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Portrait de l’artiste en jeune homme

I - Les vertes années : 1885-1895

1. Maurras dans le giron du symbolisme verlainien : 1885-1891

1.2 Portrait de l’artiste en jeune homme

Il connaît des difficultés financières alors qu’il n’est que très modestement rétribué, à hauteur de cinquante francs par mois, et se plaint à l’abbé Penon des indélicatesses du nouveau directeur de la revue, l’abbé Joseph Guieu, quant aux questions d’argent : « Comme tout débutant, j’en ai vu de grises en arrivant à Paris. Mais de grossièretés aussi colossales, jamais. » 217

1.2 Portrait de l’artiste en jeune homme

Mais à quoi ressemble le jeune Charles à dix-huit ans ? Il porte déjà une moustache et une petite barbe en collier, arbore une grande mèche relevée en arrière, sa tête, légèrement triangulaire et disproportionnée du reste du corps, mince et trapu, affiche un nez dont la proéminence lui semble excessive. De ses yeux, sombres, profonds, pénétrants, se dégage une ardeur extraordinaire. Modestement vêtu, il a le négligé de l’étudiant qui s’accommode de son existence studieuse et austère. Pourtant il est alors « affamé de libertés bohémiennes » 218, en contraste avec son austérité apparente.

C’est ainsi que, parallèlement à sa collaboration avec des revues conservatrices, il aurait vécu, dans la filiation verlainienne, la bohème anarchiste des milieux de la poésie décadente et fréquenté les milieux mallarméens de la poésie symboliste219, errance de jeunesse dont l’hagiographie tentera d’effacer les plus infimes traces, notamment au sein de son œuvre poétique. La bohème apparaissant comme le signe d’inscription sociale des jeunes bacheliers de province du dix-neuvième siècle, montés à Paris dans l’espoir, celui des

Illusions perdues, de réussir en littérature. Maurras s’inscrit sociologiquement, de par sa

condition sociale, ses prétentions littéraires naissantes, orientées vers la poésie, et la génération même à laquelle il appartient, dans l’archétype du jeune bohème, anarchiste et décadentiste des années 1890, tenté par l’esthétique du courant symboliste.

Ce mouvement, qui lui est tout à fait contemporain, est le fait d’une nouvelle génération de poètes nés autour de 1860 et qui entrent sur scène vers 1885, année même de son arrivée à Paris. Ils se regroupent autour du nom de «symbolisme», courant qu’ils définissent dans un certain nombre d’écrits théoriques et critiques, entre 1985 et 1891, année de l’éclatement du groupe, dans de nombreuses revues, souvent influentes, telles que Lutèce, la Revue Blanche, La

216 Stéphane Giocanti, Maurras, le chaos et l’ordre, op. cit. p. 58. 217 Ibid. p. 195.

218

Audier, cité par Victor Nguyen, op.cit. p. 228.

120 Plume, avec laquelle Maurras collaborera au début des années 90, ou encore Essais d’Art libre, Mercure de France, Décadent, Le Symboliste, Revue wagnérienne, etc. Les manifestes du

nouveau mouvement littéraire apparaissent dès 1886 avec le Manifeste du symbolisme que Jean Moréas, son maître futur, publie en septembre dans Le Figaro et le Traité du Verbe de René Ghil, précédé d’un Avant-dire de Stéphane Mallarmé où le poète expose sa théorie de l’instrumentation verbale qui reprend et amplifie les correspondances de Rimbaud dans les

Voyelles. Autour de la revue Le Symboliste, fondée en octobre 1886 et dirigée par Gustave Kahn,

se forme le noyau dur de cette nouvelle école littéraire : Jean Moréas (rédacteur en chef), Paul Adam (secrétaire), Charles Henry, Fénéon, Jules Laforgue, Maurice Barrès, Édouard Dujardin, Joris-Karl Huysmans, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Théodore de Wyzewa.

Charles Maurras partage alors leurs aspirations, déplore que Zola compromette la grandeur de son œuvre en faisant candidature à l’Académie, fait le choix de la poésie comme forme littéraire privilégiée et celui de Paul Verlaine contre Mallarmé220. Il rôde ainsi dans le Quartier Latin et fréquente les cafés en quête de ces bribes de commentaires littéraires qui abondent en ces lieux surprenants, qui tiennent autant du café du commerce que du cénacle littéraire, et où tout se mêle et s’invective, chacun tenant pour son clan, avec une fougueuse violence de conviction :

« A la vérité, toutes les écoles y étaient représentées. Des Parnassiens attardés y voisinaient avec des survivants de l’âge romantique, des débris du naturalisme et des émigrés de l’ancien Chat-Noir. Même, ces lieux où, précédemment, s’étaient réunis les Hirsutes et les

Hydropathes, n’en avaient pas complètement perdu le souvenir. On y lisait des vers mais on y

disait aussi des monologues, et l’on y chantait, aux accords d’un piano usé parce qu’il avait trop amusé, des refrains de café-concert, souvent repris par l’assemblée entière. Des rapins, mêlés aux poètes, y faisaient prévaloir la note bohème. On y affectait la truculence, par mépris des conventions bourgeoises et des préjugés. Il était de mode d’y blaguer les pontifes du jour, Déroulède, Sarcey et Mr le sénateur Bérenger qui s’était érigé le gardien des bonnes mœurs : l’Anarchie et le Symbolisme s’y donnaient la main. On y acclamait, à la fois, Verlaine et la citoyenne Louise Michel. » 221.

Le jeune homme traîne, tenté par cette vie de bohème, spectateur attentif et désabusé qui écoute sans entendre et observe en silence : « Journalistes, poètes, gens de théâtre font un

220 Bruno Goyet, Charles Maurras, op. cit. p. 154. 221

Ernest Raynaud, Les débuts littéraires de Charles Maurras, Revue : La Muse Française, juin1927 p : 403- 404.

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monde où l’on vit entre soi : mais c’est un enfer. »,222

l’âme enfoncée dans ce qu’il définira, par la suite, comme un délire romantique, issu de la révolte adolescente contre l’institution religieuse où il s’ennuyait et qui passait déjà par le choix d’une révolte poétique. Cependant, ce choix de vie que représente la bohème littéraire, le place en contradiction avec la foi et, selon toute logique, avec ses collaborateurs des publications catholiques. Ses positions esthétisantes ainsi que la forme littéraire qu’il cultive, la poésie postsymboliste d’obédience verlainienne, le mettent rapidement en porte-à-faux avec les revues où il écrit. Défendant Verlaine contre les positions du journal catholique où il travaille, refusant de critiquer la

Sapho de Daudet pour Le Monde, il ne peut espérer d’avenir en tant que critique littéraire au

sein des organes conservateurs223.

Loin d’être encore reconnu pour sa plume incisive, Charles Maurras nourrit dès lors un violent dédain pour les milieux d’affaires qui possèdent la grande presse nationale, journaux d’affairistes corrompus que décrit Maupassant dans Bel ami, et dont il est exclu. Le dix-neuvième siècle opère une transformation fondamentale dans la libéralisation de l’œuvre d’art, sur deux plans contigus dans le domaine littéraire : l’empire de la presse et l’empire de l’édition du livre, transformation qui a pour effet mécanique de mettre fin aux anciennes institutions littéraires concernant la position et le statut même de l’écrivain (pensions royales, protections aristocratiques, poète-aristocrate indépendant). L’écrivain est mis en «situation de marché», laquelle instaure un nouveau rapport entre l’écriture et l’argent, rapport où l’écrivain se trouve confronté à la problématique de la rentabilisation de son travail d’artiste, ainsi qu’entre l’écrivain et son public.

Or le monde de l’argent n’a que faire de poésie, de haute littérature. Il préfère le roman-feuilleton, sentimental ou psychologique, nouveau format littéraire à la mode et qui sera celui de son compagnon fidèle d’Action française, Léon Daudet, fils d’Alphonse, plus accessible au « grand public » et plus rentable224 : « Franchement, je préférerais pour une dizaine d’années une vie médiocre, une situation des plus moyennes avec du loisir pour fignoler des pages chères, à des rapides succès acquis à bas style et en flagornant les illettrés. ».225 Dans ce Paris de la Révolution Industrielle et de la spéculation boursière, l’élite des grands bourgeois n’offre plus de salons aux jeunes lettrés en mal d’avenir littéraire : « Si l’on ne cesse pas d’honorer en particulier quelques personnes, la profession de journaliste est

222 Charles Maurras, L’Avenir de l’Intelligence, l’âge de fer, réédition L’Age d’Homme, Lausanne, 2002, p. 97. 223

Bruno Goyet, Charles Maurras, op. cit. p. 155.

224 Rémy Ponton, Naissance du roman psychologique. Capital culturel et social et stratégies littéraires à la fin du XIXème siècle, Revue Actes de la recherche en science sociale, juillet 1975, p. 66-81.

225

Lettre à Monseigneur Pennon, du 21 juillet 1889, citée par Victor Nguyen, Aux origines de l’Action Française, Intelligence et Politique à l’aube du XXème siècle, op. cit.

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disqualifiée. […] Les hautes classes, de beaucoup moins fermées qu’elles ne l’étaient autrefois, beaucoup moins difficiles à tous égards, ouvertes notamment à l’aventurier et à l’enrichi, se montrent froides envers la supériorité de l’esprit. Tout échappe à une influence dont la sincérité et le sérieux font le sujet d’un doute diffamateur. ». 226

De ces années difficiles, Maurras tirera en partie l’anticapitalisme animant sa doctrine politique et littéraire, et qui se fait particulièrement jour dans l’Avenir de l’intelligence. D’aucuns y voient également certaines origines de son antisémitisme, peut-être dues aux humiliations subies auprès des grands journaux nationaux, organes cosmopolites et républicains, « possédés par les juifs ». Cependant, dés son arrivée à Paris, il apparaît frappé par la noirceur des murs comme autant de souvenirs de la Commune et s’étonne du grand nombre d’enseignes portant des noms juifs étrangers227

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