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4. Problématiques de délinquance à l'adolescence

4.2. Clivage et idéalisation des figures parentales

4.2.2. Dimension incestuelle

Il faut préciser qu'avant de recueillir ses fils, la mère avait eu un mari et une petite fille. Mais lorsqu'il a été question qu'elle reprenne ses aînés, elle s'est séparée de ce dernier « pour pouvoir se consacrer à [ses] fils ». On ne peut que remarquer cette incompatibilité apparente entre sa place de femme et celle de mère, et émettre l'hypothèse chez elle d'une difficulté d'élaboration de la triangulation, induisant avec ses enfants un mode de relation incestuelle (Racamier, 1995). Nous repensons à un terme, qui nous paraît très révélateur de cette dimension, qu'elle a utilisé à propos de son désir d'enfant, plusieurs années après Atmen, avec un homme « qui s'est marié pour les papiers » et qu'elle semble avoir peu investi elle-même : elle voulait se « compagniser ». Avoir un enfant, c'était « avoir de la compagnie » dans le sens où elle a voulu l'exprimer, pour pallier un manque d'investissement affectif mutuel avec son mari, mais on ne peut s'empêcher d'associer sur la polysémie de ce néologisme : « être accompagnée », évoquant sa difficulté à être seule, manquante, comme un désir d'être elle-même maternée, et :« avoir un compagnon », un objet d'amour à investir.

Dans le cas de cette femme, bien que nous n'ayons pu suffisamment évoquer sa propre histoire, on peut émettre l'hypothèse qu'il ne s'agisse pas (seulement) d'une inorganisation de l’œdipe depuis l'enfance, mais d'un avatar traumatique de la relation violente avec son mari, sur fond d'idéalisation positive de la figure de son propre père. En effet, elle n'a jamais exprimé la moindre colère vis-à-vis de ce dernier, qui pourtant l'a obligée à se marier et qu'elle n'a pas pu, ou voulu, solliciter quand la violence s'est installée dans le couple. Peut-être cette idéalisation infantile et adolescente s'est-elle trouvée renforcée par une hostilité déniée, clivée, et projetée sur le mari, ce que la réalité traumatique de la relation n'a pu que justifier à ses yeux. Il ressort en tout cas que celui-ci n'a jamais fait figure d'amant, mais plutôt de persécuteur. La relation à ses enfants, l'identification à une figure de mère, au détriment de celle d' « amante »253

, semble avoir constitué un mode de récupération narcissique anti-dépressif. En outre, particulièrement avec Atmen, ce lien semble avoir été infiltré d'incestualité, non seulement par le dénigrement radical du tiers paternel, mais sans doute également par la saturation de fantasmes fusionnels, sexuels et violents, dès sa naissance.

En effet, rappelons que la conception d'Atmen a été décrite par la mère comme un viol. En même temps, c'est le fait de se savoir enceinte, durant cette période extrêmement conflictuelle, qui lui a « donné la force de partir » dit-elle, motivée par le désir d'offrir à son fils un meilleur contexte de vie. Dans le récit maternel de ces évènements, Atmen apparaît presque comme un sauveur, et l'évocation de la période où elle a été seule avec lui, malgré la précarité dans laquelle elle l'a vécue, comme sorte de « lune de miel ». Elle parle d'une « belle histoire », repense avec nostalgie au fait qu'il « portait [son] nom, avant que le père [la] trahisse et lui donne son nom à lui. » Là encore, le contraste est saisissant à l'écoute de « l'enfer » qu'elle vit avec ce garçon, devenu adolescent, depuis qu'il est revenu chez elle. Lorsque des disputes éclatent entre eux, elle croit revoir le père dans toute sa mauvaiseté. Atmen lui dirait lui-même « je vais prendre son relais », « tu vas payer ». Mais, comme son père, « il est malin, intelligent, il sait parler pour acheter la personne », et c'est en se « faisant avoir » qu'elle lui achèterait des vêtements de marque avec ses petites allocations.

L'indifférenciation et l'ambivalence vis-à-vis de son fils, inélaborables, prennent la forme de représentations clivées, paradoxales dans leurs degrés d'idéalisation positive comme négative : « je fais tout pour le sauver, je me sacrifie pour lui, mais je peux pas pardonner le mal qu'il m'a fait ». Dans son esprit, le fils semble avoir pris la place du père : objet persécuteur et objet fétiche, comblant par un lien masochiste ses angoisses de vide. Ce n'est sans doute pas sans raison qu'en quatre entretiens, très peu a pu être dit de sa propre enfance, le récit des maltraitances subies de la

253N'exerçant dès lors pas l'effet de « censure » nécessaire à l'élaboration de la triangulation pour l'enfant (Cf.

part de son mari ou de son fils ayant pris toute la place. Comme si la plainte dramatisée et ininterrompue remplissait, au même titre que le masochisme érogène et moral, une fonction anti- mélancolique.

Le recours massif au clivage de l'objet chez Ahmed semble enraciné dans la massivité du conflit conjugal, et s'associe à un clivage du Moi induit par les attitudes parentales. L'utilisation d'alias par le père est un processus qu'Atmen semble avoir intériorisé dans sa manière de se montrer sous divers visages (enfant-tyran vis-à-vis de sa mère, enfant conforme aux supposés désirs paternels, transgressifs et violents, dans un groupe de pairs, adolescent en détresse face à des professionnels extérieurs). D'autre part, et sans doute plus profondément, les projections maternelles clivées d'un « enfant sauveur » et d'un « adolescent persécuteur », corrélées aux représentations clivées du père, semblent avoir particulièrement imprégné l'image qu'Atmen a pu se construire de lui-même, entre héros et déchet, tout-puissant et effondré.

Le lien incestuel que nous avons mis en évidence du côté des fantasmes maternels, se trouve renforcé de la part d'Atmen par cette discordance entre les parties clivées de son Moi, mêlée aux traumatismes de perte de la petite enfance. Il nous semble en effet que la relation d'objet maternel primaire fait l'objet chez Atmen d'un traitement prévalent par le mécanisme d'identification projective, qui vise d'une part à projeter fantasmatiquement à l'intérieur du corps maternel des parties « mauvaises » de soi, mais aussi à contrôler l'objet de l'intérieur, pour se prémunir de sa perte éventuelle. L'indifférenciation sujet/objet et la fixation sadomasochiste du lien qui en découlent semblent tout autant présents chez le fils que chez la mère. Cette menace d'indifférenciation est renforcée par la réactivation pubertaire des désirs fusionnels et incestueux vis-à-vis de l'objet maternel, ce qui explique l'exacerbation des attaques et de l'idéalisation négative de la part d'Atmen vis-à-vis de la figure maternelle, comme derniers recours défensifs contre une menace de passivation. En même temps, la dépendance affective et la quête d'étayage narcissique par l'objet maternel sont maintenus en l'état, ce qui entrave le cours du processus adolescent de séparation-individuation. Le lien à l'objet maternel est surinvesti, mais dans un registre sadique- anal.

On peut repérer ce recours massif à l'identification projective dans deux aspects qu'Atmen donne à voir de lui-même. Celui de l'adolescent crasseux, qui « pourrit » l'intérieur de sa mère en ne rangeant rien, en gardant des restes de nourriture dans sa chambre, en ne tirant pas la chasse d'eau des toilettes. Et celui de l'adolescent « hacker », qui passe des nuits sur internet non seulement pour jouer ou écouter de la musique, mais aussi pour tenter de s'introduire dans d'autres ordinateurs afin

des objets, cambriolage virtuel dont la signification symbolique est celle de fantasmes d'intrusion dans le corps maternel pour en récupérer ses trésors, quête compensatoire des pertes traumatiques.

Laplanche et Pontalis, dans leur définition du concept d'identification projective, avancent que « le danger est que le Moi se trouve affaibli et appauvri dans la mesure où il risque de perdre, dans l'identification projective, de « bonnes » parties de lui-même ; c'est ainsi qu'une instance comme l'Idéal du Moi pourrait alors devenir extérieure au sujet. »254

Dans le cas d'Atmen, nous allons effectivement voir que d'une part le Moi est très fragile, l'identification narcissique ayant, selon l'expression de Freud (1915b), fait tomber sur lui « l'ombre de l'objet » sur un mode mélancolique, et d'autre part que l'Idéal du Moi n'a pas pu être intériorisé, mais s'appuie sur le surinvestissement d'un objet extérieur réel : le père idole.