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4. Problématiques de délinquance à l'adolescence

4.2. Clivage et idéalisation des figures parentales

4.2.3. Une idole ne meurt pas

Il ne fait pas de doute que la non participation aux rituels de deuil de son père n'a pas aidé Atmen à en effectuer le nécessaire travail. Mais nous pouvons avancer qu'étaient déjà en germe, avant la mort du père, les ingrédients d'un deuil pathologique et d'une problématique mélancolique.

L'idéalisation positive du père est ancienne, alimentée en partie par le discours tenu autour du conflit conjugal. Selon Atmen, son père l'a « sauvé », arraché de l'emprise d'une « mère folle ». Ce mécanisme d’idéalisation du père a peut-être été renforcé par le secret qui a entouré son décès. Ne retenir de lui que du positif pourrait revenir à en maintenir une image vivante, éternelle, dénuée de toute critique. Cela n'a pu que participer à entraver le processus de deuil, ce qui semble avoir grandement participé à sa dépression.

Allons plus loin, et explorons la qualité de l'objet paternel, tel qu'il peut être déduit de son discours. Lorsqu'on l'invite à parler de son père, Atmen utilise peu de mots à son égard, dans une description presque désincarnée. Il était « normal », « bien ». Le sujet est vite éludé et si on insiste, Atmen se ferme. Peu d'affects semblent émerger à son évocation, même s'il en parle comme d'un mythe, quand il évoque sa délinquance notamment. Impossible de faire dire quoi que ce soit de négatif ou de critique sur lui à son fils, la statue paraît indéboulonnable. Pourtant, sa belle-mère et un de ses frères, que nous avons eu l'occasion de rencontrer, évoqueront un homme très strict, violent dans sa manière de poser l'autorité, et avec qui il était très rare de pouvoir dialoguer, celui-ci évitant de parler à ses enfants et passant beaucoup de temps hors du cercle familial.

Si ses gestes suicidaires indiquent une problématique dépressive, Atmen ne semble pas se situer dans le cadre d'une dépression d'infériorité face à un père « simplement » idéalisé. On peut

percevoir une dimension fétichisée du père, « idolisée », selon l'expression de Kahn (1976) qui définit l'idolisation comme « le surinvestissement d'un objet extérieur réel […], objet qui devient un fétiche sacré »255

Il s'agit d'une survalorisation radicale de l'objet paternel. L'imago paternelle est investie sur le mode d'un objet narcissique, comme soutien indéfectible de l'identité et de l'estime de soi. Dans une organisation névrotique comme chez Ahmed par exemple, la désidéalisation du père entraîne une dépression secondaire dont le fils sort grandi en y acquérant une image du Moi plus autonome. Mais lorsque le père fait l'objet d'une si radicale idéalisation, il est impossible à l'adolescent d'envisager sa déchéance, car elle risquerait de l'entraîner avec lui dans une dépression essentielle (Gutton, 1989). En même temps, l'idolisation du père est presque l'opposé d'une intériorisation des qualités et fonction paternelles. Ainsi que le formule Francis Pasche, « le père ne peut entrer dans la composition de l'Idéal du Moi car il s'est toujours agi pour celui-ci beaucoup plus d'avoir le père que de l'être. »256

La représentation du père reste comme une prothèse soutenant pour ainsi dire « de l'extérieur » le narcissisme du fils, sans pouvoir véritablement subir le jeu croisé de l'identification et de la désidéalisation.

Dans le cas d'Atmen, pourquoi cette idolisation de la figure paternelle ? L'hypothèse que nous formulons est que le surinvestissement de cette figure représentée comme indéfectible se nourrit du contre-investissement de l'objet primaire perdu : la mère. L'objet paternel hériterait des traits recherchés dans l'objet maternel primaire, en réaction au traumatisme de la première séparation traumatique. L'idolisation du père viendrait en ce sens avant tout faire barrage aux angoisses de perte d'objet, plus qu'à une angoisse de castration, tout ceci étant rétrospectivement renforcé par les représentations véhiculées par le père d'une mère fautive et abandonnique, lui- même se situant comme « sauveur ». Le mécanisme à l’œuvre semble être celui d'une incorporation orale du père idéal, substitut de la mère primordiale perdue. On se situe ici dans une structuration préœdipienne, à un niveau pré-génital des relations d'objet, qui ouvre la voie au risque de décompensation mélancolique.

Pour ces raisons, le décès du père semble avoir constitué une perte d'appui extérieur et entraîné un effondrement du Moi dans un schéma d'allure mélancolique résultant de l'identification narcissique par incorporation, et se manifestant dans les tentatives de suicide par une attaque du Moi identifié à l'objet. On peut également penser que le fait de se trouver projeté peu de temps après dans l'univers maternel, dans une proximité aussi inquiétante qu'inconsciemment désirée (des deux côtés d'ailleurs), pris dans des angoisses d'emprisonnement et de persécution résultant des

255 Kahn M., Entre l'idole et l'idéal, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°13, 1976, 259-264.

mouvements d'identification projective, et investi par la mère sur un mode radicalement clivé, a porté le niveau d'angoisse à un point tel que la mort a pu apparaître comme la seule échappatoire. Notons tout de même qu'Atmen ne s'est pas tué, ce qui tend à indiquer que la tendance mélancolique a pu être contrebalancé par des ressources narcissiques et des investissements d'objets substitutifs.