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2. Le concept d'Idéal du Moi

3.1. Adolescents agresseurs sexuels et perversion

3.1.1. Données criminologiques

Selon les chiffres de l’Observatoire National de la Délinquance qui, rappelons-le, « sont fondamentalement les résultats de l’activité de la police, qui n’est évidemment pas sans lien avec celle des délinquants, [mais] n’en est pas le reflet immédiat »91

, les mineurs représentaient en 2003 environ un quart des mis en cause dans des faits de délinquance sexuelle92

. Si cet organisme relève une augmentation du nombre des mineurs mis en cause de l’ordre de 67,7% par rapport à l’année 1996, ce qui prête à plusieurs interprétations93

, il est intéressant de relever que sur 3578 mineurs mis en cause dans des violences sexuelles en 2003, très peu ont agressé des personnes majeures : celles- ci n’ont été atteintes que dans 3,2% des viols et 4,2% des agressions sexuelles, les violences

89Golse B., Du bébé à l'adolescent, Adolescence, Monographie, ISAP II, 2001, p.433. 90 Gutton P., Le pubertaire, op. cit., p. 31.

91 Mucchielli L., Violences et insécurité : fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La découverte, 2002, p.24. 92 « La mise en cause des mineurs pour atteintes volontaires à l’intégrité physique », Observatoire national de la

délinquance, Résultats et méthodes, décembre 2004, p. 15.

93 Comment y distinguer la part de l’accroissement généralisé de l’enregistrement de mineurs mis en cause dans les

statistiques de police à cette époque, la part du revirement de la politique pénale traitant comme délinquants des mineurs auparavant suivis au titre de mineurs en danger, et la part de l’évolution sociétale selon laquelle la parole des victimes

sexuelles sur mineurs concernant 92,6% des mis en cause94

. Si la distinction entre « mineur » et « enfant » n’est pas clairement déterminée, il semblerait que ces statistiques n'infirment pas ce que nous avons nous-même constaté dans notre pratique, même si nous n'avons pas trouvé dans ces données un affinage concernant l'âge précis des victimes.

L’ensemble des protocoles d’évaluation systématique réalisés en psychocriminologie, principalement en Amérique du Nord, Québec et Belgique, insiste sur l’hétérogénéité des « profils de personnalité » des adolescents ayant commis des agressions sexuelles, déterminés par des tests psychométriques (matrice de Raven, échelle de Novicki et Strickland sur le lieu de contrôle externe ou interne, échelle de Raskin et Hall sur la personnalité narcissique et échelle de Novaco sur le contrôle de la colère)95

.

Toutefois, dans une tentative d’y voir clair dans cette hétérogénéité, « la plupart des travaux anglo-saxons portant sur les auteurs d’agression sexuelle s’intéressent au repérage des adolescents sociopathes et aux facteurs de récidive à l’âge adulte (Irwin, Rickert 2005 ; Piquero, Buka 2002) »96

. Malgré un apparent souci d’objectivité et de scientificité, « en relation avec une cascade de chiffres répercutés dans la littérature et les articles scientifiques nord-américains […], et étant donné que bon nombre de délinquants sexuels adultes ont initié leur « carrière » déviante au moment de l’adolescence, certains chercheurs (Kahn et Lafond, 1988) pensent que l’ensemble des mineurs qui transgressent par le biais de la sexualité risquent de devenir des abuseurs potentiels et qu’il faut les rééduquer de la manière la plus efficace possible. »97.

Ce type d’approche psychocriminologique ne tient pas suffisamment compte d’une spécificité de la classe d’âge adolescente par rapport à la population des adultes, et comporte le « risque d’une radicalisation et d’une stigmatisation abusive, interprétative et systématique »98

qui aboutit à l’établissement de programmes de traitement parfois peu respectueux de l’éthique psychothérapeutique. Si la crainte que ces mineurs soient à l’aube d’une carrière de criminels sexuels –population qui semble d’ailleurs avoir récemment remplacé les parricides au sommet de

94 « La mise en cause des mineurs pour atteintes volontaires à l’intégrité physique », Observatoire national de la

délinquance, Résultats et méthodes, décembre 2004, p. 15.

95 Dozois J., Adolescent et agresseur sexuel : bilan d’une recherche, in Criminologie, XXVII, 2, 1994, p.82.

96 Coutanceau R., Lemitre S., « Trouble des conduites sexuelles à l’adolescence. Clinique, théorie et dispositif

psychothérapeutique », in Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, n°54, 2006, p. 184.

97 Haesevoets Y.-H., Evaluation clinique et traitement des adolescents agresseurs sexuels : de la transgression sexuelle à

la stigmatisation abusive, in Psychiatrie de l’enfant, XLIV, 2, 2001, p.452.

l’échelle de la monstruosité dans les représentations collectives99

- n’est pas illégitime, la volonté de certains chercheurs de construire une grille pronostique de la récidive, dans le but illusoire d’éradiquer les comportements sexuels violents aboutit à ce que certains praticiens, peut-être malgré eux, soient tout à fait aliénés à une nouvelle forme de répression sociale de la sexualité.

Se voulant objective, a-théorique, encadrée par des protocoles de recherche statistique sans suffisamment d’hypothèses psychodynamiques sous-jacentes, cette approche semble en fait manquer de référents conceptuels permettant à la fois de se dégager d’une approche trop axée sur le visible, le constatable, le comportemental, et d’éviter l’écueil d’un contre-transfert qui pousse à une sorte de « loi du Talion » thérapeutique que constituent certains traitements coercitifs.

Une psychocriminologie de ce type prête le flan à la même critique que celle qui touche au DSM : en se consacrant au symptôme, elle n’appréhende plus le fonctionnement psychique dans sa structure inconsciente et dans sa dimension hautement subjective et s’interdit une réflexion souple et élargie sur son origine. Le symptôme considéré comme un corps étranger ne peut pas être référé à la fonction qu’il occupe dans l’organisation psychique, et engage dès lors le soignant sur la voie d’un « bras de fer » thérapeutique à l’issue bien incertaine. Pour nous dégager de cet écueil, nous nous réfèrerons donc plutôt aux apports de la psychopathologie clinique et de la psychanalyse.

De ce point de vue, la question que nous allons nous poser est donc : dans quelle organisation psychique le symptôme d’agir pédophile pourrait-t-il trouver sa raison d’être ?

Si l’on s’en tient à la formulation du Vocabulaire de la psychanalyse, c’est en premier lieu dans la perversion, qui est une « déviation par rapport à l’acte sexuel « normal », défini comme coït visant à obtenir l’orgasme par pénétration génitale, avec une personne du sexe opposé. On dit qu’il y a perversion : quand l’orgasme est obtenu avec d’autres objets sexuels (homosexualité,

pédophilie, bestialité, etc.) […] »100

. Mais, comme le soulignent les auteurs du Vocabulaire, « il est difficile de concevoir la notion autrement que par référence à une norme.101

» D’autre part, la perversion clinique, entendue par Freud comme fixation ou régression à la perversion polymorphe « normale » de l’enfance ouvre cette notion à une dimension paradoxale qui nous entraîne dans des polémiques théoriques ou idéologiques sur ce qu’est la norme de l’instinct, qui éclairent finalement peu la clinique.

99 Cf. le chapitre sur les fantasmes parricides dans : Marty F. (dir.), L’illégitime violence. La violence et son

dépassement à l’adolescence, Ramonville Saint Agne, Erès, 1997.

Pour ne pas nous y enliser, nous avons pour l'instant choisi de considérer l’agir pédophile comme faisant partie d’un vaste « champ pervers », tel que décrit en particulier par J.Chazaud : « Si la perversion forme un « champ » et non une unité de structure, bien des divergences théoriques actuelles perdront peut-être leur antagonisme à considérer les spécifications cliniques. »102

Précisons tout de même que la plupart des auteurs qui ont travaillé sur les perversions considèrent qu'elles forment une entité clinique, notamment distincte des névroses et des psychoses (Cf. Marty, 2006). Nous retenons néanmoins cette expression pour souligner le fait que, si une organisation psychique peut être déduite de la présence de symptômes typiques (rituels pour l'obsessionnel, hallucinations pour le psychotique, ...), du recours préférentiel à certaines défenses (refoulement, clivage, forclusion,...), de la qualité de l'intériorisation de la triangulation ou de sa non-inscription psychique, d'un mode de relation à l'autre et à ses objets internes, il existe des zones de lisière, de marnage, entre les entités cliniques. Les repérages psychopathologiques nous aident à penser, sont précieux comme grilles de lecture du mystère de certaines affections, aident à repérer, comprendre et soulager les souffrances des patients. Mais il n'en est pas un de ceux-ci qui « entre » parfaitement dans une de ces grilles, sans en « déborder » certains contours. La dépression ou la phobie par exemple traversent un certain nombre de pathologies sans les résumer. Un même patient peut (doit ?) ne pas utiliser qu'un seul mécanisme de défense. En utilisant une métaphore électorale, on pourrait dire qu'un diagnostic se fait sur un mode « majoritaire » plutôt que « proportionnel », la présence de certains signes cliniques en nombre suffisant permettant de l'établir, mais en laissant de côté un « reste » clinique. Au demeurant, c'est ce « reste » qui fait la richesse de la pratique clinique et la singularité du sujet. Ceci est encore plus vrai lorsqu'il s'agit d'adolescents. Ce n'est sans doute pas sans raison que les auteurs ayant abordé la question de la perversion à l'adolescence ont semé une multitude de notions qui laissent en suspens la question de la structure : « solution perverse » (Ladame, 1992), « potentialité perverse » (Marty, 2001b) « risque d'évolution perverse » (Marty, 2006), « perversion transitoire » (Bonnet, 2006), « aménagements pervers » (Jeammet, 2005 ; Chabert, 2007).