• Aucun résultat trouvé

Un lien à tout prix : le masochisme

2. Le concept d'Idéal du Moi

3.2. Cas cliniques

3.2.4. Un lien à tout prix : le masochisme

La position relationnelle masochiste n’est pas l’apanage de tous les jeunes agresseurs sexuels d’enfants que nous avons rencontrés ; nous verrons plus loin le cas d’un jeune fonctionnant sur un mode exclusivement hétéro-agressif. Toutefois, elle semble se retrouver chez ceux qui ont avoué leurs gestes et acceptent les propositions de soins, comme cela a été le cas de Jérôme et Damien. Elle imprègne la relation thérapeutique et ne facilite pas la tâche du clinicien qui, outre la difficulté à élaborer et à verbaliser de ses patients, se trouve empêtré dans des mouvements contre- transférentiels parfois violents. Nous voulons ici montrer que l’organisation masochiste souligne l’échec de la structuration œdipienne et qu’elle sert une lutte contre des angoisses plus archaïques que l’angoisse de castration référée à l’organisation œdipienne.

Jérôme semble trouver un intérêt, voire un plaisir, dans nos échanges. Il vient à tous ses rendez-vous, il lui arrive même d’en solliciter un supplémentaire. Mais il faut constamment le relancer, l’interroger du côté du ressenti et des émotions pour qu’il ne se cantonne pas au registre factuel, et quelquefois le forcer à évoquer certains aspects implicites de son récit. Sa posture globale vis-à-vis de la thérapie semble revêtir l’aspect paradoxal d’une attente et d’un défi, comme s’il disait : « je demande à venir, j’attend quelque chose, mais c’est à vous de faire le travail ».

Nous avançons progressivement sur la reconnaissance et la verbalisation de ses affects et de ses pensées, chose qui ne lui était pas facile, mais nous heurtons à l’évocation du registre sexuel au sens large (pas seulement les gestes sexuels qu’il a eu avec sa sœur). Lorsque je l’amène à aborder le sujet, Jérôme, comme le Dr Langer face au « capitaine » Freud, a « sur son visage une expression complexe et bizarre, expression que je ne pourrais traduire autrement que comme étant l’horreur d’une jouissance par lui-même ignorée »187

. L’impression contre-transférentielle est que je suis cruel vis-à-vis de lui (mais si je n’aborde pas moi-même la question sexuelle, il n’en parle absolument pas, contrairement à ce que nous avons vu avec la haine et la vengeance) ; l’expression sur son visage m’indique à la fois une gêne et un plaisir. Il est possible que cette attitude relève d’une nécessité pour lui que je porte moi-même un discours sur le sexuel-érotique, dans une recherche d’un appui identificatoire masculin que son père n’a pas pu incarner ; sa mimique pourrait relever d’un mélange de honte typiquement adolescente188

et de soulagement dans

187 Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats) » (1909), Cinq psychanalyses, PUF,

Paris, 1995, p.207.

188 Voir à ce sujet les développements de Birraux A. (La honte du corps à l’adolescence, Adolescence, 1993, 11, 1, 69-

la mise en représentation par le langage du désir et de la sexualité, qui étaient auparavant véhiculés par ses parents soit sur un mode trop excitant (par sa mère), soit dangereux (sa mère mais aussi son père n’ont cessé de lui répéter après la révélation des faits de « faire attention aux filles »).

Mais il me semble que son positionnement dans l’entretien consiste à vouloir me « faire dire des choses » à sa place, dans un mouvement voyeur, tout en recherchant passivement à ce que je suscite une sorte de « honte délicieuse » chez lui. C’est dans ce mouvement passif que l’on peut percevoir une forme de masochisme moral. En outre, il a cette même expression de visage et cette même intonation dans la voix lorsqu’il parle de la douleur de ses blessures de footballeur, en disant « ça fait maaal » avec une sorte de sourire. Sur un plan plus symbolique, Jérôme revendique une sorte d’ascétisme vis-à-vis des faveurs parentales, qu’il s’agisse d’argent de poche ou de cadeaux qu’il ne demande pas, même à Noël.

Masochisme érogène et masochisme moral semblent coexister sans pouvoir s’élaborer en un sentiment de culpabilité « tempéré ». Il nous semble que cette disposition psychique a été enkystée par la relation dans la réalité à une mère dénigrante et rejetante, tout autant qu’incestuelle dans la mesure où le tiers paternel était symboliquement exclu et où à diverses occasions, elle a favorisé une certaine érotisation de leur relation (par exemple en proposant de lui acheter des revues érotiques lorsqu’il lui a demandé au début de l’adolescence quand il serait en âge de faire l’amour), tout en condamnant fermement toute manifestation d’auto-érotisme (notamment lorsqu’elle s’est aperçu qu’il avait consulté des sites pornos sur internet, ce qui a été puni par la suppression totale de connexion pendant plusieurs mois).

Le rejet manifeste de sa mère après la révélation des faits, cumulé à une complicité imaginaire avec son père (lui aussi « rejeté » par sa femme), ont permis à Jérôme d’adopter une posture agressive vis-à-vis de sa mère. Mais on peut penser que cette posture n’est que la face inversée d’une soumission masochiste dans laquelle le besoin de punition recouvre une demande d’amour, phénomène décrit par Freud dans son célèbre article de 1919 du point de vue du rapport de la fille au père, qu’on pourrait appliquer dans le cas de Jérôme en remplaçant « le père » par « la mère » : « La proposition « le père m’aime était comprise au sens génital ; sous l’effet de la régression elle se change en celle-ci : le père me bat (je suis battu par le père). Ce fait d’être battu est maintenant un composé de conscience de culpabilité et d’érotisme ; il n’est plus seulement la

punition pour la relation génitale prohibée, mais aussi le substitut régressif de celle-ci »189

En suivant cette hypothèse, on peut dire que la position masochiste de Jérôme révèle une

fixation incestueuse à la mère, insuffisamment médiée et insuffisamment déplacée du fait de

Lors des actes d’agression sexuelle dirigés sur la sœur « intruse », la régression au sadisme originaire aurait un temps déjoué cette défense par retournement sur le moi, pour aboutir à une mise en acte de la première phase du fantasme « un enfant est battu » : « Le père [ici la mère] n’aime pas cet autre enfant, il n’aime que moi. »190

Au gré de circonstances particulières, par dépit d’amour maternel, mais peut-être aussi par défi au rival -comme l’a ressenti sa mère en apprenant qu’il avait agi alors que son beau-père était présent au domicile- Jérôme aurait « laissé passer » les motions sadiques à l’égard de la sœur, dans une forme de baroud d’honneur narcissique-phallique, avant de se soumettre à nouveau au retournement de ce sadisme sur lui-même.

Dans le cas de Damien, on peut penser que l’organisation perverse recouvrait une potentialité psychotique où les angoisses de séparation étaient accompagnées d’angoisses de morcellement ou de perte des limites du corps. En effet, Damien semblait en permanence chercher à éprouver une contenance, par une agitation maniaque visant à se sentir en permanence excité, par une sollicitation constante de l’entourage éducatif, mais aussi par l’induction chez les autres jeunes d’un sadisme à son égard. Damien semblait jubiler lorsqu’il se faisait frapper ou ceinturer, même s’il tenait ensuite absolument à porter plainte. Il est plausible que, tout en constituant la réédition d’un traumatisme précoce, ce masochisme érogène servait à éprouver les limites de l’enveloppe corporelle, du « Moi-peau » aurait dit D.Anzieu191, pour pallier à la menace de morcellement ou d’annihilation sous-jacente.

Pour l’un comme pour l’autre, malgré des nuances quantitatives et qualitatives, l’investissement du masochisme semble avoir servi à la sauvegarde du moi, comme maintien d’une fixation à l’objet en même temps que sentiment illusoire de maîtrise sur celui-ci : « La conduite masochique offre toujours au Moi la possibilité ou l’illusion de se délivrer de l’emprise de l’objet et de reprendre une position active de maîtrise là où il se sentait menacé de débordement et de reddition passive à l’objet. »192