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Désaveu du manque / désaveu du père

2. Le concept d'Idéal du Moi

3.2. Cas cliniques

3.2.2. Aveu ou désaveu ?

3.2.2.2. Désaveu du manque / désaveu du père

Il est assez étonnant que ces deux adolescents –et d’après la clinique un certain nombre d'adolescents auteurs d’agressions sexuelles intra-familiales sur des enfants- puissent invoquer sans culpabilité le caractère de vengeance de leur acte. Comme nous l’avons vu précédemment, le sentiment de « bon droit » à se venger prendrait appui sur un vécu de préjudice, de victime. La vengeance serait finalement tournée sur un objet mal défini : la mère, son absence, l’intrus (qu’il s’agisse d’un intrus fraternel ou paternel), seraient confondus avec le débordement d’excitation interne dû au manque de l’objet173

. En ce sens, la facilité de l’aveu de vengeance pourrait être révélatrice d’une organisation psychique narcissique avec en arrière-plan l’enjeu vital binaire entre « ça174

ou moi ». La reconnaissance du manque serait inenvisageable, désavouée.

Nous nous référons ici à la notion de désaveu comme traduction de ce que Freud a nommé le déni de réalité (Verleugnung). J.Strachey avait pris le parti dans la Standard Edition de traduire le verbe « verleugnen » par « to disavow », ce qui a été l’objet de critiques ultérieures, en particulier de B.Bettelheim. Tout en appréciant la pertinence de la plupart de ces critiques, B.Penot préconise lui aussi en français « l’usage du verbe « désavouer » -plutôt que dénier- chaque fois qu’il s’agit de désigner la non-prise en compte d’une donnée de réalité et de la signification qu’elle peut comporter. »175

Pour lui, le terme « dénier » tendrait à se confondre avec l’opération de négation telle que décrite par Freud (1925) dans son célèbre article éponyme où « un contenu de représentation ou de pensée refoulé peut donc pénétrer jusqu’à la conscience à la condition de se faire nier. »176 Or, « Freud l’a souligné à de multiples reprises : le phénomène du déni-clivage ne consiste pas à effacer telle ou telle représentation gênante du champ de la conscience, comme le fait le refoulement. C’est en revanche la signification particulière pouvant s’y trouver impliquée qui va demeurer comme

invalidée dans le jeu de la mentalisation. […] Il est donc capital de bien poser qu’une non-liaison de

ce type relève d’un ordre de processus foncièrement étranger à ce qui se rattache à la négation,

173 Ce qui correspond à ce qu’A.Green a nommé la « passivation » (Green A.(1990), La folie privée, Paris, Gallimard). 174 Cet objet mal défini, entre objet persécuteur interne et externe.

puisque celle-ci est tout au contraire posée par Freud comme opération prototypique du travail de symbolisation. »177

Ce que nous avons cherché à mettre en évidence à propos des troubles de la pensée et de l’aspiration à la vengeance était leur lien avec la dimension traumatique, inélaborée psychiquement, du vécu de séparation d’avec la mère.

Le désaveu du manque nous renvoie en premier lieu à une modalité très archaïque de fonctionnement défensif contre le manque, ou l’absence, de la mère elle-même. On retrouverait chez Jérôme –et probablement chez Jimmy- ce que nous avons vu à propos de l’angoisse impliquée dans la problématique perverse et lui conférant une proximité avec la psychose : la perte de l’objet impliquerait le risque d’une annihilation du moi lui-même, révélant par là l’insuffisance du narcissisme primaire. Toute situation vécue comme une séparation ou un rejet réactiverait le schéma traumatique d’une angoisse constituée d’un excès d’excitation, inélaborable psychiquement. Le passage à l’acte sexuel viendrait, parmi d’autres défenses possibles, servir ce désaveu du manque traumatique, « percevoir l’excitation du sexuel pour ne pas percevoir l’excitation du manque à être. »178

Hormis la dimension de manque de l’autre, le désaveu du manque concerne également la représentation du manque dans l’autre. Nous avons vu en quoi le surinvestissement de l’imago maternelle phallique permettait au sujet pervers de maintenir le déni de la castration maternelle pour s’en prémunir lui-même. Le caractère d’affirmation phallique de l’agression sexuelle confirmerait cette nécessité narcissique d’avoir le phallus pour éviter l’effondrement.

Mais d’après les théories sur la problématique perverse, si ce manque dans l’autre, entendu comme l’autre maternel, ne peut être reconnu, c’est du fait des dispositions psychiques de la mère elle-même, qui surinvestit son enfant comme son propre complément phallique et ne peut l’ouvrir à une « tiercéité » structurante.

On retrouve ce schéma chez Jérôme. La mère elle-même a expliqué très clairement qu’elle n’avait pas vraiment de désir pour le père de Jérôme mais qu’il avait fait l’affaire pour quitter l’ambiance mortifère qui régnait dans sa famille à elle. Le père a été un prétexte et un géniteur, mais pas tellement plus. On peut donc penser que l’effet nécessaire de « censure de l’amante »179

n’a pu suffisamment s’inscrire psychiquement chez Jérôme, pour introduire à une véritable triangulation

177 Penot B., Figures du déni, Paris, Dunod, 1989, p.41-42.

178 Ciavaldini A., Psychopathologie des agresseurs sexuels, Paris, Éd. Masson, 1999, p.157.

179 Cf. Braunschweig D. et Fain M., La nuit, le jour. Essai psychanalytique sur le fonctionnement mental, Paris, PUF,

œdipienne. Jérôme a pu très tôt être pris dans l’illusion d’être le phallus de sa mère parce que, d’une part, il a eu dans la réalité l’exclusivité de la relation avec sa mère entre 2 et 6 ans, mais surtout parce que celle-ci l’a investi fantasmatiquement dès avant sa naissance comme un complément narcissique-phallique, probablement afin de pallier à une dépression mélancolique héritée de son père. D’ailleurs, l’exclusion du père chez cette mère pourrait révéler l’ampleur du contre- investissement qu’elle a mis en place pour ne pas sombrer dans une identification mortifère à son propre père. On entrevoit ici la dimension transgénérationnelle du déni.

On n’est pas loin ici de ce que Lacan a appelé la forclusion du nom-du-père à l’œuvre dans la psychose. Et si le manque de l’objet primaire est selon toute vraisemblance si prégnant dans les angoisses de ces adolescents, c’est parce qu’il n’a pu être suffisamment référé au tiers symbolique paternel, « décisif en tant que support rendant ce manque concevable et soutenable dans l’Autre. »180 Comme le dit J.Chazaud, « pour échapper à la perversion, il faudrait que le garçon trouve dans l’instance paternelle l’assurance qu’au-delà du renoncement à la « mère phallique » il reste un futur du désir. »181

L’instance paternelle n’est pas suffisamment constituée chez Jérôme et Jimmy, d’où la faiblesse de leur surmoi œdipien (ce qui n’est pas le cas de leur surmoi archaïque, très persécuteur) et de leur idéal du moi ne permettant pas de s’appuyer sur une identification masculine solide pour aller sans trop de crainte à la rencontre de l’autre sexe.

Pour autant, nous ne sommes pas dans la forclusion psychotique, à moins qu’une décompensation ultérieure ne nous l’indique. Il nous semble que la dimension d’agressivité dirigée à l’égard des enfants, victimes de leurs abus, en tant que rivaux fraternels (la demi-sœur de Jérôme ou la cousine de Jimmy sont à leurs yeux les « préférées ») nous indique l’existence d’une triangulation pré œdipienne. Certes, ces imagos ne peuvent constituer un tiers symbolique œdipien structurant sur un mode névrotique, mais constituent tout de même une ébauche de triangulation, permettant un début d’élaboration de configuration œdipienne.