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L’objet-victime : symbole oedipien ou objet partiel ?

2. Le concept d'Idéal du Moi

3.2. Cas cliniques

3.2.5. L’objet-victime : symbole oedipien ou objet partiel ?

Nous avons vu à propos de l’aveu de Jérôme, comme de Jimmy, qu’il n’avait aucun mal à évoquer la vengeance comme motivation de ses agirs sexuels transgressifs, comme s’il n’y avait pas de sexuel. En fait, il paraît évident que l’érotisme sexuel a une grande part dans la dynamique sous-

190 Ibid., p.227.

191 Anzieu D.(1985), Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995.

192 Jeammet Ph., L’énigme du masochisme, in L’énigme du masochisme, ss. Dir. André J., Petite bibliothèque de

jacente au passage à l’acte. En comparant la qualité de la victime dans les cas de Jérôme et de Jimmy avec les cas de Damien et d’un autre que nous appellerons Tarek, ne pourrait-on repérer une différence qualitative nous permettant de nous prononcer sur le type et l’évolution de l’organisation psychique des auteurs ? S’est-il agi d’un passage à l’acte ou d’une forme d’acting-out ? D’un procédé auto-calmant193

ou d’une adresse à l’Autre ? La victime n’était-elle que l’objet fétichisé d’un narcissisme exclusif, ou pouvait-elle s’inscrire dans un scénario fantasmatique plus élaboré ?

En tant que victime, la petite sœur de Jérôme apparaît comme un symbole plus qu’une personne : c’est en tant que « fruit » (sic) de sa mère et de son beau-père qu’il s’en est « pris » à elle. En tant que sœur, même s’il était quelquefois agacé par les faveurs parentales qu’elle obtenait, il dit éprouver pour elle de l’affection et a peur qu’elle reste « choquée » par ce qui s’est passé entre eux ; une rare fois où il a pleuré, c’est lorsqu’il a pu la rencontrer après quelques mois sans nouvelles, lors d’une audience devant la juge au cours de laquelle elle a dit qu’elle souhaiterait le revoir.

L’ « objet-sœur » apparaît clivé, entre une sœur reconnue dans sa subjectivité et investie sur le registre tendre, et une sœur objet-partiel d’une violence archaïque suscitée par l’angoisse de perte d’amour de l’objet, ou par ce que Freud a décrit comme une déchéance insupportable : « Ainsi plus d’un enfant qui se considère comme trônant en sécurité dans l’amour inébranlable de ses parents a été d’un seul coup déchu de tous les cieux de sa toute-puissance présomptueuse. »194 De ce fait, « le jeune enfant n’aime pas nécessairement ses frères et sœurs, et généralement il ne les aime pas du tout. Il est incontestable qu’il voit en eux des concurrents, et l’on sait que cette attitude se maintient sans interruption pendant de longues années, jusqu’à la puberté et même au-delà. »195

Nous sommes tenté de penser que Jérôme n’a pu transgresser sexuellement qu’à la faveur de ce clivage et en investissant une motion sadique primaire. Mais ces mécanismes n’ont pas totalement mis en échec le fonctionnement du surmoi permettant la reconnaissance de l’autre comme sujet. La prévalence d’un fonctionnement narcissique chez Jérôme ne confine pas à ce que Balier décrit comme le « narcissisme à l’état pur »196

de la perversité, mais laisse une ouverture à une relation d’objet différencié même si c’est sur le mode de la perversion.

193 Notion empruntée à M. Fain, C.Smajda et G. Swec par A. Ciavaldini pour souligner l’effet calmant de l’activation

perceptive ou sensorielle par l’acte, mécanisme défensif purement économique, tout comme l’est la répression des affects (Ciavaldini A., Psychopathologie des agresseurs sexuels, Paris, Éd. Masson, 1999, p.152).

194 Freud S. (1919), Un enfant est battu, in Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, 1997, p.227. 195 Freud S.(1915-1917), Leçons d’introduction à la psychanalyse, trad.fr. O.C.F., XIV, p.210.

On peut voir chez Jérôme, et le déduire probablement chez Jimmy, que la sœur a représenté la condensation d’objets sinon oedipiens, du moins préœdipiens (entendu dans l’acception lacanienne supposant une préfiguration de la triangulation œdipienne et non un temps antérieur à l’œdipe et caractérisé par la relation duelle mère/enfant). La demi-sœur incarnerait à la fois l’objet incestueux -à peine déplacé de la mère à la fille du fait de l’importance de la fixation que nous avons déjà repérée chez Jérôme- tout autant que le rival.

Si l’on ne peut toutefois pas parler d’une organisation psychique structurée par l’œdipe, c’est justement parce que cette catégorie du rival est peu « décondensée » ou secondarisée. En effet, il semble que la violence à l’égard de l’objet-rival ou de l’intrus est la réédition dans le temps pubertaire d’un « temps primaire de la relation où, avant que le père ne soit constitué en tant qu’objet œdipien, le désir fondamental serait de supprimer tout corps étranger faisant obstacle à l’union narcissique avec la mère »197

. Le rival, référé à un manque psychiquement inélaboré car dénié, est donc confusément à la fois le beau-père et la demi-sœur. La position perverse se repère par ce déni du tiers et cette intrication massive de l’agressivité et du sexuel, ne permettant pas de dépasser ou sublimer l’alternative entre investissement d’objet sadique et masochiste. Toutefois, à la différence de ce qu’on constate dans les cas de perversité tels que décrits par Balier, où « il n’y a pas d’autre existant » 198 et où le sexuel est mis au service de la violence, l’objet n’a pas été totalement désubjectivé et une certaine limite à l’assouvissement pulsionnel a tenu, puisque Jérôme s’est arrêté à des tentatives de pénétration lorsque sa sœur s’est plainte de ce qu’il lui faisait.

Pour lui comme pour Jimmy, les actes semblent avoir eu une résonnance fantasmatique symbolique, dans ce choix d’objet condensant l’incestueux, le parricide, mais aussi une forme d’appel inconscient à la punition et donc à la Loi, ce que la reconnaissance des actes et la participation à la prise en charge éducative et psychothérapeutique semblent confirmer. Il faudrait peut-être également s’interroger sur la convergence fantasmatique entre ces adolescents et leurs victimes, très régulièrement elles-mêmes en plein âge œdipien, ce qui pourrait peut-être ajouter aux circonstances particulières ayant favorisé l’acte, et permettant de comprendre qu’il y ait peu souvent recours à une contrainte violente.

En ce qui concerne Damien, l’enjeu paraît avoir été moins symbolique et objectal que franchement narcissique. Le « choix » de garçons plus jeunes ne paraît pas avoir résonné avec une fantasmatique, même préoedipienne, mais plutôt comme la domination d’objets partiels « à portée

197 Houssier F., Relation fraternelle et élaboration de la violence à l’adolescence, in Transactions narcissiques à

l’adolescence, Marty F. et al., Dunod, Paris, 2002., p.143.

de main » sur qui une emprise violente était possible, violence dont le type d’acte sexuel lui-même traduit la prégnance199

. On a l’impression que ce sont avant tout la massivité de ses angoisses et l’urgence de sauvegarde du Moi qui l’ont poussé à agir. On est plus proche de la sensorialité, des procédés autocalmants200

, et d’un enjeu purement narcissique (« moi ou l’autre »), que de l’imaginaire oedipien et d’un acting-out symbolique. Le caractère homosexuel des agressions semble souligner cette logique narcissique, dans un mouvement d’inversion de sa position masochiste habituelle, comme si sa victime représentait à la fois un double de lui-même et l’objet d’un triomphe de sa toute-puissance phallique.

Le cas de Tarek offre une illustration plus nette de l’indistinction sexuelle et générationnelle de la victime, en regard de la dimension purement narcissique en jeu dans ses passages à l’acte. Au demeurant, son cas illustre également une modalité d’identification à l’agresseur comme conséquence d’une maltraitance dans l’enfance de la part de son père, qu’on pourrait relier à la thématique du vœu infanticide évoqué dans les cas précédents.

L’enfance de Tarek en Algérie est en effet marquée par la violence sadique de son père. Celui-ci l’aurait non seulement frappé, sans qu’on sache bien si ces coups étaient des punitions ou même des éruptions de colère sans motif réel, mais aussi brûlé avec des cigarettes ou des couteaux chauffés, ce dont Tarek nous a montré les cicatrices. Il nous a même raconté que son père l’a parfois arrosé d’eau avant de plonger un fil électrique dans la flaque pour l’électrocuter, rappelant un mode de torture courant pendant la guerre d’Algérie.

Sa mère, elle aussi battue et enfermée au domicile, s’est un jour enfuie avec ses enfants pour venir en France. Elle a rapidement obtenu des papiers pour eux mais n’a pas trouvé d’emploi ni de logement pendant longtemps, ce qui a obligé la famille à se déplacer tous les 6 mois d’un foyer social d’urgence à un autre.

Aîné et seul garçon de la fratrie, Tarek semble avoir été mis dans une position très privilégiée par sa mère. Elle ne lui imposait aucun interdit et lui offrait plus de cadeaux qu’à ses sœurs.

Une mesure d’investigation a été ordonnée par le juge des enfants à la suite d’une première agression sexuelle, une tentative de sodomie d’un garçon de 10 ans, lui aussi placé dans ce foyer d’urgence. L’instruction a eu du mal à déterminer s’il y avait eu pénétration et s’il y avait eu « contrainte, menace ou surprise », ce qui aurait permis de qualifier l’acte de viol. Certains

199 Car si d’un point de vue légal, sodomie et fellation forcée sont assimilables on peut, au niveau de la réalité du

témoignages ont même insinué que le jeune garçon avait lui-même voulu ce rapport sexuel. Tarek n’a pas été condamné mais a eu une mesure éducative.

Tarek s’est toujours présenté aux rendez-vous éducatifs ou psychologiques, n’a montré aucune agressivité ou rébellion, mais a donné à tous les intervenants le sentiment de ne pas être vraiment entré en relation. Il faut dire que la pratique du français lui était difficile mais plus profondément, peu de choses semblaient l’affecter. Il n’a pas été possible de coter les tests projectifs car Tarek ne voyait rien, ne pensait à rien et avait même du mal à décrire l’image. Sa pensée semblait comme paralysée, verrouillée, soumise à une intense répression psychique des affects201

. En entretien, malgré une apparente complaisance à venir, il ne se passait presque rien, sauf le jour où il a pleuré au moment d’évoquer la maltraitance de son père. Pour expliquer son acte, il a dit que le garçon lui avait demandé de faire ça et qu’il pensait que c’était un jeu parce qu’il avait vu des scènes de coït homosexuel dans des jardins en Algérie. Il était difficile de savoir la part de naïveté et de mensonge de cette déclaration. On pense qu’il n’était pas dans une démarche d’aveu mais de minimisation proche de la dénégation.

Au cours du suivi éducatif, il a été accusé par une femme d’une quarantaine d’années, dans un autre foyer, d’être entré dans sa chambre pendant sa sieste et de l’avoir caressée. Tarek a nié ce point, disant qu’il venait chercher un DVD.

Les six à huit mois de suivi par notre service se sont déroulés entre sentiment qu’aucune accroche affective ne pouvait se faire entre Tarek et l’un des adultes intervenant dans sa situation, et inquiétude face aux soupçons, rarement prouvés, de tentatives d’attouchements mais aussi de vols, semble-t-il fréquents, dans chaque foyer où il a résidé. Sa mère a toujours fait preuve de véhémence face à quiconque portait une accusation à l’encontre de son fils.

Un jour, la famille est partie en province brusquement, sans donner d’adresse. Après-coup, il a été établi que la famille a vécu à nouveau avec le père, venu lui aussi s’installer en France. Deux mois plus tard, Tarek a été arrêté et accusé de viol et d’extorsion d’argent par menace sur deux prostituées.

Chez Tarek semblent s’être cumulés plusieurs facteurs de fortes perturbations psychiques ayant favorisé une organisation psychique proche de la psychopathie, ou du moins assimilable à la perversité proprement dite.

201 Ce que certains chercheurs ont repéré chez les agresseurs sexuels adultes en milieu carcéral : « Afin de se protéger,

ils utilisent la répression de manière massive comme mode défensif majeur. […] La capacité de régression pauvre, l’impossibilité de s’appuyer sur le cadre institutionnel, la répression des affects de colère en tant qu’affects identitaires donnent parfois à ces sujets un aspect de passivité totale alors que l’on a affaire à une intense répression psychique. » (Ciavaldini A., Psychopathologie des agresseurs sexuels, Paris, Éd. Masson, 1999, p.168).

Aux maltraitances physiques sadiques du père dans l’enfance se sont adjoints une relation ambigüe avec sa mère, ainsi qu’un contexte de vie anxiogène marqué par la précarité et l’insécurité.

A la différence des cas précédents, organisés principalement sur un mode masochiste plus ou moins mentalisé, Tarek semble s’être structuré, probablement dès avant l’adolescence, en s’identifiant à l’agresseur dans une position active, et en « verrouillant » son narcissisme afin de ne pas sombrer dans la psychose ou la dépression toutes proches. Rien n’oblige à penser que le caractère sexuel des ses agressions est la répétition d’un traumatisme sexuel subi : « le comportement sexuel pervers peut être mis en relation avec des traumatismes subis qui ne se place pas directement dans la ligne sexuelle. »202

On constate que ses victimes ont été indifféremment de sexe masculin ou féminin, et d’âges variés, allant du jeune garçon à la femme adulte, ce qui tend à faire penser que ce n’étaient pas leurs qualités intrinsèques mais leurs qualités d’objets manipulables ou maîtrisables par la force qui en ont fait la cible de la perversité sexuelle de Tarek.

On ne peut pas se prononcer à partir d’un si faible échantillon clinique à propos de la pertinence du critère concernant la qualité de la victime vis-à-vis de l’agresseur sexuel qui permettrait d’évaluer l’orientation structurale et l’évolutivité psychique de l’auteur. Toutefois, il nous semble que ce critère est révélateur de la quantité d’investissement narcissique de l’auteur et de la possibilité d’accès à une reconnaissance de la subjectivité de l’objet, reconnu comme objet total et différencié.

3.3. La perversion : une étape possible dans la voie de la relation d’objet