur dans la mesure où la subjectivité se fait d’abord connaitre au clinicien comme une réserve inépuisable de résistances aussi bien volontaires qu’involontaires au réel. La subjectivité qui est produite dans l’attachement aux normes ne consiste pas dans la simple intériorisation des normes mais dans un même mouvement d’affirmation et de rejet de la norme à laquelle elle s’attache » (Le Blanc, 2007, p. 68). Les enseignants détournent, modifient, adaptent cette norme (Lantheaume & Hélou, 2008) pour finalement exister pleinement en son sein. La relation du sujet aux normes est donc ambivalente et ambigüe dans le sens où ces dernières constituent un référentiel de bonnes pratiques garant d’une certaine efficacité partagée par la communauté mais également aliénant car le confinant dans un certain carcan imposé de l’extérieur. En ce sens, Canguilhem (1943) définissait déjà la santé comme la possibilité de dépasser la norme habituelle. Il s’agit non seulement de partager les normes régissant les pratiques au sein de la communauté mais également de parvenir à les dépasser pour s’éprouver. Cette caractérisation dynamique du concept de santé interroge donc le concept de norme, règles dans notre lecture, lors de l’entrée des formés dans le métier. Elles sont à la fois incontournables car tout formé doit les apprendre pour entrer dans le métier mais aussi sclérosantes s’il ne parvient pas à s’en émanciper pour exister.

L’approche dite de la clinique de l’activité mobilisée en amont étudie cet objet dans la continuité de la psychopathologie et de l’ergonomie de langue française mettant au cœur notamment la prescription et l’activité empêchée (Clot, 1998 ; 1999 ; 2005 ; 2010). Les multiples travaux menés dans ce champ scientifique dénoncent en partie les difficultés pour les travailleurs de faire de cette norme une source de santé. Ainsi, « à la tentative de cadrage de plus en plus strict de l’action quotidienne s’ajoute une visée modélisatrice qui débouche sur des prescriptions toujours plus précises qui tentent de promouvoir les bonnes pratiques,

de les formaliser, de les imposer » (Clot, 2010, pp. 60-61). En effet, ce rapport parfois complexe à l’application de normes extérieures peut être source de pathologies. « Il existe des hommes qui sont en souffrance à l’égard des normes » (Le Blanc, 2007, p. 7). Etre en bonne santé, c’est dépasser les normes, s’en affranchir. Le bien-être se conquiert par le bien faire, la reconnaissance notamment par l’acquisition de normes de bonnes pratiques. Si travailler et plus précisément enseigner, revient à suivre des normes de pratique acceptées dans la communauté, c’est aussi parvenir à s’en émanciper pour éviter que ces dernières soient la source de maladies. Tel que le précise Le Blanc (2007, p. 37) « l’homme normal est malade de la norme unique à laquelle il se soumet ou à laquelle on le soumet… Elle est maladie du fait qu’il y a réduction à une seule norme de vie ». Autrement dit, « l’homme ne se sent en bonne santé que lorsqu’il se sent plus que normal (c’est-à-dire adapté au milieu et à ses exigences) mais normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie » (Canguilhem, 1943, pp. 132-133). « La santé, c’est la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer de normes nouvelles dans des situations nouvelles » (Canguilhem, 1943, p. 130). C’est donc en dépassant les normes, en les faisant jouer pour lui compte tenu notamment de son contexte singulier de travail, que le formé échappe à cette normalisation excessive et construit sa santé. Malheureusement, en entrant dans un métier, le formé apprend dans un premier temps à se confronter à ces normes et à s’y conformer jusqu’à parfois se trouver en souffrance et faire naitre de l’insatisfaction. Ainsi, « nous ne sommes pas seulement malades par positionnement délicat par rapport à une norme, parce que notre place n’est pas dans la norme ou insuffisamment. Nous sommes tout autant malade pour être trop dans la norme » (Le Blanc, 2007, p. 87). Au final, il est possible de considérer avec ces auteurs que la santé repose tout à la fois dans la capacité du formé à agir dans les normes tout en les faisant craquer pour y exister en leur sein. « Se sentir en bonne santé, c’est donc se sentir plus que normal, capable d’élargir son rayon d’action à même d’éprouver au moins de temps en temps une autre relation au travail que la complaisance soumise » (Clot, 2010, p. 168). C’est donc aussi pour ces raisons, qu’il « n’existe pas d’état normal complet, pas de santé parfaite » (Canguilhem. 1943, p. 41).

Si l’on se tourne vers la communauté enseignante, on peut aisément constater le caractère heuristique de cette lecture théorique. Les enseignants ne sont en effet que peu épargnés par les problèmes de santé au travail. Tel que le précise Clot (2010, p. 60), « les professeurs loin d’être à l’abri de leur fonction sont désormais parmi les salariés les plus

atteints dans leur santé ». Ces difficultés ne sont pas nouvelles au sein de la profession. Néanmoins, elles sont actuellement accrues par l’évolution rapide de la tâche prescrite et par là même du métier. Autrement dit, les enseignants apparaissent comme en difficulté pour faire face à ces attentes institutionnelles nouvelles. Ils sont placés dans un métier en mutation au sein duquel les normes de la communauté sont bousculées. Au final, « l’action d’enseigner tend à perdre une bonne part de son sens » (Clot 2010, p. 57). La lecture proposée dans cette direction par la sociologie pragmatique est sur ce point très intéressante (Lantheaume & Hélou, 2008). Selon cette lecture, la multiplicité des activités que les enseignants doivent désormais intégrer dans leur service déstabilise leur métier. Face à des tâches de plus en plus diverses et de moins en moins outillées en termes de normes professionnelles, les enseignants vivent un sentiment d’inachevé. Ils ont l’impression de réaliser un travail de moins en moins bien fait et nourrissent pour ainsi dire de l’insatisfaction et parfois de la souffrance (Lantheaume & Hélou (2008). La notion de qualité « empêchée » est d’ailleurs au cœur de cette lecture de la souffrance au travail. Autrement dit, on assiste à un renversement. Alors même que le métier, lorsqu’il est bien fait, peut engendrer de la satisfaction et de la santé au travail, il peut être aussi source de souffrance. Tel que le précise Clot (2010), « le métier met à l’épreuve la qualité du travail… Le lien tend à se complexifier entre d’une part ce que l’on peut se fixer comme buts à atteindre et, d’autre part, les mobiles qui poussent à faire ce métier (d’enseignant) » (p. 56). Cette difficulté à atteindre un but qui se dilue et interroge les normes du sens profond de la profession contribue à fragiliser une profession qui subit ces transformations.

Lantheaume et Hélou (2008) mettent en exergue une autre difficulté spécifique au métier d’enseignant face à ces normes. Il existe un doute sur ce qu’est bien travailler dans la profession. Les critères de jugement ne sont pas tous convergents. Les organes institutionnels qui prescrivent les nouvelles tâches méconnaissent les contextes d’exercice. Autrement dit, pour ces auteurs, à la difficulté pour les enseignants à exister dans une émancipation aux normes du métier peut aussi être ajoutée celle d’une absence de formalisation de ces normes fixant en quelque sorte le bien travailler. Confrontés à cette absence de normes, les enseignants s’engagent dans leur propre définition et finissent par ériger « un système de normes assez peu stables » (Lantheaume & Hélou, 2008, p. 98).

Chapitre 2

Une lecture théorique singulière de la formation

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