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ET DE SOUS FER

I- 2-1-3 Indépendance et réalités sociales féminines : Sous fer

Le texte de Fatoumata Kéita, « la fille rebelle du Mandé », pour reprendre l’expression d’Hélène Bouchard, soulève la question douloureuse des pesanteurs traditionnelles qui se perpétuent à travers des codes rythmant la vie de tous les jours aux dépens de la femme. Selon l’écrivaine malienne, Sous fer est un texte critique et une plainte sans toutefois sombrer dans un pessimisme radical. Ainsi, il s’inscrit dans une visée subversive face à certaines valeurs sociales sexistes :

L’écriture est le seul espace qui me donne une liberté à nulle autre pareille. Liberté d’agir, de réagir, de m’exprimer, de démolir les murs des prisons dans lesquelles on a tendance à vouloir nous confiner souvent. En fait, pour moi, écrire, c’est plus que résister. C’est subsister en osant lever le ton, contredire le baron, le provoquer, le contrarier allègrement, prendre position, s’engager constamment, défendre une opinion sur un sujet et vigoureusement, s’affirmer, revendiquer, proscrire, rêver, espérer une meilleure place dans un monde masculin. Alors oui, en écrivant, je ne résiste pas seulement. Je subsiste. Je subsiste en sachant que j’imprime ainsi ma présence au monde. Je subsiste en disant les souffrances de la femme, en disant ce que j’espère pour mon pays149.

En apparence, Sous fer s’éloigne des textes de Kourouma et Béti : en effet, l’œuvre de Keita semble être plus centrée sur les réalités tragiques de la femme malienne et africaine que sur le pouvoir politique du pays. Elle dénonce la responsabilité des autorités politiques dans le maintien du statu quo défavorable à l’épanouissement de la femme. D’autre part, l’homme africain qui la défend est condamné lui aussi. Il subit tout autant qu’elle le rejet de la communauté. Telles sont les principales raisons qui motivent l’écriture de Sous fer, témoignage rebelle sur les méfaits du poids de la collectivité sur l’individu, condamné à l’observance des règles séculaires immuables et inviolables, parce que sacrées.

148 Jean-Claude Muller, Les chefferies de l’Adamaoua (Nord-Cameroun), Paris, Éditions du CNRS, 2006, p. 171. 149 Thierry Renard, « Résumé de ma vie et de mon œuvre», Entretien avec Fataoumta Kéita », Lyon, vendredi 23 août 2013. [En ligne : http://fkeita2013.blogspot.fr/].

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Fatoumata Kéita a grandi dans le modèle de la société qu’elle dénonce. Elle aussi a subi les sévices de la société patriarcale : «quand on se rend compte qu’on a beaucoup de choses à dire, à dénoncer et qu’une vie ne suffira pas pour le faire, on se met à écrire »150. Entre mots,

tournures mandingues transposées dans la langue française, interférences sociolinguistiques multiples, histoire collective, personnelle et fictionnelle, le contexte malien historique actuel constitue le substrat qui alimente l’écriture de Fatoumata Keita.

- Sous fer ou souffert

Sous fer/souffert est un jeu de mots qui découle du rapport d’homophonie entre le

bambara151, langue nationale du pays de l’auteure et le français. Au préalable, exposons le sens

et l’origine exacte de ce syntagme qui crée une complicité entre d’une part l’auteur et de l’autre le lecteur malien. Le syntagme « sous fer » est une traduction littérale des signifiants bambara qui sont : « Ka Sigui Negue Koro » et qui signifient très exactement « mettre sous fer », c’est-à- dire exciser. Cette manière de nommer la mutilation génitale féminine permet de mettre en exergue l’aspect dangereux, voire mortel, du rituel. Car, c’est effectivement des instruments métalliques (couteau, lame, ou autres objets en fer) qu’utilise l’exciseuse pour mettre ou asseoir l’enfant de sexe féminin « sous le fer ». Ce genre de procédé s’inscrivant dans les interférences linguistiques de type lexical, s’appelle le calque : le contenu sémantique du bambara se trouve calqué sur des signifiants français. On parle de malinkisation du français, comme chez Ahmadou Kourouma152. Ce phénomène sociolinguistique complexe est fréquent dans la

littérature africaine francophone. D’une manière générale, le procédé fait partie des éléments à partir desquels Deleuze et Guattari définissent la littérature dite « mineure » : « une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure »153. Dans Sous Fer, cela consiste précisément en l’utilisation de la langue française –

langue majeure – mélangée à la langue malienne et à sa culture :

150 Ibid.

151 Bambara et mandingue ou malinké sont des variantes maliennes.

152 Cf. par exemple le titre Le soleil des indépendances d’Ahmadou Kourouma. 153 Cité, p. 84.

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« SOUS FER ». Étymologiquement, cela veut dire « Ka a Sigi Nèguè Koro », asseoir sous fer, exciser. Ce livre a posé la problématique de l’excision chez nous. Il met aussi en exergue le contexte socioculturel dans lequel l’excision est pratiquée dans nos zones rurales, puisque c’est une pratique très enracinée dans les traditions et les coutumes. Puisqu’on a dit, et c’est vrai puisque ce sont les professionnels de la santé qui le disent, qu’elle porte atteinte à l’intégrité physique de la femme, c’est à nous de trouver les mots justes pour le combattre154.

Outre les interférences linguistiques permettant de comprendre le contexte, le lecteur perçoit à travers le syntagme « sous fer », un jeu de mots homophonique conduisant à une certaine harmonie sémantique. Kéita affirme à ce sujet : « c’est l’une des grandes problématiques de l’excision que j’ai posées dans «souffert »155. En effet, ce calembour

percutant véhicule l’idée que l’excision est synonyme de douleurs, de souffrances, de traumatismes physiques et psychiques. C’est aussi une privation de plaisir car l’excision consiste, selon l’auteure, en une suppression de la libido. Par ailleurs, les conditions de la femme astreinte aux tâches ménagères sont très pesantes pour l’héroïne surtout lorsqu’elle poursuit ses études en même temps. Ces pressions sociales et familiales auxquelles la femme est confrontée, constituent une source d’inspiration pour Keita : en effet, certains aspects de la vie de Nana, la protagoniste de Sous fer, se confondent avec certains éléments de la vie de l’écrivaine malienne. Comme son personnage, elle est l’aînée d’une famille de plusieurs enfants. C’est aux côtés de sa mère qu’elle fut initiée aux tâches réservées aux femmes, ce qui l’empêcha d’étudier convenablement :

Malgré sa réticence à recourir à leurs services, Kanda finit pourtant par employer une aide-ménagère afin que Nana puisse avoir le temps de se consacrer à préparer son examen de baccalauréat. Cependant, il veillerait, se promit-il, à ce que la jeune fille s’occupât pendant les congés de travaux concernant le ménage. Pour Kanda, une femme, quel que soit son bagage intellectuel, restait avant tout une femme dans la société, c’est-à-dire celle à qui incombait la responsabilité de s’occuper des tâches relatives au ménage156.

Après s’être affichés comme de farouches opposants au régime de leur pays, Kourouma et Béti ont été forcés à l’exil. Leur « dépaysement », souvent évoqué lors d’interviews, a provoqué un certain ressentiment perceptible à travers certaines prises de position qui

154 Thierry Renard, « Résumé de ma vie et de mon œuvre », Entretien avec Fatoumata Kéita, cité. 155 Ibid.

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s’apparentent à des règlements de compte. Moins caustique que ses confrères ivoirien et camerounais, Kéita veut surtout mettre en lumière une tragédie plus collective et nationale que personnelle : Sous fer n’est pas une œuvre autobiographique mais plutôt une autofiction.

- Nana aux prises avec les violences coutumières

Pourtant, au delà des réalités sociales collectives qui se dessinent à travers le parcours du personnage de Nana, certains éléments renvoient à la vie personnelle de l’écrivaine malienne :

J’ai été très surprise que je sois découverte ; j’ai dit que j’ai une part de moi en Nana, mais ce n’est pas totalement moi en fait. Comme on le dit, l’écriture, c’est un peu de fiction, un peu de vie privée et un peu d’exagération et de dramatisation. C’est vrai qu’il y a une part de moi en Nana, parce qu’étant fille de fonctionnaire, donc d’homme qui n’a pas vécu au village, qui envoie souvent ses enfants au village, il y a certaines des choses que j’ai décrites ici que j’ai vécues réellement 157

Ayant des parents iconoclastes désireux de rompre avec certaines coutumes qu’ils considèrent dangereuses, Nana fut scolarisée et protégée de l’excision aussi longtemps qu’elle fut éloignée de la famille paternelle. Or, une fois adolescente, la famille de son père intime l’ordre de faire subir le rituel à l’héroïne. Elle menace Kanda, le père de Nana, de l’exclure de la sphère familiale en cas de refus. La protagoniste est présentée comme appartenant à ses ancêtres et à la communauté qui exerce sur elle, une autorité absolue. Son père doit se soumettre aux sacro-saintes valeurs ancestrales et accepter la mise « sous fer » : « ce qui l’inquiétait au plus profond de lui-même, c’était ce qu’il adviendrait désormais de ses rapports avec ses parents. Dieu seul savait que son dessein n’était pas de les décevoir avec un quelconque comportement »158. D’autre part, Nana correspond au prototype de la fille et de la

femme qui veut s’émanciper. Fatoumata Keita investit son personnage de prérogatives qui en font un modèle dont elle rêve. Cependant, en dépit d’être une étudiante brillante en médecine

157Fatoumata Kéita et Françoise Dessertine, vice présidente de l’association MALIRA (Mali-Rhône-Alpes), Sous

fer, premier roman de Fatoumata Keita (témoignage), France-Culture, septembre 2014 (document audio réalisé

par Aline Pailler).

[https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-buissonnier/sous-fer-premier-roman-de-fatoumata-keita- francoise-dessertine-vice]

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promise à des luttes progressistes pour émanciper les femmes de son pays, elle ne sera pas épargnée par le rituel de l’excision. Impuissants, ses parents y assistent ; moins par conviction que par crainte de représailles et de rejet de la communauté.

Formés à l’école occidentale, ils sont perçus comme une menace à cause notamment de leur iconoclasme ; et bien sûr, parce qu’ils sont potentiellement une entrave à la perpétuation de des valeurs ancestrales. Des conservateurs interpellent la mère de Nana en es termes : « toi qui nous demandes de ne pas exciser nos filles, n’as-tu pas été toi-même excisée ? »159. Cet extrait

permet de bien juger du degré de sacralité du rituel de l’excision et de la tradition. Il permet également de mesurer l’influence de celle-ci dans la vie quotidienne. La communauté, contrôlée par les chefs traditionnalistes, se montre réfractaire à toute déviation. Leur position s’exprime quelquefois avec violence : ainsi, alors qu’elles prononcent une allocution pour la lutte des femmes, Nana, sa mère, ainsi que d’autres activistes, sont lapidés par la population. Ils sont accusés d’être des pourfendeurs de l’identité nationale et de posséder des profils trop « occidentalisés ». L’extrait suivant révèle la tension et le rejet des divers projets progressistes portés par l’organisation féministe que dirige Fata, la mère de Nana :

Pour toute réplique, des pierres avaient commencé à pleuvoir sur les têtes des organisatrices, avec une violence incroyablement hargneuse. Certaines d’entre elles prirent leurs jambes à leur cou et trouvèrent abri dans les familles avoisinantes. D’autres, tombées sous les coups de pierre, furent blessées et piétinées par la foule. Parmi elles, la présidente de l’association, Fata160.

Poussé par le désir d’inculquer à sa fille la culture malinké et la peur de la violence générale, Kanda finit par céder à la pression communautaire :

Kanda, tout ce que tu as fait, tu l’as fait de travers. Et tu veux qu’il en soit de même pour Nana ? Je ne bougerai pas sans elle. Une fois au village, elle sera mise sous fer et ses mères se chargeront de lui laver la tête pour la conduire chez son mari. Je ne tolérerai aucune désobéissance, ni de ta part, Kanda, ni de celle de Nana, encore moins de la part de N’buramuso [femme du petit frère par rapport au grand frère]161.

159 Ibid., p. 60. 160 Ibid. 161 Ibid., p. 142.

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Mais ce passage n’innocente pas totalement les parents de Nana. La société est structurée de manière particulièrement complexe et mérite une analyse approfondie pour appréhender les mécanismes de maintien du statu quo.

- Fata ou un féminisme controversé

Bien qu’ils soient opposés à l’excision et à toute forme de violence à l’encontre du sexe féminin, les parents de Nana, et sa mère en particulier, leader de la lutte contre les mutilations génitales féminines, adoptent une attitude pour le moins paradoxale. En effet, Sous fer propose une analyse complexe du sujet de la lutte des femmes pour leur émancipation. Le lecteur n’est pas en présence de deux camps opposés, comme c’est le cas dans beaucoup de textes d’écrivaines féministes africaines. Le récit de Keita condamne le patriarcat, néanmoins l’écrivaine est consciente de la responsabilité des femmes dans le maintien du système traditionnel. Il y a donc un urgent travail de conscientisation à mener. Plusieurs extraits sont édifiants sur ce phénomène présent dans la société malienne. Par exemple, toutes les sœurs de Kanda refusent la polygamie pour leur époux ; néanmoins, elles refusent que Kanda puisse être monogame. Cette attitude révèle les rapports de force existant entre l’individu et la communauté. Au village, les femmes se transforment en relai de l’idéologie dominante. C’est ainsi que les belles-sœurs de Kanda tentent de justifier la polygamie : « le premier critère de nos familles dans le choix de nos maris, c’est qu’ils soient d’une famille nombreuse. Car nos pères estiment que nous ne resterons pas longtemps veuves s’il arrive que nos premiers époux disparaissent »162. Cette forme d’union consistant en la récupération de la belle-sœur veuve par

le beau-frère est une disposition religieuse et traditionnelle permettant à celle-ci de rester dans le giron familial de son défunt époux. Une pratique qui se nomme le lévirat et qui est acceptée par les belles-sœurs de Kanda. En tout état de cause, il existe un abandon de la recherche de la plénitude individuelle au profit de la préservation et de la continuité de l’esprit et des valeurs de la communauté séculaire. Ayant choisi la monogamie, Kanda exclut toute éventualité de s’unir avec d’autres femmes ; une option qui rencontre de la résistance auprès des femmes. Dans Une

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si longue lettre163, Mariama Bâ impute cette disposition mentale des femmes au système

patriarcal : selon elle, la veuve est obligée de demeurer dans le giron familial à partir du moment où le système empêche son indépendance financière.

Au village, le père de Nana s’expose aux moqueries de ses belles-sœurs. Elles lui reprochent notamment le choix de la monogamie qui compromet dangereusement le lévirat : « s’il veut manger ou se laver, qu’il attende de partir en ville, chez son unique femme ! Pourquoi devrais-je me sacrifier pour un beau-frère qui de toute façon ne voudra pas de moi ? conclut-elle »164. Dans Sous fer, alors même que certaines femmes adhèrent à l’association

féministe dont Fata est la présidente, elles découvrent que celle-ci oblige sa fille à prendre comme mari un émigré malinké165 rentré d’Espagne. Elle accepte de troquer ses convictions

idéologiques contre de riches présents offerts par son futur gendre ; elle accepte l’excision, le mariage ne pouvant se faire selon la coutume malinké sans la « purification », c’est-à-dire la « mise sous fer » de la future mariée :

Kanda et Fata reçurent ce matin-là la visite des émissaires venus du village. Ils s’entretinrent un long moment avec le premier, le chef de famille, avant de prendre congé de celui-ci, l’air insatisfait. Et en se retirant, l’un d’entre eux, le griot Djeli Mady, remit à Fata une grosse montre en or et une chaîne tour de cou assortie d’un bracelet, le tout en or. Ces cadeaux étaient accompagnés d’une enveloppe contenant une somme d’argent166.

La mère de Fata, elle aussi, est obligée de se compromettre :

je sais ce que tu penses : que cela me met en porte-à-faux avec mes idéaux. Mais ma fille, on ne vit pas que d’idéal. L’idéal, n’est-ce pas un monde de paix et de suffisance ? Pourtant partout dans le monde demeurent les guerres, la faim, la déchéance de l’espèce humaine »167.

Entre histoires personnelles et sociales, régionales et continentales, orientations sociopolitiques et réalités sociales oppressantes, l’imagination créatrice de l’écrivain

163 Mariama Bâ, Une si longue lettre, cité, p.48 164 Fatoumata Kéita, Sous fer, cité, p. 42.

165 L’opinion considère que les Africains qui émigrent en Europe peuvent assurer une vie décente à leur famille et surtout être de solides soutiens financiers pour leur belle-famille.

166 Fatoumata Kéita, Sous fer, cité, p. 86. 167 Ibid., p. 131.

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francophone africain – tels Kourouma, Béti et Keita – puise sa force argumentative afin que le peuple adhère à son discours dénonciateur.

Mongo Béti, notamment, condamne le régime du Cameroun responsable de son exil en France et de la mort du révolutionnaire Ruben. La France elle aussi est dénoncée pour sa collaboration avec le régime de Baba Toura. En effet, Béti l’accuse de consolider la dictature camerounaise et de cautionner officieusement les violations des droits de l’homme. Ce schéma accusateur qui tient souvent la France néocoloniale pour coresponsable du drame des indépendances africaines, l’a replacée au centre des écrits engagés africains. Cependant, les nouveaux régimes despotiques dépassent les abus de l’ancienne colonie en termes de privation des droits humains et de restriction des libertés collectives et individuelles.

Les soleils des indépendances168, chers à Ahmadou Kourouma, ne présagent pas

uniquement un temps précaire et funèbre, témoin de nombre de calamités : ils annoncent aussi des espaces aliénants, des espaces discriminants et de non droit dans lesquels évoluent des êtres caractérisés par la perte des valeurs humaines (dignité, responsabilité, honneur, estime de soi). L’espace entretient un rapport étroit avec l’être dont il structure l’existence : on parle notamment d’espaces du désenchantement où errent les peuples africains qui assistent, impuissants, au vol, au viol, à la gabegie, au népotisme et à toutes sortes de dysfonctionnement.

I–3- Problématique du désenchantement et de la spatialité chez Kourouma, Béti et Kéita

Chez Kourouma, Béti et Keita, le réquisitoire contre la confiscation du pouvoir ainsi que son utilisation à des fins de domination tyrannique et de corruption, prennent des aspects différents. Leur « littérature pamphlétaire » romanesque désire à la fois dénoncer les dictatures et aider à l’avènement de la démocratie.

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