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Un Jeune homme à Paris

I - Les vertes années : 1885-1895

1. Maurras dans le giron du symbolisme verlainien : 1885-1891

1.1 Un Jeune homme à Paris

1.1 Un Jeune homme à Paris

Charles Marie Photius Maurras naît à Martigues, petit port de l’étang de Berre, le 20 avril 1868, dans une famille de fonctionnaires provençaux. Il passera son enfance en Provence, tout d’abord à Martigues, où son père est percepteur, puis à Aix-en-Provence, où il fait ses études au collège diocésain, sur la décision de sa mère, fortement religieuse. Son père

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meurt au mois de Janvier 74, probablement emporté par une pneumonie, alors que Maurras n’a que six ans. Un second malheur s’abat quelques années plus tard sur l’enfant chétif et boiteux : il devient sourd, à l’âge de quatorze ans. Cette surdité, certainement due à une coqueluche contactée durant son enfance, ira s’accentuant jusqu'à ses vingt ans, avant qu’il ne devienne totalement sourd. Après avoir été reçu à son second Bac en novembre 85 avec une mention bien, il s’installe à Paris avec sa mère et son frère.

Un jeune homme de dix-sept ans, sourd et boiteux, perdu dans ce Paris turbulent de 1885, Lucien de Rubempré sans maîtresse, Rastignac sans noblesse, c’est ainsi que se dessine la figure floue de ce jeune Maurras à peine sorti de l’adolescence et déjà accablé par le devoir de réussir. Ses résultats prometteurs au baccalauréat (il a été reçu premier en philosophie et en sciences) sont la preuve que sa surdité peut être surmontée et le choix de la capitale apparaît à madame Maurras comme la possibilité d’une vie meilleure : là bas l’on pourrait trouver de nouveaux médecins pour Charles et un bon lycée pour Joseph. C’est également dans la capitale qu’une carrière de journaliste peut s’entreprendre le plus facilement211

. Car Charles a fort bien compris que les portes de la Fonction Publique lui sont fermées : il ne peut accéder, du fait de son infirmité, qu’à un poste très subalterne, fort éloigné du prestige que lui confère le diplôme si chèrement acquis. Il s’inscrit malgré tout en Histoire à la Sorbonne, mais se décourage très vite du fait de sa surdité. Brillamment reçu au bac, il ne peut suivre les cours où il brûlerait de se rendre, cours magistraux dispensés depuis une chaire inaccessible et tombant dans les oreilles d’un amphithéâtre de preneurs de notes.

La famille Maurras n’ayant que peu de revenus, tirés de la location de la maison paternelle de Roquevaire et de la vente de biens fonciers qui entourent la propriété de Martigues, la Maison du Chemin de Paradis, les soucis d’argent se conjuguent rapidement à l’absence du père, ainsi qu’on peut l’imaginer au sein d’une famille catholique de la fin du dix-neuvième siècle. A dix-sept ans, Maurras est chef de famille. Il faut que son jeune frère cadet Joseph puisse poursuivre des études et que les siens puissent vivoter dans cet appartement sombre que Mme Maurras a retenu, d’abord rue des Fossés-Saint-Jacques, puis rue Cujas. C’est ainsi que Charles doit, pour vivre, écrire des chroniques dans diverses revues catholiques où il est introduit par son professeur, maître et ami de la famille, l’abbé Penon, qui espère que le jeune homme retrouvera rapidement le chemin de la foi grâce à cette ascèse parisienne : « Il ne faut pas que Charles reste seul en Provence, il y a trop d’amis, il y perdra

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son temps. A supposer qu’il se sente trop seul à Paris, la solitude parisienne sera pour lui un secours et un aiguillon. »212.

Mais cette solitude parisienne l’accable, de même que son travail de chroniqueur dans les revues catholiques où il est spécialisé dans la critique philosophique, qu’il traite parfois avec un dilettantisme hautain que lui reproche son protecteur. Il se réfugie alors dans « la consolation divine du vers ». Bien qu’il collabore durant de nombreuses années avec diverses revues conservatrices et catholiques, Charles Maurras s’est détourné de la religion depuis son adolescence en Provence. Le rejet du catholicisme apparaît comme la finalité d’un long processus de doutes métaphysiques qui aurait commencé durant les années de collège, plus ou moins simultanément avec les premières manifestations de sa surdité213. Cette révolte est probablement liée au décès précoce de son père et d’un jeune frère aîné, Romain Maurras, mort l’année de sa naissance et à peine âgé de deux ans. Ainsi Charles Maurras, dans un mouvement opposé à celui de sa mère, ne croit pas en Dieu. Il est aussi fier que révolté, cherche à s’émanciper de l’influence de ses premiers maîtres du collège diocésain d’Aix et ambitionne secrètement une carrière littéraire, dans le giron verlainien de la poésie symboliste, parnassienne et décadentiste.

Cependant ses premières pages, sur lesquelles nous pouvons nous pencher, s’éloignent fort de la poésie. Il s’agit tout d’abord de deux notes de lecture sur des cours de philosophie, publiées l’une en février et l’autre en avril 1886, dans les Annales de philosophie chrétienne, revue savante dirigée par Monseigneur Hulst, recteur de l’Institut catholique de Paris et fondateur de la Société Saint-Thomas d’Aquin, dont l’ambition consistait en une synthèse combinant la théologie du Docteur Angélique et la philosophie chrétienne héritée de la palingénésie sociale du socialiste évangéliste Lamennais. Ainsi, dès ses premières collaborations littéraires, le jeune homme paraît préoccupé des questions sociales qui animeront sa future doctrine, souci certainement lié aux difficultés financières qu’il connaît lui-même depuis la petite enfance.

L’auteur s’applique à décrire les avantages des deux méthodes données par les pédagogues pour cerner la philosophie du nouveau programme du baccalauréat : clarté de la structure, des énoncés, voire de la mise en page, il observe le premier essai de pédagogie philosophique à la loupe. Il le critique avec un sérieux et une hauteur de vue qui ne peuvent évoquer, pour le lecteur, un rédacteur qui n’a pas encore dix-huit ans. Un instant, la critique

212 Propos de l’Abbé Penon à madame Maurras cités par Joseph Roger, Charles Maurras tel qu’il fut, Ed Les Cahiers Charles Maurras, 1964, p. 55.

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Michael Sutton, Nationalism, Positivism and Catholicism, The politics of Charles Maurras and the french catholics, 1890-1914. op. cit.

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s’arrête pour ouvrir une digression. Il s’agit de réfuter ce que Maurras considère comme des approximations dans le domaine de la sensibilité ; pour lui, il ne peut y avoir qu’un ressort, essentiel à la vie, le désir : « Ses racines plongent plus avant dans l’intimité de notre nature. Il est le symptôme, l’indice, le caractère et la condition de la vie à tous les degrés de son échelle. ». Ainsi, dès ce premier texte, l’on peut voir poindre une conception naturaliste de l’être et du désir, élément constitutif de sa pensée et de son œuvre littéraire. Cette ligne de pensée, que nous verrons particulièrement récurrente dans sa poésie, s’oppose certes au rationalisme ambiant de cette fin de dix-neuvième siècle, hérité des Critiques d’Emmanuel Kant. Mais elle le situe également en porte- à- faux avec l’anthropologie chrétienne des revues où il collabore.

Il n’est pas de notre propos de nous attarder à présent sur cette conception anthropologique, sur laquelle nous reviendrons largement dans l’analyse de sa pensée et de son œuvre. C’est pour relever le ton, employé par un jeune homme envers un professeur de philosophie, que nous donnons ce court extrait. Charles Maurras ne peut se contenter de décrire, il analyse, et, s’il analyse, il ne peut contenir ses propres idées. La même tendance est tout aussi notable dans l’autre lecture. Il félicite chaudement le professeur Elie Rabier, philosophe protestant curieux de la lecture d’Aristote par Saint-Thomas, pour son manuel de philosophie, lequel a reçu le prix de l’Académie. Mais il ne peut se contenir, lorsqu’il s’agit de l’article « esthétique » de donner son propre sentiment : « Monsieur Rabier essaie une vérification de ce système en énumérant les diverses formes du sentiment esthétique. Détail curieux et qui plairait fort à nos jeunes poètes, il trouve quelque caractère esthétique aux sensations d’odeur. Mais rien de tout cela ne dit la place que Monsieur Rabier réserve au beau dans la métaphysique ; impossible dès lors de porter un jugement sur l’ensemble de sa thèse, quelque énorme qu’elle puisse paraître. ».

Or le Beau, pour Charles Maurras, apparaît déjà comme la perception la plus constitutive de l’homme, s’élevant, selon la vision qu’il chérit d’Aristote, de l’animalité par le langage. Le jeune rédacteur apparaît ainsi, dès ses premiers articles, fortement marqué par des concepts qui formeront sa politique ultérieure. Si l’on ne peut qu’admirer son aisance à manier les abstractions, pour ne pas dire son fier culot, il demeure encore difficile de le percevoir entièrement au travers de ces premières pages. Il semble cependant extrêmement détaché et distant dans la critique. Quant aux ressorts de l’écriture journalistique, à la fois pédagogique et analytique, ils paraissent déjà sans secret.

L’année suivante, le père d’un ami de collège, l’économiste Claudio Jannet, le fait entrer à La réforme sociale. La revue de Frédéric Le Play, créée en 1880, souffre alors de la

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disparition de son fondateur en 1882. D’un conservatisme réactionnaire et contre-révolutionnaire, en lutte contre l’abolition des corporations de 1791, le « philosophe de la famille » prône une restructuration sociale par la réaction contre l’individualisme et la revalorisation des autorités sociales dans l’esprit des encycliques papales. Celui qui montrait sa propre enfance comme « à l’abri des opinions délétères qui, depuis 1789, étaient propagées dans la majeure partie de la France » désirait non seulement un retour à l’ordre mais l’abandon du libéralisme dans lequel il voyait la source des inégalités sociales. Charles Maurras, recommandé par ses relations ecclésiastiques et la vivacité conceptuelle qui est apparue lors de ses écrits dans Les Annales de la philosophie religieuse, a certainement été influencé par l’esprit de la revue et sa propension, héritée de Le Play, à l’enquête directe, de nature sociologique.

Certains des articles qu’il y publie alors, tels que Olivier de Serres et son théâtre de

l’agriculture, Le travail en France ou Les nouveaux théoriciens de l’éducation et l’école de la paix sociale, semblent montrer qu’il est déjà tourné vers un conservatisme autoritaire qui, sans

s’apparenter encore au monarchisme de raison qu’il revendiquera quelque dix années plus tard, apparaît déjà comme extrêmement proche des théories contre-révolutionnaires de Bonald et de Joseph De Maistre. De même, l’article Le nihilisme russe et la philosophie allemande, paru la même année, le montre, malgré une certaine attraction pour la pensée de Schopenhauer, inquiet des influences que pourrait avoir le nihilisme sur la philosophie chrétienne. Ainsi certaines de ses idées, encore en gestation, et qui formeront les bases de sa future pensée politique, sont déjà présentes dans sa première critique journalistique, avant l’adhésion au Félibrige et à l’école romane : nous y trouvons un anti-républicanisme proche de celui de la droite traditionaliste et une germanophobie constitutive, liée à l’humiliante défaite de soixante-dix, tout deux certainement issus de l’héritage des traditions familiales maternelles.

Comme tout ce prolétariat de jeunes bacheliers de la fin du dix-neuvième siècle, que Barrès décrira dans Les Déracinés214, Charles Maurras vit du journalisme et court la ligne, dans les bureaux des rédactions de petites revues sans prestige, généralement catholiques. Ses tentatives pour obtenir un feuilleton littéraire dans des publications plus larges que les feuilles catholiques qui l’emploient avortent215. Alors qu’il collabore depuis l’automne 86 au feuilleton bibliographique de l’Instruction publique, revue de l’Enseignement supérieur

214 Le personnage de Rœmerspracher apparaît, en de nombreux points, inspiré de Maurras ; de même l’on peut déceler un jeu de mot en allemand, rȍmerspracher signifiant « celui qui parle romain ». La graphie œ au lieu de ȍ en allemand est certainement due à une déformation de l’Alsacien.

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d’inspiration conservatrice et libérale, le projet d’une introduction à Jules Lemaître échoue216

. Il connaît des difficultés financières alors qu’il n’est que très modestement rétribué, à hauteur de cinquante francs par mois, et se plaint à l’abbé Penon des indélicatesses du nouveau directeur de la revue, l’abbé Joseph Guieu, quant aux questions d’argent : « Comme tout débutant, j’en ai vu de grises en arrivant à Paris. Mais de grossièretés aussi colossales, jamais. » 217