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DE LA POSTCOLONIE À LA PENSÉE DÉCOLONIALE : ÉCHEC DU PAMPHLET OU TRIOMPHE DU ROMAN ?

III- 1-1-Niveau sociopolitique : origine de la dictature ou l’individualisme imposé

1- Le modernisme et la monopolisation du pouvoir en contexte africain

Le législateur africain a ignoré le passé des Africains. Or le système hérité du colonisateur s’accorde difficilement avec les réalités sociohistoriques de son milieu. Les sujets s’y sentent coupés de leurs racines. Peut-être faudrait-il aussi souligner d’un autre côté qu’en frappant de caducité les organes locaux de gestion du pouvoir, la France – pour ce qui est des pays francophones – voulait s’arroger un droit d’ingérence dans les politiques intérieures des États africains faussement indépendants :

L’une des caractéristiques essentielles de la société africaine traditionnelle était la gestion collective, fondée sur le conseil des sages. Nombre de sociétés africaines ne connaissaient ni la centralisation, ni le monopole du pouvoir. L’autorité y était souvent liée à l’âge et le pouvoir y était davantage fondé sur le consensus et non sur le diktat. Les chefs et autres rois, malgré les honneurs qui leur étaient dus, n’étaient, à vrai dire, que des courroies de transmission ou simplement les porte-parole des partenaires sociaux. Souvent dotés d’attributs divins, les responsables devaient faire preuve de probité et d’équité. En privilégiant l’anonymat du sujet, l’Afrique traditionnelle mettait l’accent sur les valeurs humaines aux dépens des intérêts égoïstes qui ont triomphé avec l’irruption de la modernité418.

Cet extrait signale que l’État-nation transmis par la France est source de troubles. En effet, l’autorité et le pouvoir sont concentrés et monopolisés par le président de la République. Cette réalité incarne, à bien des égards, le visage de l’individualisme postmoderne secouant les sociétés traditionnelles à la gestion autrefois fondée sur des critères liés surtout à l’âge et au degré d’initiation de personnes sages, dignes ou jugés dignes d’exercer l’autorité. De fait, le

418 Ambroise Kom, « Culture africaine et enjeux du postmodernisme », LittéRéalité, College of the Holy Cross, Worcester, Massachusetts, volume 9, n° 2, Les Presses de l’Université de Massachusetts, 1997, p. 39.

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consensus tient davantage à des valeurs ancestrales et coutumières plutôt qu’au suffrage. Moins rationnel que le modèle occidental, il intègre significativement le sacré et sa vénération. De plus, cette autorité est reconnue et pratiquement acceptée de tous. Elle fut rarement en quête de légitimité avant sa rencontre avec les modèles étrangers qui se posent d’emblée comme des organes de gestion rivaux. On voit alors se mettre en place une confiscation égoïste de l’autorité par des chefs d’État inféodés à la France et dont la ligne politique est imposée par leurs homologues français. Ces nouvelles formes de gestion font l’objet de multiples perversions. En effet, entre les dirigeants africains et français se met en place un système mafieux à l’origine d’enrichissements illicites aux dépens des peuples africains. Les masses populaires sont ainsi frappées de paupérisation et le chaos généré par ce système que Verschave nomme « mafiafrique »419 est indexé par les écrivains. Le nouveau pouvoir et ses représentants

fonctionnent comme des relais de l’ancienne autorité coloniale. Quant à leurs pays, ils se transforment en préfectures de la Métropole. Si certains parmi les écrivains affichent leur scepticisme face à ce fléau, d’autres parlent d’échec et d’impasse absolue. Ce qui suppose la nécessité d’un changement de direction. C’est sous cet angle qu’il convient de saisir les échecs des dictateurs évoqués dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Le diktat par lequel ils règnent au mépris de la nation et ses valeurs finit par les conduire non seulement dans une crise de gestion mais aussi de légitimité. A priori, le dépositaire de l’autorité traditionnelle est généralement un homme droit, inspirant respect et crainte, garant des valeurs qui fondent la nation et le tissu social. Les administrés lui reconnaissent le statut de chef et ne remettent presque jamais sa légitimité en question. Évidemment, il ne prend pas seul les décisions devant déterminer la destinée de la cité. Celles-ci font l’objet de consultation via un conseil réunissant des personnes au statut spécifique. Dans le passage suivant, on peut remarquer le ton ironique à l’encontre de l’égoïsme dont le tyran fait preuve dans sa gouvernance :

Il disposait de toute la nation et en usait. Les décisions d’un empereur ont besoin d’être confirmées par des élus. Celles d’un chef africain pas. Le chef africain consulte des conseillers qu’il a nommés lui-même et n’est pas tenu de suivre leur avis. Un empereur contient ses dépenses dans un budget, un vrai chef authentique africain dispose de tout l’argent du trésor et de la banque centrale et personne ne compte420.

419 De la Françafrique à la mafiafrique, Paris, Éditions Tribord, 2004. 420 Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, cité, p. 255.

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Kourouma propose à son lecteur deux mondes parallèles. Le monde cataclysmique dû au pouvoir moderne, côtoie celui du sacré, des traditions et de la consultation des sages, symbolisée par le donsomana. Bingo, le Sora et Tièkoura, du début à la fin du récit, ne font que se moquer de Koyaga et de ses ministres. Ils fustigent la dictature et ses crimes et magnifient les valeurs ancestrales et coutumières. Elles sont la seule solution locale à la crise, encore qu’elles relèvent du sacré et de la superstition : la recherche de l’aérolithe et du faux coran inventé par le marabout sont notamment des gages du maintien de l’autorité du dictateur et de la réconciliation avec son peuple. L’essentiel est le recours dont la tradition fait l’objet dans la résolution de la crise. Le nouveau système de gouvernance n’aurait apporté, selon Koyaga, que « saloperies », « crimes », « mensonges » et « trahisons ». D’ailleurs, comme les autres dictateurs du continent, celui-ci passe pour un président omniprésent : pensons à son patronyme et aux pronoms qui le représentent. Cependant, loin du modèle imposé, le donsomana a pour mission de réconcilier le président avec son peuple en le débarrassant de ses nombreux défauts tels le mépris des citoyens, l’égoïsme et la soif de pouvoir qui conduit à régner sans partage. Ces défauts sont accentués par le spectre de l’individualisme moderne faisant très peu de cas de la communauté et du groupe. En ce sens, le donsomana est censé apporter réparation des dommages causés par le pouvoir moderne. Par conséquent, le système sociopolitique précolonial passe pour un modèle plus approprié et efficace. C’est au cours de la cérémonie du

donsomana que le potentat retrouve la dynamique du groupe. Il est débarrassé de sa carapace

d’homme hautain, supérieur et présomptueux. Lors du conseil, c’est un individu qui écoute et obéit, face à des personnes censées indiquer la bonne direction. En réalisant qu’il a besoin du concours de sa communauté pour recouvrer son autorité, il retrouve cet esprit de communion qui a prévalu pendant des siècles dans les contrées africaines. Ce schéma est cependant différent de celui de Baba Toura. S’ils ont en partage le système hérité du colonisateur, le dictateur de Perpétue et l’habitude du malheur, quant à lui, ne bénéficie d’aucun soutien de la communauté. Aucun donsomana, aucune palabre pour l’orienter ou pour le rappeler à l’ordre. Baba Toura est totalement en proie à la mafia de la Françafrique dont il est un acteur redoutable. Sa séparation d’avec sa communauté semble avoir fait de lui un personnage rhizomique. On découvre un individu en mal d’assurance et d’assise véritables. À première vue, pareil constat laisse supposer que le texte est un plaidoyer visant à libérer l’homme de l’emprise de la communauté mais en réalité, c’est le contraire. Il serait assurément incorrect de déclarer

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Mongo Béti défenseur de la tradition africaine, comme il serait tout aussi, de le réputer pourfendeur des mœurs camerounaises421. C’est pourquoi il convient de situer ses paroles dans

leur contexte. La France, à l’époque, encourageait la littérature dite folklorique qui ignorait les questions brûlantes de l’Afrique : d’où l’aversion de l’écrivain camerounais pour toutes les œuvres littéraires africaines non engagées :

Les grands media français voulaient favoriser un type de littérature francophone : c’était la littérature folklorique, c’est-à-dire toute littérature qui, effectivement, décrit bien le paysage africain, décrit bien les mœurs africaines, mais en s’abstenant de prendre position sur les grands problèmes africains422.

Mongo Béti n’est quand même pas favorable à toutes les formes de pratiques traditionnelles. Rn effet, elles n’assurent pas toujours la cohérence et la cohésion sociale. Pour Béti, certaines formes d’usages à l’encontre des femmes sont inadmissibles. Et si l’excision est critiquée par Fatoumata Kéita, il faut cependant reconnaitre qu’elle existe au Cameroun également et dans quasiment toute l’Afrique. Bref, la femme africaine – excisée, vendue ou achetée – est toujours violentée et réduite à néant La dénonciation de ce mercantilisme est symptomatique d’une vision postmoderne de la société du profit. Le futile et le superficiel tiennent le haut du pavé avec leur corollaire narcissique et égoïste au détriment de valeurs collectives. Une réalité aggravée par la séduction et l’attrait exercé sur l’homme africain par l’apparat du modernisme, par les besoins et exigences de l’homme, désormais, insatiable.

C’est sur ces dérives que Severin Cécile Abenga, autre écrivain camerounais, pose un regard aussi critique qu’interrogateur. Dans La latrine423, son personnage principal (un épicier),

est pris dans les contradictions de la société moderne à tel point qu’il abandonne son enfant dans les latrines, trop préoccupé par son commerce. En fait, ce qui est mis en cause; c’est la perte d’humanité de la société moderne substituant les valeurs matérielles aux valeurs humaines. Ainsi l’humain acquiert une valeur marchande comme s’il était un simple produit commercial. Pareillement, la mère de Perpétue, comme celle de Nana dans Sous fe, nuit à sa

421 « J’ai créé des personnages dans un milieu culturel assez dépouillé et dans un climat assez pauvre. Ce qui fait que je reconnais maintenant que ce n’était pas la meilleure position. », Entretien avec Mongo Béti, (Réalisé par Anthony Omoghene Biakolo, op. cit., p. 18).

422 Ibid.

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fille pour de l’argent mais aussi par égoïsme. À travers cette attitude qui consiste à ne porter attention qu’à soi sans se soucier des autres, apparaît l’éclatement de la famille. En effet, la dispersion de la famille se présente comme une autre problématique liée à la société postmoderne : celle-ci a non seulement accentué la pauvreté mais a également exercé une forte pression matérielle sur les individus. C’est pourquoi les besoins créés et imposés ont exercé une telle pression sur les personnes qu’ils ont fini par avoir raison de ce groupement qu’est la famille, repaire de l’individu dont les membres sont d’ores et déjà dressés en ennemis, les uns contre les autres.