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DE LA POSTCOLONIE À LA PENSÉE DÉCOLONIALE : ÉCHEC DU PAMPHLET OU TRIOMPHE DU ROMAN ?

III- 1-3 Le postmodernisme littéraire africain : vers une émancipation africaine des

métarécits

A contrario des canons, règles et contraintes établies par les institutions littéraires, le

postmodernisme littéraire considère que tout peut être art. C’est pourquoi dans sa réflexion sur le postmodernisme, Ambroise Kom fait le constat suivant à propos des instances hexagonales garantes des normes : « le postmodernisme prétend que tout ce qui nous entoure doit être perçu comme un texte, les critères de stricte linéarité et de cohérence ne l’emportant pas toujours sur les autres aspects du texte, aussi bien oral qu’écrit »457. Passer outre les contraintes qui

amputent la création d’une certaine authenticité et obligent l’œuvre littéraire à rentrer dans un moule prédéfini pour être reconnue, est un acte émancipateur. De là naît le rejet de l’appellation péjorative et restrictive de littérature mineure. L’esthétique postmoderne vient à juste titre consacrer la liberté par excellence de l’écrivain africain. En effet, Adama Coulibaly explique que le postmodernisme dans la littérature africaine consiste à déconstruire, décentrer ou « désessentialiser »458 ce qui fut centré par le modernisme. Dans ce contexte, si certains aspects

des textes peuvent paraître provocants, il faut reconnaître que d’autres n’existent que par nécessité. Si le fait de franchir les frontières génériques permet à l’auteur (Kourouma, Béti,

456 Jean-Marc Ela, Ma foi d’Africain, Paris, Karthala, 1985, p. 17.

457 Ambroise Kom, « Culture africaine et enjeux du postmodernisme », op. cit., p. 4.

458 « Les conditions postmodernes du roman d’Afrique noire francophone », Annales de l’Université Stefan Cel

Mare (Méridien critique), Mircéa A. Diaconu et Steiciuc Elena-Brandusa Steiciuc (dir.), Suceava, Éditions

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Kéita), de recourir à sa culture orale, il n’en demeure pas moins que par cet acte rebelle, il contourne la censure de la dictature afin de transmettre son message.

1- Abandon des métarécits chez Kourouma, Béti et Kéita

Selon Jean-François Lyotard, le postmodernisme se caractérise par son « incrédulité à l’égard des métarécits »459, point important que le penseur va développer, dans un autre

ouvrage, de la manière suivante : « une nouvelle légitimation [...] fondée sur la reconnaissance de l’hétéromorphie des jeux du langage »460. À ce sujet, il serait intéressant d’observer le

parcours de Perpétue et l’habitude du malheur. Rappelons que ce texte romanesque parut suite à l’empêchement de l’essai pamphlétaire Main basse sur le Cameroun. En effet, la fiction pour Béti s’annonce comme un moyen auquel il a paradoxalement recours pour mettre à disposition de son lectorat, un matériau perturbant. Elle devient, par conséquent, le lieu d’énonciation privilégié d’éléments de réquisitoire violemment réprimés à la fois par les gouvernements camerounais et français. Aussi Perpétue et l’habitude du malheur est-t-il une répétition de ce matériau contenu dans l’essai. Comme le roman d’Ahmadou Kourouma, lorsqu’il se résout notamment à concrétiser ses ambitions pamphlétaires en retirant notamment des toponymes et des patronymes pour éviter de se compromettre. Dans Sous fer, Fatoumata Kéita s’est sans doute autocensurée.

Ces censures politiques qui « contraignent » la fiction pour produire du vrai, s’accompagnent presque toujours de censures d’ordre intellectuel. Jean François Bayart se rangeait ainsi aux côtés du politique pour réprimer une production intellectuelle et artistique jugée dérangeante. Il déclarait dans Le Monde que Main basse sur le Cameroun est : « un pamphlet exécrable, dont l’interdiction abusive par Raymond Marcellin, alors Ministre de l’Intérieur, assura la crédibilité auprès de la gauche française. Par la complexité et la richesse de son histoire, le Cameroun mérite mieux que ces clichés »461. On remarque que la répression est

d’autant plus forte que les textes romanesques issus de ces circonstances ne pouvaient que

459 La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 7.

460 « Réponse à la question qu’est-ce que le postmoderne ? », Critique, Paris, Minuit, 1982, n° 419, p. 357-367. 461 Mongo Béti, « Main basse sur le Cameroun : un pamphlet exécrable ? », Peuples noirs, peuples africains, (1983, n° 34, 1-8) [http://mongobeti.arts.uwa.edu.au/issues/pnpa34/pnpa34_01.html].

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symboliser un désir ardent de liberté. Par conséquent, se met en place, de part et d’autre, un mélange de genres et sous-genres. Le récit devient alors le lieu de la contestation des idées reçues et des normes imposées, tant sur le plan générique que narratif, à la faveur d’embrayeurs de la polygénéricité et du multiculturalisme qui défient les codes et les identités conventionnelles. Kourouma, Béti et Kéita produisent dans leurs textes respectifs une réelle hybridation de genres. En effet, Perpétue et l’habitude du malheur, En attendant le vote des

bêtes sauvages et Sous fer font éclater les frontières entre pamphlet, roman historique, roman à

thèse et nouveau roman. Ils disent l’Histoire de la Côte d’Ivoire, du Cameroun, du Mali – le

Mandé – et de l’Afrique en général. Outre cela, les protagonistes centraux (Essola et Nana)

illustrent une idéologie politique ou philosophique de l’auteur. On note un cryptage qui flirte avec le roman à thèse. C’est également le cas de Bingo le Sora créé par Kourouma pour stigmatiser la dictature et rappeler le dictateur aux convenances. Essola, quant à lui, devient une sorte d’enquêteur lorsqu’il s’attèle à reconstituer les circonstances de la mort de Perpétue ; l’essentiel de la narration se déploie au fur et à mesure de sa minutieuse quête de vérité. Puis intervient la punition des coupables (son frère Martin et Maria, sa mère). Les personnages, dans l’ensemble, sont à l’image du sujet postmoderne à la psychè éclatée, tenant des propos et réalisant des actes contradictoires. Comme l’agencement des intrigues qui témoigne de l’abandon de la stricte linéarité. En effet, dans En attendant le vote des bêtes sauvages et dans

Perpétue et l’habitude du malheur apparaît nombre d’anachronies temporelles conduisant à une

série de prolepses et d’analepses. Ces derniers aspects liés aux personnages tiennent du nouveau roman ; toutefois, ils révèlent aussi une dimension à la fois absurde et baroque. De toute évidence, ces particularités – qui inscrivent les textes de plain-pied dans le postmodernisme littéraire – n’ont rien de fortuit. Il était nécessaire pour nos auteurs d’opérer cette imbrication afin de signaler une réalité africaine assez complexe. Ainsi chaque genre ou sous-genre composant le texte joue un rôle particulier dans ce « mélange » révélateur de l’ambivalence et du désarroi des sujets. À ce propos, Emmanuel Bouju remarque que :

Il est des textes qui semblent défier la qualification générique, qui exerce sur le supposé carcan du genre une force d’éclatement suffisante pour prétendre redéfinir exemplairement les frontières de la littérature. Il en est d’autres, moins nombreux, plus discrets assurément, qui viennent troubler fortuitement l’équilibre des attentes génériques, préoccupés seulement du chemin qu’ils se sont imposé de suivre, parfois sans