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2. Le concept d'Idéal du Moi

2.5. Héritages œdipiens

Un bref rappel avant d'aborder un développement théorique de Peter Blos sur la construction de l'Idéal du Moi qui nous a particulièrement inspiré pour cette recherche.

Au début de la vie, le manque récurrent de l'objet maternel primaire génère l'état de détresse originaire qui, comme nous l'avons vu plus haut, entraîne défensivement la formation du Moi-idéal, première strate du Moi constituée, via le clivage et la projection, par la réflexion narcissique de l'investissement pulsionnel et par l'identification primaire à l'objet satisfaisant. Le Moi-idéal comporte en lui l'aspiration régressive vers un vécu fusionnel enrichi d'une série de fantasmes qu'on peut rassembler sous le terme d'omnipotence. Les fantasmes incestueux œdipiens sont les héritiers des fantasmes fusionnels originaires. Cependant, ils correspondent à un stade avancé d'évolution du Moi, qui s'est construit par strates successives sous le primat des différentes zones érogènes (orale, anale puis génitale), et leurs contenus idéaux en sont modifiés. On peut ainsi décrire dans un continuum évolutif un idéal de complétude narcissique fusionnelle, un idéal

78Cité par Chasseguet-Smirgel, op. Cit., p.200, traduction de l'auteur.

79Cf. notamment Klein M. (1932)« Les premiers stades du conflit œdipien et la formation du Surmoi », in La

psychanalyse des enfants, Paris, PUF, 1969.

d'emprise (orale) sur l'objet, un idéal de contrôle (anal) de l'objet, un idéal de possession phallique, etc.

Parallèlement à l'investissement de la zone érogène génitale, l'enfant élabore progressivement la reconnaissance de la différence des sexes. D'autre part, le désir de la mère pour le père incite l'enfant mâle à se représenter, à se figurer en une imago paternelle œdipienne, la cause de la non-disponibilité absolue de l'objet maternel. La perception de la différence des sexes et l'introduction du tiers via le désir maternel sont les conditions d'entrée dans la triangulation relationnelle qui caractérise le complexe d'œdipe.

Le complexe d'œdipe est constitué d'une forme positive et d'une forme négative. Dans le cas du garçon, mieux décrit par Freud que celui de la fille, et qui nous intéresse plus particulièrement dans cette recherche dont le corpus est composé essentiellement de garçons, la forme positive consiste en un investissement libidinal de l'objet maternel et en un mouvement agressif à l'égard de l'objet paternel, perçu comme un obstacle à la réalisation des fantasmes incestueux.

La forme négative, qui nous intéresse ici particulièrement, consiste en l'inverse, à savoir un amour pour le père et une jalousie haineuse de la mère. Ces deux formes du complexe d’œdipe en sont les deux faces indissociables, traversées par l'ambivalence pulsionnelle attachée à chacune des figures parentales. L'issue du complexe d’œdipe passe par le renoncement à la réalisation des désirs incestueux et parricides dont la contrepartie est l'identification aux parents, soutenue par la promesse que, plus tard, il pourra faire et être comme ses parents.

Peter Blos apporte à ce processus bien connu l'idée qu'avant cette phase triadique de la relation au père, il en existe une phase dyadique, qui est à l'origine de ce qui deviendra l'Idéal du Moi. Elle reprend les caractéristiques de la relation dyadique à la mère, avec toutefois la perception très précoce d'une différence, d'un contraste dans cette présence. Le père de la relation dyadique est ainsi un activateur de la séparation/individuation. La période dyadique est selon Blos « une période d'idéalisation précédant la rivalité, pas encore le lieu d'un conflit entre instincts tendres et agressifs, lors de laquelle se forge l'image d'un « bon père » ».82

Il avance que le père du complexe d’œdipe négatif est intrinsèquement confondu avec ce père préœdipien. Son idée est que « chez l'enfant mâle, la résolution du complexe positif se produit avant l'entrée dans la latence, tandis que le complexe négatif, dont l'origine se situe à la période dyadique des relations d'objet, est mis en veilleuse, pratiquement tel quel, jusqu'à l'adolescence. »83

82Blos P., Fils de son père, Adolescence, 1985, 3, 1, p.26. 83Ibid., p.25.

Il insiste ensuite sur l'importance à l'adolescence de « la résolution de la relation au père dyadique dont l'imago doit être désinvestie des besoins de dépendance infantile »84

au risque sinon de menacer l'acquisition de son identité sexuelle par la prédominance de fantasmes passifs à l'égard du père. Le mécanisme qui s'opère alors dans les cas favorable est le suivant : « la libido d'objet où s'alimente le complexe négatif est contrainte, sous l'effet de la maturation sexuelle, de subir une transformation en une structure psychique qui est étayée par la libido narcissique. Dans cette instance nouvelle, je désigne l'idéal du Moi adulte. »85

Nous aborderons, notamment au chapitre 4.4.2., les conséquences que peuvent avoir à l'adolescence les perturbations de la relation, ou les fixations, au père dyadique, se traduisant principalement par des conduites d'insoumission.

Retenons en tout cas que pour Blos, l'Idéal du Moi est une instance qui se crée à l'adolescence, ce qui situe cette instance comme un enjeu central du processus adolescent lui-même.

En résumé, nous retiendrons que le Moi-idéal est une formation d'essence narcissique. Sa constitution est contemporaine du stade d'évolution du Moi qui succède à la phase de clivage bon/mauvais qui institue le Moi-plaisir. Le Moi-idéal serait pour le Moi total le substitut du Moi- plaisir, au moment où le Moi se distingue complètement de l'objet et accède à l'ambivalence. Le Moi-idéal est une figure de toute-puissance imaginaire projetée.

L'Idéal du Moi peut être vu comme le prolongement du Moi-idéal, mais remanié et de ce fait spécifié par l'élaboration de la différence des sexes et de la triangulation œdipienne. Il est constitué d'identifications aux imagos parentales œdipiennes idéalisées. Il est principalement investi de libido homosexuelle et se développe donc notamment à partir du courant tendre de la relation d'objet du complexe d'œdipe négatif.

Le Surmoi est l'instance de la répression. Il a une forme archaïque qui s'enracine dans les mécanismes schizo-paranoïdes de projection de l'agressivité faisant retour sous forme persécutrice, mais subit une réorganisation à partir de l'élaboration de la position dépressive puis au décours du complexe d'œdipe. Le Surmoi « œdipien » suscite le refoulement des fantasmes incestueux et parricides, ainsi que le sentiment de culpabilité.

L'Idéal du Moi et le Surmoi, dans un développement normal, sont amenés à s'intriquer étroitement, à l'instar des pulsions dont ils sont investis, l'aspect prometteur et gratifiant de l'un

venant compenser la répressivité et les attaques de l'autre, dans une dynamique maturative et structurante.

3. « On viole un enfant » : étude clinique d'auteurs d'agirs pédophiles

L’axe principal de ce chapitre sera d’illustrer et de discuter, à travers divers cas cliniques et leur analyse psychodynamique, une spécificité adolescente chez les auteurs d’agression sexuelle, marquée par l’intrication entre des failles narcissiques liées à des perturbations traumatiques du lien précoce, une fragilité voire une absence d’efficience de l'organisation œdipienne, et le « traumatisme pubertaire » en tant que tel (Gutton, 1991). En dépit de ces facteurs pathogènes, nous tenterons de repérer des possibilités d'évolution psychique, dans la mesure où la clinique adolescente, loin de se présenter comme une répétition immuable de la névrose infantile, tend à nous confirmer que « l’adolescence constitue le seul moment historique et psychogénétique de passage possible entre les lignées structurelles névrotique et psychotique86

». La proposition « on viole un enfant »87

met l’accent sur l’interversion possible entre sujet et objet : qui viole, et qui est l’enfant ?

Ne pourrait-on voir dans l’abus sexuel pratiqué par des adolescents, habituellement peu transgresseurs et fort adaptés socialement pour la plupart, une mise en représentation dans le réel, dans un mouvement comparable à l’identification à l’agresseur, de leur propre vécu

d’effraction par le génital pubertaire ?

L'idée d'effraction traumatique du pubertaire est partagée par de nombreux auteurs. B. Golse , en s’appuyant sur la théorie de la séduction généralisée de J. Laplanche88

propose de considérer qu' « à l’adolescence et sous le coup de la repulsionnalisation massive qui se joue alors,

86 Bergeret J. « Post-adolescence et violence », in Adolescence terminée, Adolescence interminable, sous la dir. de A.-

M. Alleon, O. Morvan et S. Lebovici, Paris, PUF, 1985.

87 En référence directe à la traduction de H. Hoesli en 1933, « On bat un enfant », (Freud S. (1919), « Un enfant est

battu », trad.fr. D.Guerineau (1973), in Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, 1997), mais aussi de l’ouvrage de S.Leclaire On tue un enfant (Seuil, Paris, 1975).

le corps des adolescents deviendrait - à leur insu - émetteur de messages sexuels inconscients, source pour eux de peur, de honte ou de haine. »89

Nous suivrons ici une des déclinaisons de cette proposition, celle développée par Ph.Gutton à travers la notion d'« identification au séducteur » : « L’adolescent commence sa carrière de créateur de signifiants énigmatiques pour les enfants ; il devient pédophile : certains enfants pubères séduisent les enfants plus jeunes comme ils se sentent séduits par leur propre puberté. »90

Il semble aller de soi que, s’agissant d’agir pédophile, la question de la perversion se pose. Celle-ci va constituer un point d’ancrage de notre réflexion et appeler principalement à une discussion sur l’articulation entre perversion et processus d’adolescence : peut-on parler de perversion à l’adolescence ? Si oui, est-elle l’aboutissement du développement psychosexuel chez des sujets qui commenceraient ainsi leur « carrière de pédophile », ou peut-on l’envisager comme un aménagement transitoire de l’accès à la génitalité ?