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5. Conclusion

5.1. Une position perverse ?

L'acte est un mode d'expression, particulièrement privilégié à l'adolescence. En ce sens, et peut-être plus significativement quand il vient défier la Loi, il revêt une dimension symptomatique. Mais symptomatique de quoi ? Toutes les transgressions ne renvoient pas à un même niveau d'organisation psychique. Nous nous sommes inscrits dans la lignée des auteurs qui, à la suite de Claude Balier, repèrent une ligne de démarcation entre passage à l'acte et recours à l'acte (Balier, 1988, 1996), respectivement significatifs de problématiques névrotiques ou narcissiques. Toutefois, à l'adolescence, cette délimitation est rendue plus poreuse du fait de la fluctuation des mouvements maturatifs et régressifs, de la sollicitation accrue des défenses du Moi au regard de l'inflation pulsionnelle pubertaire (Gutton, 1991) et du paroxysme atteint par l'antagonisme entre investissement narcissique et investissement objectal (Jeammet, 1990). C'est pourquoi on peut repérer chez un même sujet, de façon plus labile qu'à l'âge adulte, une alternance entre des niveaux de fonctionnement psychiques différents.

L'acte transgressif, s'inscrivant dans la continuité d'un fantasme d'omnipotence, soulève dans tous les cas la question de la qualité de l'intériorisation du tiers symbolique séparateur et limitant, dont nous laissons volontairement en suspens la qualification de « paternel ». En effet, ce qualificatif suppose un degré d'élaboration de la différence des sexes et des générations, ainsi qu'un report d'investissement pulsionnel sur un objet différenciée par rapport à l'objet maternel, alors que l'intériorisation d'une limite au désir s'élabore dès la phase dyadique de la relation avec la mère, par l'effet de « censure de l'amante »324. Or, certains sujets n'accèdent pas à ce degré d'élaboration. C'est le cas de ces adolescents pris dès avant leur naissance dans le « pacte incestueux »325

issu des fantasmes de complétude narcissique-phallique de la mère, dans une relation massivement

323Houssier F., Le recours à l’acte délictueux à l’adolescence. Fonction de la limite entre monde interne et monde

externe, Thèse de doctorat, Université Paris VII, 1998, p.11.

324 Cf. Braunschweig D. et Fain M., La nuit, le jour. Essai psychanalytique sur le fonctionnement mental, Paris, PUF,

incestuelle qui fait que la possibilité d'intériorisation d'une limite au désir d'omnipotence est annulée. Pour d'autres, nous dirions intuitivement une majorité des adolescents que nous avons rencontrés, qui n'ont pas baigné dans une trop forte « surstimulation œdipienne », un début d'intériorisation de cette limite a pu se faire. Les destins possibles de ce processus sont alors déterminés par la qualité de la représentation d'imago paternelle, qui pourra plus ou moins « incarner » psychiquement cette limite. Trop « mauvaise », ou excessivement idéalisée du fait d'une fixation au père dyadique, elle génèrera chez le fils le risque d'un désaveu partiel d'une de ses fonctions : interdictrice/limite aux désirs omnipotents et incestueux, ou vectrice de l'Idéal du Moi. Suffisamment gratifiante, aussi bien dans la relation que comme modèle positif d'identification, et investie sur un mode ambivalent référé au complexe d’œdipe, elle pourra accéder au statut de tiers symbolique, interdicteur et idéal.

Il nous semble que dans cet « entre-deux organisationnel » qui caractérise un bon nombre d'adolescents auteurs de transgressions délictuelles, entre déni total de la fonction paternelle, fixation au père dyadique, et idéalisation négative du père, on retrouve des caractéristiques de fonctionnement psychique attribuables au registre de la perversion.

Nous avons cherché à montrer dans les études cliniques aussi bien d'auteurs d'agirs pédophiles que d'actes de délinquance « ordinaire », la prévalence récurrente de mécanismes de clivages de l'objet et du Moi, de déni de la séparation et/ou de la castration, de fixation à des modes de satisfaction pré-génitaux (oraux, anaux et phalliques), les passages à l'acte transgressifs s'inscrivant dans un mouvement de défi à la Loi et aux idéaux. Or, ces caractéristiques particulières de fonctionnement psychique concordent avec la définition de la perversion. En revanche, la prise en compte du processus d'adolescence, caractérisé par une labilité des mécanismes de défense, par l'alternance de mouvements progressifs avec des mouvements régressifs, c'est-à-dire conçu comme une phase d'importants remaniements psychiques, nous incite à ne pas rabattre strictement la définition de la perversion chez l'adulte avec les caractéristiques repérées chez ces adolescents.

La notion de perversion transitoire à l'adolescence, théorisée par Gérard Bonnet, nous semble bien plus pertinente pour penser le devenir de ces organisations psychiques « entre-deux » : « Qu'en est-il des processus considérés généralement comme typiques de la perversion : clivage, déni de la castration, défi à la foi et aux idéaux ? En ce qui concerne le clivage, il se présente comme un processus provisoire, mouvant, à la différence de ce qu'on constate dans la perversion adulte constituée. […] Le déni de la castration est évident mais tout aussi fluctuant puisque l'adolescent fait miroiter un objet pour qu'il s'efface et disparaisse en tant qu'objet visible et pour

qu'il s'affirme dans sa réalité psychique. Quant au défi à la loi et aux idéaux, c'est bien évidemment un artefact pour mieux « se les faire » comme le dit si bien l'expression populaire – autrement dit, pour les intérioriser par la suite, et non pas pour jouir purement et simplement de leur subversion comme c'est le cas dans la perversion adulte. »326

Nous aurions toutefois tendance à nuancer l'optimisme de ces propos dans les cas les plus pathologiques de perversité ou de psychopathie. Le déni de la castration par exemple, lorsque l'angoisse de castration est massivement imprégnée d'angoisses plus archaïques de séparation, voire de morcellement, s'avère alors un recours défensif essentiel pour ne pas décompenser, nettement plus difficile à abandonner que pour ceux qui ont moins souffert de carences dans la relation précoce. De même, le défi à la Loi n'est pas toujours si « évidemment » un artefact pour mieux l'intérioriser, notamment quand dans la relation première à la mère, un pacte fusionnel-incestueux a été d'emblée scellé, mettant hors jeu ce qui relève de la limite aux fantasmes omnipotents et de son équivalent symbolique, la Loi.

Jean-Pierre Chartier a lui aussi opéré une analogie entre l'organisation perverse et le champ de la psychopathie, résumée par le triptyque des 3D : Déni, Défi, Délit327

. S'il nous semble toutefois que nos cas cliniques ne relèvent pas pour la plupart d'un registre de fonctionnement franchement psychopathique, ce mode d'organisation psychique constitue un modèle paradigmatique, repérable à des degrés variables chez un bon nombre d'adolescents auteurs de transgressions délictuelles répétées. A cette analogie entre perversion et psychopathie, Chartier a associé la psychose maniaco- dépressive et la grande toxicomanie, repérant une homologie structurale entre ces trois entités psychopathologiques (Chartier, 2011). A partir de cette homologie et de conceptions de Karl Abraham, il a également envisagé la mise en articulation dynamique de trois pôles, figurant les destins psychopathologiques du « désir téléscopé de meurtre de l'objet interne »328

. Ces trois pôles sont, dans le champ psychotique la psychose maniaco-dépressive, dans le champ pervers la psychopathie, et dans le champ névrotique la névrose obsessionnelle. Ils sont « reliés les uns aux autres par des forces inverses : celles qui tentent de défendre le sujet contre l'effondrement psychotique et celles qui favorisent au contraire sa décompensation. […] Dans la mélancolie, nous dit encore Abraham, « le crime est perpétré par intervalles sur le plan psychique », dans la névrose obsessionnelle « nous observons la lutte constante contre la réalisation du meurtre œdipien. » Nous

326 Bonnet G., La perversion, se venger pour survivre, Bibliothèque de psychanalyse, PUF, Paris, 2008, p.60.

327Cf.Chartier J.-P. et L., Délinquants et psychanalystes : les chevaliers de Thanatos, Hommes & Groupes, paris, 1986,

et Chartier J.-P., Les adolescents difficiles - Psychanalyse et éducation spécialisée, Dunod, Paris, 2011.

328 Chartier J.-P., Les adolescents difficiles - Psychanalyse et éducation spécialisée, - Préface de Selosse J., Dunod,

ajouterons que dans la psychopathie, il est réalisé soit métaphoriquement dans la destruction des biens, a minima dans l'agression d'autrui et réellement dans l'homicide. »329

L'intérêt de ces développements théoriques réside pour nous dans l'idée qu'un sujet peut, selon les aléas de son histoire et les éventuelles prises en charge thérapeutiques dont il peut bénéficier, passer d'un pôle à un autre, passer « de l'une à l'autre de ces positions » nous dit l'auteur.

Si nous souhaitons ici, dans le prolongement des développements théoriques de cet auteur ainsi que de ceux de Mélanie Klein, introduire la notion de position perverse c'est pour d'une part englober dans un ensemble les notions de « solution perverse » (Ladame, 1992), « potentialité perverse » (Marty, 2001b), « risque d'évolution perverse » (Marty, 2006), « perversion transitoire » (Bonnet, 2006), « aménagements pervers » (Jeammet, 2005 ; Chabert, 2007) qui ont pour point commun d'envisager la perversion à l'adolescence en dehors d'une perspective structurale. La notion de « position » telle que développée par Mélanie Klein (1952) nous semble bien s'accorder avec la perspective dynamique à laquelle engage la clinique adolescente. D'autre part, cette notion de position perverse nous semble permettre de rendre compte aussi bien de ce qui se joue dans les problématiques d'agirs transgressifs sexuels et non sexuels.

Le terme de « position » présente l'intérêt de ne pas strictement se référer à une phase circonscrite du développement : « ces ensembles d'anxiétés et de défenses, bien qu'ils apparaissent d'abord pendant les stades les plus précoces, ne se limitent pas à cette période, mais ressurgissent pendant les premières années de l'enfance et ultérieurement sous certaines conditions. »330 L'adolescence est une de ces « conditions », car particulièrement propice à la réactivation d'angoisses et de défenses typiques d'une des positions psychiques déjà traversées dans l'enfance.

Nous définirions la position perverse comme une position psychique se situant entre la position schizo-paranoïde et la position dépressive. Rappelons-le, la première est caractérisée par l'utilisation prévalente des mécanismes de clivage et de projection, suscitant des angoisses de morcellement et de persécution. Le Moi et l'objet sont partiels, l'ambivalence pulsionnelle est désintriquée. Nous pouvons à nouveau souligner la correspondance avec ce que Freud (1915) a décrit du Moi-plaisir purifié. La seconde se caractérise par une meilleure intégration du Moi et une appréhension de l'objet comme objet total. Les pulsions libidinales et destructrices se réintriquent, l'angoisse est celle, dépressive, d'avoir détruit l'objet d'amour, ce qui pousse à le réparer fantasmatiquement. Ce mouvement, dit autrement, est celui de l'élaboration de la capacité de sollicitude (Winnicott, 1962). Insistons sur le fait que l'élaboration de la position dépressive est

329Ibid., p.66.

principalement une élaboration de l'ambivalence à l'égard de l'objet. Si cette élaboration a pu suffisamment s'accomplir et se réaffirmer à tous les stades du développement psychosexuel de l'enfant, elle ouvre la voie à la capacité d'élaborer la triangulation œdipienne, l'ambivalence s'inscrivant non plus seulement dans la relation dyadique à un objet total mais dans un jeu relationnel à trois qui lui donne un nouveau sens (« je hais le rival parce qu'il me prive de l'exclusivité de l'objet d'amour »).

Dans l'ensemble des cas cliniques que nous avons abordés, on peut penser que la position schizo-paranoïde a pu a minima s'élaborer dans la mesure où aucun d'eux ne présente de signe franc de psychose. Un espace interne et un espace externe semblent avoir pu suffisamment se distinguer via les clivages pour qu'au moins une ébauche de Moi et d'objet ait pu se constituer. Par contre, il nous semble que dans de nombreux cas, l'élaboration de la position dépressive a pu être perturbée, voire entravée par certaines vicissitudes de la relation précoce331

. Nous avons souligné l'existence de discontinuités de la relation, d'inaccordages affectifs, de séparations traumatiques, ou de vœux infanticides dans de nombreuses histoires de cas, qui peuvent avoir bloqué dès ses prémices l'élaboration de la position dépressive. Dans d'autres cas, c'est plutôt l'aboutissement de l'élaboration de la position dépressive, à savoir l'entrée dans la triangulation, dans ce que Klein nomme les stades précoces de l’œdipe, en d'autres termes les possibilités d'investissement ambivalent d'un « autre- que-la-mère » qui nous semble avoir été perturbée selon diverses modalités. Il s'agit schématiquement soit de la problématique narcissique de la mère, barrant en quelque sorte l'accès au tiers par un déni de sa propre castration et un surinvestissement de son enfant comme substitut phallique ; soit du fait que le père a rejeté et parfois violenté son fils perçu comme un rival ou comme un double maléfique ; soit du fait que le statut de père l'a renvoyé à son propre complexe paternel et l'a poussé à fuir son rôle ; soit de la massivité des conflits et de la violence conjugale, entraînant chez l'enfant un conflit de loyauté indépassable entre les deux pôles parentaux, une alternative binaire.

La position perverse pourrait être envisagée comme une position intermédiaire résultant des apories de l'élaboration de la position dépressive et de celle de la triangulation, mais révélatrice du relatif dépassement de la position schizo-paranoïde. Elle pourrait se situer dans cet « entre- deux » où un espace interne a pu se constituer mais garde les caractéristiques d'un Moi-plaisir, d'un Moi-idéal omnipotent, où l'objet est reconnu mais principalement investi sur un mode partiel et pré- génital, où le recours aux clivages est moins massif mais tout de même persistant, et où l'angoisse

331Winnicott a insisté sur le rôle de l'environnement vis-à-vis de la capacité d'élaboration de la sollicitude à l'égard de

n'est pas exclusivement de persécution mais pas tout à fait de culpabilité, le Surmoi restant peu dégagé de ses composantes archaïques.

Cette position pourrait soit être adoptée régressivement et transitoirement à l'adolescence, afin d'éviter de s'affronter à l'ambivalence pulsionnelle, à l'angoisse de castration et aux fantasmes œdipiens réactivés massivement par la puberté, soit révéler une véritable inorganisation de l’œdipe et par l’œdipe, sur fond de traumas précoces et/ou d'un déni de la fonction paternelle. Ces deux mouvements convergeraient vers cette position dans un tableau clinique marqué par le refus des limites et le recours à la violence, dans un registre sexuel ou non sexuel. Cette position perverse nous semble pouvoir rendre compte des sous-bassements psychiques des transgressions délictuelles à l'adolescence, y compris dans les configurations plus névrotiques de « criminels par sentiment de culpabilité », et peut sans doute s'envisager à l’œuvre dans d'autres configurations symptomatologiques comme les toxicomanies par exemple.